Reproduction et lutte féministe dans la nouvelle division internationale du travail

Silvia Federici propose ici de réorienter l’agenda féministe dans les pays du Nord. En pointant les limites d’une approche exclusivement fondée sur les droits des femmes ou la prévention des violences sexistes, elle invite à remettre au centre de l’attention les effets de la nouvelle division internationale du travail. Loin de se résumer à une relocalisation des industries au Sud, cette nouvelle division du travail impose aux femmes des pays du Sud de réaliser une partie croissante du travail reproductif nécessaire des pays du Nord. En pointant cette hiérarchie mondiale, Federici souligne combien le mouvement féministe contemporain ne pourra faire l’impasse sur les nouvelles divisions parmi les femmes s’il entend rester un mouvement émancipateur.

Introduction

« Partant du constat que le patriarcat et l’accumulation à l’échelle mondiale constituent le cadre idéologique à l’intérieur duquel la réalité actuelle des femmes est inscrite, le mouvement féministe dans le monde ne peut faire autrement que défier ce cadre, en même temps que la division sexuelle et internationale du travail qui lui est liée. »

– Mies, 1986. Patriarcat et accumulation à l’échelle mondiale

« …le développement capitaliste a toujours été non durable à cause de son impact humain. Pour comprendre ce point, il nous suffit d’adopter le point de vue de ceux qui ont été et continuent d’être tués par lui. Le corollaire du capitalisme à sa naissance était le sacrifice d’une grande partie de l’humanité -extermination de masse, la production de faim et misère, esclavage, violence et terreur. Sa poursuite implique les mêmes corollaires. »

– M. Dalla Costa, 1995, Capitalisme et reproduction

On admet généralement que dans les deux dernières décennies le mouvement de libération des femmes a acquis une dimension internationale, étant donné la formation de groupes et mouvements féministes dans toutes les parties du monde et le développement mondial de réseaux et initiatives féministes, dans le sillage des conférences mondiales sur les femmes organisées sous l’égide des Nations Unies. Il semble ainsi y avoir aujourd’hui une plus large compréhension des problèmes rencontrés par les femmes dans les différents pays qu’à aucune autre époque dans le passé. Cependant, si nous examinons les perspectives qui inspirent les politiques féministes aux États-Unis et en Europe, nous devons conclure que la plupart des féministes n’ont pas encore pris en compte les changements produits par la nouvelle économie globale1 sur les conditions des femmes, ou n’en ont pas encore reconnu les implications pour les organisations féministes. Beaucoup de féministes oublient en particulier de mentionner que la restructuration de l’économie mondiale est responsable non seulement de la propagation globale de la pauvreté, mais aussi de l’émergence d’un nouvel ordre colonial qui accentue les divisions entre femmes, et que c’est ce nouveau colonialisme qui doit être une cible principale des luttes féministes si ce que l’on recherche est véritablement la libération des femmes. Présentement, et même si la plupart des féministes aux États-Unis et en Europe se sentent concernées par les enjeux globaux, une telle prise de conscience fait défaut. C’est pourquoi même ceux qui ont une attitude critique face à l’économie mondialisée et aux politiques des agences internationales comme la Banque Mondiale et le Fonds Monétaire International (FMI) se contentent souvent de positions réformistes qui condamnent la discrimination fondée sur le genre, mais laissent intacts les problèmes structurels liés à l’hégémonisme global des relations capitalistes. Beaucoup de féministes par exemple déplorent la « charge inégale » que l’ajustement structurel et autres programmes d’austérité imposent aux femmes (Beneria et Feldman éditeurs 1992 ; Elson 1992 ; Bakker 1994), et recommandent que les agences de développement soient davantage attentives aux besoins des femmes, ou encouragent la participation des femmes aux « programmes de développement ». Plus rarement elles s’opposent ouvertement aux programmes eux-mêmes, ou aux agences qui les imposent, ou reconnaissent le fait que la pauvreté et l’exploitation économiques sont, à travers le monde, aussi un destin masculin. Une autre tendance consiste à penser les problèmes rencontrés par les femmes internationalement en termes de « droits de l’homme », et donc de privilégier la réforme légale comme terrain premier de l’intervention gouvernementale, une approche qui à nouveau omet d’affronter l’ordre économique international et l’exploitation économique sur laquelle il repose. De surcroît, le discours sur la violence faite aux femmes a généralement porté sur le viol et la violence domestique, suivant en cela la ligne développée aux Nations Unies, tout en ignorant souvent la violence structurelle inhérente à la logique d’accumulation capitaliste : la violence des politiques économiques qui condamne des millions de femmes, d’hommes et d’enfants à la misère, la violence qui accompagne les expropriations territoriales exigées par la Banque Mondiale pour ses « projets de développement » et, non la moindre, la violence des guerres et des programmes anti-insurrectionnels qui, dans les années 1980 et 1990, ont ensanglanté presque chaque coin du globe et qui représentent l’autre face du développement.

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