Guy Debord, poète et révolutionnaire

Guy Debord et les situationnistes articulent un marxisme critique, qui actualise le communisme de conseils, avec une critique de la vie quotidienne inspirée des avant-gardes artistiques.

 

La pensée de Guy Debord semble particulièrement originale. Le fondateur dumouvement situationiste articule critique sociale et critique de la vie quotidienne. Unouvrage collectif présente l’exposition sur Guy Debord à la Bibliothèque nationale de France (BnF). Des universitaires présentent la pensée du révolutionnaire. Certes le ton impertinent, humoristique et ludique des situationnistes laisse place à un propos beaucoup plus sérieux et compassé. Mais l’originalité de la pensée situationniste semble bien restituée dans ce catalogue de présentation.

 

Le parcours d’un révolutionnaire

 

Guy Debord est devenu une figure incontournable. Son influence s’impose dans le monde intellectuel comme dans les milieux artistiques. Emmanuel Guy et Laurence Le Bras donnent le ton de l’ouvrage. La dimension révolutionnaire et la révolte de Guy Debord sont occultés. « Guy Debord, c’est comme une révolution jamais véritablement advenue, et qui ne pourra jamais advenir, et que personne ne pourra jamais poursuivre », osent écrire les deux larbins de la BnF. Certes, singer la posture situationniste semble ridicule. Mais poursuivre la démarche d’un désir de transformer le monde pour changer la vie demeure indispensable.

En 1951 Guy Debord rencontre le mouvement lettriste, une avant-garde artistique qui résiste au conformisme. « Il ne faut pas admettre les choses. Il faut faire des révolutions », écrit Guy Debord. Le mouvement lettriste exprime son désir de « repassionner la vie ». En 1952, le film Hurlements en faveur de Sade alterne écrans blancs sur bande son et écrans noirs sur silences. Il critique le cinéma et le spectacle comme loisir qui impose la passivité.

Mais seule l’action collective peut permettre d’expérimenter une vie passionnante. Guy Debord fonde l’Internationale lettriste en 1952 et l’Internationale situationniste en 1957. La réflexion, à travers des revues, s’accompagne de la provocation et de l’appel à la révolte. Cette démarche s’inscrit dans le sillage du mouvement dada mais aussi des surréalistes. « Guy Debord et ses compagnons reprennent à leur compte les perspectives de modifications d’un rapport au monde que ses mouvements avaient initié », soulignent Emmanuel Guy et Laurence Le Bras.

 

Cette contestation artistique s’accompagne alors d’une réflexion politique. Les situationnistes observent une vie dénuée de sens, à travers l’aliénation dans le travail mais aussi la consommation et les loisirs. Ils développent une critique radicale de la vie quotidienne et de la société industrielle. « Potlach est la publication la plus engagée du monde : nous travaillons à l’établissement conscient et collectif d’une nouvelle civilisation », proclame la revue de l’Internationale lettriste. Ce mouvement refuse la séparation entre l’art, la philosophie et la vie. Le spectacle et la marchandise colonisent tous les aspects du quotidien. Guy Debord aspire donc à détruire ce monde qui impose une artificialisation et une dépossession de l’existence. La révolte situationniste s’exprime pleinement en Mai 68.

L’art et la créativité irrigue les pratiques politiques des situationnistes. Après Mai 68, la vie de Guy Debord sombre dans l’échec le plus ridicule. Il s’attache à construire son propre mythe pour devenir une icône institutionnelle désormais exposé comme Trésor national. Il devient alors le principal artisan de sa propre récupération. Pourtant, l’insurrection situationniste alimente aussi la contre-culture des années 1970.

 

 

 

 

 

Une pensée politique originale

 

Patrick Marcolini évoque la réflexion politique de Guy Debord. Pour le penseur situationniste la théorie demeure « d’abord un jeu, un conflit, un voyage ». Il critique l’idéologie et l’Université qui imposent une théorie séparée de la pratique. Le détournement introduit un rapport ludique au savoir et aux œuvres classiques. Cette pratique consiste à se réapproprier une citation en modifiant quelques mots. Guy Debord lit divers auteurs consciencieusement, écrit des fiches de lectures et note les phrases qui peuvent faire l’objet d’un détournement.

Guy Debord se réfère à un Marx libertaire. Il puise sa réflexion dans le communisme de conseils et son marxisme critique. Il dénonce tous les régimes politiques et s’oppose au marxisme d’État. Il s’intéresse surtout au jeune Marx qui analyse l’aliénation. Guy Debord s’inscrit dans le sillage de la pensée du sociologue Henri Lefebvre, fin connaisseur de Marx. La revue Arguments redécouvre un marxisme hétérodoxe avec l’école de Francfort et le freudo-marxisme. Mais Guy Debord semble surtout proche de Socialisme ou barbarie. Cette revue et groupe politique critique le capitalisme bureaucratique de l’URSS et s’appuie sur les conseils ouvriers qui permettent l’auto-organisation des luttes et de la société. Mais Guy Debord propose une lecture critique de ses revues pour construire sa propre pensée révolutionnaire.

Les situationnistes critiquent également la société industrielle qui impose une standardisation et une artificialisation de la vie. La science et la technique participent à l’aliénation moderne.

 

Vanessa Théodoropoulos se penche sur la réflexion des jeunes lettristes. Ce mouvement privilégie la construction de situations, des expérimentations éphémères, pour rendre la vie passionnante.

« L’aventurier est celui qui fait arriver des aventures, plus que celui à qui les aventures arrivent », estime Guy Debord. La pratique de la dérive consiste à déambuler dans la ville pour découvrir des ambiances nouvelles et faire des rencontres inattendues. Les jeunes lettristes arpentent les bars parisiens à la recherche de l’ivresse et du jeu.

Les évènements de la vie quotidienne doivent être transformés, tout comme son décor. Ivan Chtcheglov rédige un « Formulaire pour un urbanisme nouveau ». L’art et l’architecture doivent réinventer le milieu urbain. L’espace, mais aussi les ambiances sensorielles, doivent être transformés par cet « urbanisme unitaire ». Ivan Chtcheglov évoque même une architecture modifiable selon les désirs des individus. L’expérimentation des situationnistes vise à satisfaire tous les désirs et à en inventer de nouveaux.

La grande fête orgiaque devient le symbole de la révolte situationniste. En 1966, la brochure De la misère en milieu étudiant résume cette démarche. « Les révolutions prolétariennes seront des fêtes ou ne seront pas, car la vie qu’elles annoncent sera elle-même créée sous le signe de la fête. Le jeu est la rationalité ultime de cette fête, vivre sans temps mort et jouir sans entraves seront les seules règles qu’il pourra reconnaître », indique la brochure.

 

 

 

 

 

Pratiques artistiques et révolution du quotidien

 

Zvonimir Novak évoque la dimension artistique de la démarche situationniste. Dans le sillage des avant-gardes, comme le mouvement dada, Guy Debord, s’attache au dépassement de l’art.

Certes, la pratique artistique doit alors s’inscrire dans une perspective révolutionnaire. Pourtant, loin de parvenir à détruire l’art, les situationnistes semblent créer une nouvelle esthétique. Les différents groupes gauchistes singent le réalisme socialiste et ne proposent qu’une même sinistre imagerie à base de drapeaux au vent et de poings levés.

Au contraire, Guy Debord glane des images qui reflètent l’air du temps dans la publicité, le photojournalisme, les bandes dessinées ou les revues érotiques. Même l’Internationale situationniste, la revue théorique, propose des couvertures dorées ou métallisées qui évoquent davantage un objet d’art qu’un journal révolutionnaire.

Même les simples tracts font l’objet d’une recherche esthétique. Le militantisme devient alors le moment d’une intense créativité. Les textes d’un mouvement pour la destruction de l’art se transforment alors en œuvres d’art.

 

Emmanuel Guy et Laurence Le Bras décrivent les diverses pratiques, artistiques et politiques, des jeunes situationnistes.

Le jeu permanent s’apparente à une manière de vivre, en rupture avec les conformismes et les conventions sociales. Contre l’aliénation marchande et les loisirs, le jeu et le plaisir doivent subvertir le quotidien. « Il s’agit de reprendre au spectacle ce qu’il a lui-même figé sur les écrans de cinéma, le papier glacé des magazines, ou dans les lunaires : le jeu, l’aventure, la joie », résument Emmanuel Guy et Laurence Le Bras.

Le détournement consiste à reprendre librement et à se réapproprier des éléments de la culture comme les images, les films, les publicités ou les bandes dessinées. Cette pratique s’oppose à la propriété intellectuelle et à la marchandisation. Elle dessine donc un communisme littéraire.

La dérive permet de se réapproprier l’espace urbain. Guy Debord définit cette pratique comme « le passage hâtif à travers des ambiances variées ». La flânerie et la déambulation urbaine doivent permettre de découvrir des ambiances nouvelles. La dérive s’oppose à l’urbanisme qui vise à contrôler et orienter les flux humains.

L’urbanisme unitaire refuse la séparation entre l’art et la ville. Mais toutes les formes de séparation doivent être abolies : entre les différentes disciplines artistiques ou entre travail et loisir. Ce projet doit construire un mode de vie ludique libéré des contraintes du travail.

 

Fanny Schulmann évoque le paradoxe d’une exposition sur Guy Debord dans une institution d’État comme la BnF. Les actions de l’IS attaquent l’art et la culture comme institutions séparées. Le dépassement de l’art demeure un des mots d’ordre centraux des situationnistes. Mais aujourd’hui, Guy Debord fait l’objet d’une exposition artistique, avec des mécènes capitalistes et bureaucratiques.

Mais Guy Debord s’est également attaché à construire son propre mythe. Il a sélectionné et conservé des documents pour construire sa propre histoire des mouvements lettristes et situationnistes, à laquelle il se réserve évidemment la place centrale.

 

 

Critique radicale et pratiques de lutte

 

Éric Brun, sociologue, évoque les analyses des situationnistes sur la société. Il qualifie même Guy Debord de sociologue, malgré son rapport conflictuel avec le milieu universitaire. Pourtant les situationnistes rejettent le cloisonnement des différentes branches académiques. « Debord insiste sur un refus – d’inspiration marxienne – des disciplines, considérées comme autant de formes de pensées parcellaires, séparées de la vie », précise Éric Brun. Les situationnistes critiquent surtout les sociologues, assimilés aux experts et aux technocrates qui gèrent l’ordre social. Guy Debord raille la « magie fondamentale de la pensée planificatrice du capitalisme moderne, sa pseudo-rationalité et sa fonction d’exorcisme ». Durant cette période, la sociologie et les sciences sociales deviennent plus légitimes et s’institutionnalisent. Guy Debord semble également influencé par le groupe Socialisme ou barbarie qui critique les analysent des sociologues sur la classe ouvrière.

Les situationnistes reprennent également les réflexions de Marx qui critique les critères de scientificité et d’objectivité. Guy Debord estime que c’est par l’action, et l’expérimentation de nouveaux styles de vie, qu’il est possible d’accéder à la connaissance. Les sociologues semblent mal connaître la vie quotidienne concrète des ouvriers. Pour les situationnistes, ce n’est pas la quantité d’informations qui fournit la vérité. La conscience révolutionnaire et la dimension qualitative de la pensée  prédominent.

 

Les situationnistes ne se contentent pas d’être un simple groupe de théoriciens. La critique sociale doit s’articuler avec une pratique politique. Les situationnistes participent activement à la révolte de Mai 68. A Strasbourg, en 1967, des étudiants libertaires diffusent une brochure qui synthétise la critique situationniste appliquée au milieu étudiant. Cette pensée originale devient particulièrement influente, notamment auprès des jeunes libertaires. Guy Debord publie également La société du spectacle en 1967. Raoul Vaneigem publie son Traité de savoir vivre à l’usage des jeunes générations qui insiste sur la subjectivité radicale et la créativité.

 

Les Enragés, proches des idées situationnistes, participent à l’agitation qui déclenche la révolte à Nanterre. Les situationnistes participent à l’occupation de la Sorbonne avant de créer le Comité pour le maintien des occupations (CMDO). Cette organisation conseilliste vise à coordonner et à radicaliser les luttes ouvrières dans la perspective d’une démocratie directe. Les situationnistes critiquent les appareils bureaucratiques et diffusent leurs affiches détournées. « Ce soir tout change. Des camarades du Comité pour le maintien des occupations vont venir me baiser violemment. Vu leur pratique, leurs théories doivent être vachement radicales », lance une pin-up de publicité.

 

Guy Debord ne se réduit pas à une pièce de musée. La démarche des situationnistes doit demeurer vivante. Ce mouvement se distingue des groupuscules gauchistes voire anarchistes qui se contentent d’asséner une idéologie poussiéreuse.

Les situationnistes ne se contentent pas de dénoncer les dérives économiques du capitalisme. Ils critiquent l’emprise du capital sur tous les aspects de la vie. La révolution sociale doit alors déboucher vers un changement qualitatif de l’existence.

Ensuite, les situationnistes refusent de se conformer à la routine militante, avec son esprit de sacrifice et son esthétique formatée. Guy Debord propose un rapport ludique à la politique révolutionnaire. Le détournement, la dérive, la créativité demeurent des armes révolutionnaires. Cette démarche permet d’expérimenter une vie passionante pour construire un monde qui repose sur le jeu et le plaisir. 

 

Source : Emmanuel Guy et Laurence Le Bras (dir.), Guy Debord. Un art de la guerre, Bibliothèque nationale de France / Gallimard, 2013

 

 

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Pour aller plus loin :

Éric Brun, « L’avant-garde totale. La forme d’engagement de l’Internationale situationiste », Actes de la recherche en sciences sociales, 2009

Eric Brun, « L’internationalisation des avant-gardes littéraires et artistiques. Le cas de « l’Internationale situationniste » », Regards Sociologiques, n°37-38, 2009

Patrick Marcolini, « Héritiers situationnistes », Le Tigre, mars-avril 2009

Patrick Marcolini, « Le groupe Spur et le nouage esthético-politique aux origines de la révolte des étudiants allemands », Groupe de recherches matérialistes (GRM), 2009

Jean-Christophe Angaut, « Les situationnistes entre avant-garde artistique et avant-garde politique : art, politique et stratégie », Colloque international « Imaginer l’avant-garde », UQAM, laboratoire Figura, Montréal, Québec : Canada (2010)

tiré de http://zones-subversives.over-blog.com