Mathieu Rigouste est militant et chercheur en sciences sociales. Il est l’auteur notamment de L’Ennemi intérieur (La Découverte, 2009), Les Marchands de peur (Libertalia, 2011) , Théorème de la hoggra (Béton Armée, 2011)et La Domination policière (La Fabrique, 2012). Nous reproduisons ici l’intervew qu’il a donné au journal italien Il Manifesto après les attentats du 13 novembre et la promulgation de l’Etat d’urgence.
Dans tes recherches tu élabores une généalogie coloniale et militaire de l’ordre sécuritaire contemporain. Quel rôle a joué, à cet égard, la déclaration de l’état d’urgence lors de la guerre de libération nationale algérienne ?
L’état d’urgence est un dispositif juridique créé à l’origine pour pouvoir mener la guerre coloniale sur le territoire de l’Etat sans paralyser tout le système d’accumulation capitaliste. Il permet en définitive de mener une forme de guerre policière à une partie de la population sans mettre tout le pays et toute son économie en état de siège. La Constitution de la 5e République a été forgée par et pour la guerre dans/contre la population, c’est un système juridique qui donne en permanence la possibilité de suspendre la séparation théorique des pouvoirs, au chef de l’Etat, c’est-à-dire à une fraction dominante de la bourgeoisie à un moment donné. Cette dernière peut ainsi prendre les commandes de la machine de guerre pour la conduire contre une partie du peuple, sans les contraintes de légitimation juridico-légales normalement en œuvre à l’intérieur du territoire pour mystifier « l’Etat de droit » et légitimer le système des dominations « démocratiques ». C’est un modèle constitutionnel que l’impérialisme français a exporté en même temps que ces doctrines de contre-insurrection en direction de nombreux Etats néocoloniaux et/ou sous-traitants. C’est ainsi que des pays comme la Colombie ou un certain nombre d’anciennes colonies françaises en Afrique se sont dotés de ce dispositif constitutionnel en même temps que leurs états-majors militaires puis policiers s’appropriaient la doctrine de contre-insurrection française. Et souvent les matériels qui vont avec. Des société militaro-policières y ont généralement été édifié.e.s pour encadrer la mise en œuvre de systèmes économiques de prédation ultra-libéraux.
L’ « état d’urgence » est un dispositif juridique contre-insurrectionnel. Mais c’est aussi l’un des pivots d’une restructuration juridico-politique de l’Etat-nation qui va permettre aux industriels de la violence, de tirer profit de formes de guerres intérieures d’intensités et de durées variables. Comme de nombreux dispositifs d’exceptions susceptibles d’optimiser les coûts du contrôle, il va être saisi par et pour le capitalisme sécuritaire.
Le décret d’Etat d’urgence a permis pendant la guerre d’Algérie mais aussi en Nouvelle Calédonie en 1985, pendant les révoltes des quartiers populaires en 2005 et encore aujourd’hui d’intensifier les moyens de la chasse aux « ennemis intérieurs » désignés par les états-majors politiques. Il permet l’emploi de dispositifs visant à paralyser la vie sociale de toute les parties de « la population » suspectées d’être des « terreaux de subversions ». Il a été employé pour déclarer des couvres-feux et industrialiser des perquisitions administratives, multiplier les gardes-à-vue, assignations à résidence et incarcérations arbitraires, il permet de démembrer des réseaux, d’interdire certains lieux et territoires, de les vider de leur population et d’ouvrir des camps d’internement camouflés en « centres administratifs », tout en continuant à faire tourner le marché capitaliste.
Pendant la guerre d’Algérie, le spèctre « anti-terroriste » désignait le « fellagha manipulé par les communistes », il s’agissait de pouvoir écraser les politisations révolutionnaires du peuple colonisé d’Algérie, de son prolétariat immigré en métropole et de tout ce qui combattait contre l’impérialisme français à l’intérieur du territoire.Les guerres coloniales des années 1950 ont ainsi constitué le laboratoire et la matrice de nouvelles formes de pouvoir et d’accumulation basées sur la possibilité de rentabiliser le contrôle par un usage industriel et rationnalisé de la terreur d’Etat. Il faut expliquer qu’au cours des deux guerres mondiales de 1914-1918 et 1939-1945, les producteurs de marchandises liées à la guerre se sont organisés en strates extrêmement puissantes à l’intérieur des bourgeoisies occidentales. Ils sont devenus des complexes militaro-industriels qui se repaissent de la guerre permanente. Dans les grandes puissances, ils se sont appropriés de grands médias commerciaux pour « promouvoir la pensée de défense et de sécurité dans la population», comme ils le formulent.
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