[Finlande] Manif de hockey et émeute contre le capitalisme et le nationalisme – Tampere, 6 décembre 2013

Pendant ce temps-là, à Tampere (Finlande):

Ça bouge en Finlande en ce moment. Le 6 décembre près de 500 personnes ont protesté contre la célébration présidentielle à Tampere, au cours de la manif de hockey contre le nationalisme et le capitalisme. Des vitrines de banques et de magasins ont été pétées et les flics ont été attaqués.

Voir la vidéo

Voir la vidéo

Le 6 décembre c’est le jour de l’Indépendance. C’est aussi la réception annuelle de l’élite organisée par le président finlandais. Normalement leur petite sauterie se tient dans le palais présidentiel à Helsinki, mais cette année la palais étant en cours de rénovation ils ont déménagé leur fête nationaliste et élitiste à l’hôtel de ville de Tampere.

En 1918 Tampere était le bastion des Rouges durant la guerre civile. Nous ne l’avons pas oublié. Sur la place qui est dans le centre et aux alentours des milliers de révolutionnaires ont été tués. Nous voulions montrer qu’il y a toujours des révolutionnaires ici, que nous n’avons pas oublié le passé. Une manifestation a été organisée sur le thème très populaire ici du hockey sur glace. Le nom de la manif était “La fête de hockey sur glace des intrus” (Kiakkovierasjuhlat).

Tampere1Près de 500 personnes ont participé, certains fidèles au hockey, d’autres à la pyrotechnie. Nous n’avons pas réussi à nous introduire dans le gala du président, mais la réalité de la société de classe a résonné durant la nuit et les jours suivants dans tous les journaux nationaux qui étaient choqués par les vitrines brisées et les flics blessés.

La manif a continué dans les rues environnantes après que les flics nous aient empêché de marcher sur la rue principale. Alors que la majorité des gens pensaient que la manif était finie et quittaient la scène, des participants voulaient revenir vers le lieu de la fête présidentielle. À ce moment là une personne a été arrêtée. Ensuite ils sont repartis vers les grilles de l’hôtel de ville de Tampere et ont réussi à attaquer les flics une fois de plus. La plupart des gens étant partis au fur et à mesure, la police a arrêté au hasard des individus.

Au total 28 personnes ont été arrêtées. Elles ont été relâchées les jours suivants avec des charges mineures contre elles et des amendes allant de 60 à 200 euros.

Tampere4

TampereTampere2

Le citoyennisme est une illusion – À bas l’État

Le citoyennisme est une illusion – À bas l’État

Traduit de takku par camotazo, 12 décembre 2013

Frantz Fanon : la vie oubliée du damné de la terre

Il y a 52 ans, presque jour pour jour, mourrait Frantz Fanon non loin de Washington. La mémoire humaine est souvent trop sélective. Il paraît aussi que nul n’est prophète chez lui. C’est le cas de Fanon, penseur français d’origine martiniquaise et révolutionnaire algérien, qui demeure largement méconnu en France, en Martinique comme en Algérie. Le psychiatre reste pourtant une figure majeure pour tous les révolutionnaires tiers-mondistes, souvent africains et afro-américains – un paradoxe qui ne fait que refléter la complexité de celui qu’Aimé Césaire qualifiait de « premier penseur de la colonisation et de la décolonisation ». Rappelons à notre bon souvenir, aux côtés des fanoniens Matthieu Renault et Magali Bessone, l’auteur du légendaire essai Les Damnés de la terre.

Intellectuel incontournable pour certains, révolutionnaire exemplaire pour d’autres, initiateurs de la violence et danger pour l’Occident pour les derniers, Frantz Fanon est assurément de ceux qui ne font pas consensus. Ce paradoxe tient sans nul doute à la radicalité de ses écrits et de son action. Inspirateur du FLN, de la décolonisation africaine ou encore du Black Panther Party, il ne pouvait pas faire l’unanimité. Chose un peu plus surprenante : si Fanon est très connu des milieux militants et intellectuels, son nom n’a que peu été porté aux oreilles d’un public plus large.

fanon

Frantz Fanon : psychiatre, penseur et révolutionnaire

Frantz Fanon, le révolutionnaire

Né en 1925, à Fort-de-France, Frantz Fanon est issu d’une famille nombreuse de la petite bourgeoisie. Jeune, il connait la Martinique pétainiste de l’amiral Robert, marquée par les pénuries alimentaires et la division raciste de la société. Il fréquente le Lycée Victor Schœlcher, où il a comme professeur Aimé Césaire, puis s’engage à dix-sept ans dans la résistance avec son ami Marcel Manville au sein de l’armée du général de Lattre de Tassigny. Après un retour en Martinique pour obtenir son baccalauréat, le futur révolutionnaire s’installe à Lyon afin d’effectuer des études de médecine pour devenir psychiatre. Il suit en parallèle des cours de psychologie et de philosophie, notamment ceux deMaurice Merleau-Ponty, qu’il admire, et de l’ethnologue Leroi-Gourhan. Dans le même temps, d’après son amie et biographe Alice Cherki, il dévore les ouvrages de Marx qu’il apprécie particulièrement, mais ne lira jamais Le Capital, ceux de Lévi-Strauss, de Mauss, de Hegel, de Heidegger, de Lénine ou encore de Trotsky. Il garde cependant un mauvais souvenir de cette époque : c’est à l’université qu’il découvre un monde profondément raciste.

Après sa thèse en 1951, il rédige son premier ouvrage théorique, Peau noire, Masques blancs : un pamphlet où le Martiniquais analyse le racisme et le colonialisme d’un point de vue psychanalytique. Il se borne à décrire la double aliénation – du colonisé et du colon – qui apparaît dans les sociétés coloniales. Un thème qu’il étendra par la suite à toute forme de système de domination et qui restera central dans toute son œuvre. Démarrant par une citation d’Aimé Césaire, « Je parle de millions d’hommes à qui on a inculqué savamment la peur, le complexe d’infériorité, le tremblement, l’agenouillement, le désespoir, le larbinisme. » tiré du Discours sur le colonialisme, ce livre ne fait pas de concession. Plus qu’une simple analyse sociale, Fanon entend bien « libérer l’homme de couleur de lui-même » et commence dès lors un nécessaire militantisme : « L’objectivité scientifique m’était interdite, car l’aliéné, le névrosé, était mon frère, était ma sœur, était mon père ». Cet ouvrage fait l’effet d’une bombe : très mal reçu en France, il sera même un temps interdit à la vente.

« Son livre est interdit en France dès sa sortie : le ministère de l’intérieur de l’époque déclare qu’il « menace la sécurité de l’État ». »

Ce ne sera pas sur les terres qui le virent naître que le psychiatre mènera ses plus grands combats : la Martinique, la Guadeloupe et la Guyane s’engagent en 1946 dans la voie de la départementalisation sous l’impulsion d’Aimé Césaire. Les camarades insulaires de Frantz Fanon ne sont pas prêts pour l’indépendance et l’intellectuel le sait. Les Antillais verront ainsi éternellement en lui un homme qui a davantage lutté pour les autres que pour les siens. Ce paradoxe, Césaire l’a très bien compris quand il déclare : « Le tragique ? C’est que sans doute cet Antillais n’aura pas trouvé des Antilles à sa taille et d’avoir été, parmi les siens, un solitaire ». Simone de Beauvoir, qui le connaissait bien, écrit dans son autobiographieLa Force des choses : « On le sentait tout de même gêné de ne pas militer dans son pays natal ».

C’est donc en Algérie qu’il livrera bataille. En 1953, il est nommé médecin-chef d’une division de l’hôpital psychiatrique de Blida-Jionville. Là-bas, il côtoie au quotidien le colonisé qui est son patient. Il explore de très près la détresse et la douleur algériennes. Il doit s’opposer à l’École algérienne de psychiatrie d’Antoine Porot qui décrit l’Algérien comme « un menteur, un voleur, un fainéant et un débile ». Pour Fanon, il ne fait aucun doute que c’est le système colonial qui déshumanise les Algériens. Il n’occupe ce poste que trois ans ; dès 1954, la Révolution algérienne se met en place et le psychiatre la soutient. Fanon démissionne deux ans plus tard pour rejoindre le Front de libération nationale (FLN). L’année d’après, il est expulsé d’Algérie et rejoint Tunis où il collabore à El Moudjahid, organe de presse du FLN. Il fait ensuite partie de la délégation algérienne au congrès panafricain d’Accra, au Ghana, en 1959, puis devient l’ambassadeur du Gouvernement provisoire de la République algérienne (GPRA) auprès de l’Afrique noire.

jean-paul-sartre

Jean-Paul Sartre

Il écrit dans la foulée son troisième livre : L’An V de la révolution algérienne, sociologie d’une révolution. En 1960, il fait la rencontre de Jean-Paul Sartre : l’admiration est réciproque depuis longtemps déjà. Le philosophe existentialiste préface l’œuvre majeure de Fanon, Les Damnés de la Terre. À la fois manifeste en faveur de la décolonisation, analyse de la violence inhérente aux sociétés coloniales (« Le colonialisme […] est la violence à l’état de nature »), ce livre est interdit en France dès sa sortie : le Ministère de l’intérieur déclare alors qu’il « menace la sécurité de l’État ». Il ne manquera pourtant pas de s’imposer comme une œuvre essentielle au sein des mouvements tiers-mondistes et anticolonialistes. Atteint d’une leucémie, Fanon décède le 6 décembre 1961 à Washington, quelques mois avant l’indépendance algérienne. Quantitativement pauvre, son œuvre est néanmoins dense et sa pensée, en plus d’être encore trop ignorée, est souvent mal comprise.

Frantz Fanon, penseur de la colonisation

La pensée de Fanon est très liée à sa formation de psychiatre. En tant que marxiste, il s’intéresse naturellement à la structure sociale des sociétés qu’il analyse, mais sa profession le pousse à réfléchir plus particulièrement à l’aliénation. Il n’est pas tout à fait exact de le considérer, d’une façon exclusive et cloisonnée, comme un penseur des colonisés : c’est tout le colonialisme, qui crée une double aliénation sur le colonisé comme sur le colon, qu’il examine dans son œuvre. Peau noire, Masque blanc jette les bases de cette étude en profondeur. Le psychiatre se penche d’abord sur les rapports entre noirs et blancs : le Noir, animalisé par le système colonial inégalitaire par essence est emprisonné par le colonialisme même s’il peut provoquer différents types de réactions sur lui (« le Noir qui veut blanchir sa race est aussi malheureux que celui qui prêche la haine du Blanc ») ; le Blanc est juridiquement et socialement supérieur au Noir. Chacun intériorise en lui ce rapport et accepte volontiers les clichés racistes. Et ce rapport poursuit Fanon, n’est pas le propre des sociétés coloniales : il existe également en France car le problème est avant tout le racisme en tant que fait de société.

Le rap et Frantz Fanon

Si Fanon est un oublié de l’intelligentsia française, le rap français lui est largement reconnaissant. Les fanonistes les plus remarqués sont certainement ceux qui appartiennent à l’école du « rap de fils d’immigrés » qui est composée de La Rumeur, Anfalsh (et sa tête d’affiche, Casey), Al ainsi que de Shéryo et du groupe Less du Neuf à une époque. Engagés et réfléchis, ces rappeurs ont toujours eu pour priorité de dénoncer les injustices qui frappaient principalement les minorités en France. Il n’est donc pas illogique de retrouver dans leurs musiques des références au penseur antillais. La Rumeur est sans aucun doute le groupe qui montre le plus souvent sa sympathie pour Fanon : on peut apercevoir un exemplaire des Damnés de la Terre sur la couverture de leur mixtape Nord Sud Est Ouest, ainsi que des références plus explicites surNature morte ou Le chant des Casseurs. De son côté, Casey n’hésite pas à parler des « pamphlets de Fanon » qu’elle bouquine.

Mais Fanon est une figure appréciée par un large éventail de rappeurs. On pourrait citer parmi eux : MédineDisiz,M.A.P.Rockin’ SquatDemi-Portion ou encore Rocé, qui se déclare « lecteur de Kateb, Fanon et consorts ». La raison est fort simple : le hip-hop est un mouvement qui se considère en marge de la société, du moins pour sa partieunderground, et dont les activistes sont souvent issus de communautés minoritaires. Le radicalisme de Fanon, son engagement en faveur des peuples du Tiers-Monde et sa marginalité au sein des milieux intellectuels en font une icône naturelle. C’est certainement pour cela que Youssoupha, dans Noir Désir, peut clamer : « Récupérez vos Voltaire et vos Guevara / Mon histoire est écrite par Frantz Fanon et par Sankara ».

Outre-Atlantique aussi, le Martiniquais est une référence pour les milieuxunderground, certainement grâce au Black Panther Party. Dès les années 1970, des précurseurs comme Last Poets ou Gill Schott Heron (« Never can a man build a working structure for black capitalism./ Always does the man read Mao or Fanon ») n’hésitaient pas à faire référence au psychiatre.

Fanon n’est cependant pas reconnu uniquement dans le rap comme l’atteste le titre Year of tha Boomerangde Rage Against The Machine.

Le racisme est une doctrine qui instaure et justifie une hiérarchie fondée sur une prétendue différence biologique entre des individus d’ethnies différentes. Dans une société raciste, le racisme n’est que l’expression de la domination sociale, explique-t-il dans son livre posthume Pour la Révolution africaine: « Le racisme n’est pas un tout mais l’élément le plus visible, le plus quotidien, pour tout dire, à certains moments, le plus grossier d’une structure donnée  ». La France est pour lui du mauvais côté de la barrière. Il écrit dans Peau noire, Masques Blancs : « Une fois pour toutes, nous posons ce principe : une société est raciste ou ne l’est pas. Tant qu’on n’aura pas saisi cette évidence, on laissera de côté un grand nombre de problèmes. Dire, par exemple, que le nord de la France est plus raciste que le sud, que le racisme est l’œuvre des subalternes, donc n’engage nullement l’élite, que la France est le pays le moins raciste du monde, est le fait d’hommes incapables de réfléchir correctement ».

Il décrit la société française ainsi : « Le Français n’aime pas le Juif, qui n’aime pas l’Arabe, qui n’aime pas le Nègre ». Le Noir en France subit la même aliénation que dans les pays colonisés. Il n’est qu’une minorité dans un pays raciste qui le renvoie face aux préjugés que l’on porte sur lui. Quand le Martiniquais s’installe dans l’Hexagone, il veut alors devenir Blanc et s’assimiler à lui. Il adopte le langage du Blanc et perd son accent et son créole. Fanon s’oppose alors à Sartre qui, dans Anthologie de la poésie nègre et malgache, développe l’idée que l’adoption du langage blanc par le Noir est une manière de s’opposer au colon. De son côté, le Blanc développe une relation particulière avec le Noir, qu’il ne voit jamais comme son égal. Dans la société raciste, estime Fanon, le Blanc impose ses valeurs au Noir qui perd tous repères. C’est pour cela que le psychiatre voit en la « négritude » de Césaire, Senghor et Damas une impasse, qu’il va jusqu’à qualifier de « mirage noir ».

S’il reconnaît que la négritude peut permettre aux Noirs de se libérer de l’emprise blanche, ce mouvement exalte à ses yeux une culture erronée. Pour Fanon, le repli sur la famille, la religion et les valeurs traditionnelles auraient pu être une solution si celles-ci n’avaient pas été perverties par le colonialisme. De plus, la négritude essentialise le Noir et l’enferme. À titre d’exemple, quand Senghor déclare que « l’émotion est nègre » dans L’Homme de couleur (1939), il interdit au Noir d’être un être de raison. La dernière critique de Fanon à l’encontre de ce mouvement tient au fait que le psychiatre se veut universaliste : s’il est d’accord avec Aimé Césaire sur la nécessité qu’a le Noir à prendre conscience de sa couleur, il rejette l’exaltation de prétendues valeurs noires en disant : « Pour nous, celui qui adore les nègres est aussi “malade” que celui qui les exècre ». Pour lui, briser le colonialisme impose de briser toute ethnicisation.

C’est au nom de l’universalisme que Frantz Fanon combat en Algérie. Un universalisme qui lui permet en outre d’élargir le champ de son analyse : ce n’est plus seulement le Noir et le Blanc qui l’intéressent mais le colonisé et le colon, l’opprimé et l’oppresseur, le dominé et le dominant. Il s’éloigne finalement de la dialectique marxiste et de la lutte des classes pour s’approcher de Hegel et de la dialectique de l’esclave et du maître. Fanon veut aider tous les dominés à se libérer des dominants. En Algérie, il doit s’opposer à l’École algérienne de psychiatrie : les pathologies sont diverses et fréquentes chez les indigènes algériens et cette École les explique par des défauts et des caractéristiques inhérentes aux Algériens et dont ne souffriraient pas les Européens.

cesaire

Aimé Césaire

Fanon démontre très rapidement qu’ils ne font que transposer leur aliénation coloniale sur leurs patients. L’exemple du voile, développé dans L’An V de la révolution algérienne, l’illustre parfaitement : à l’époque, beaucoup de voix s’élèvent pour dévoiler la femme algérienne et l’administration, estime défendre la femme dominée par le patriarcat algérien en combattant pareille coutume. Ce que Fanon remarque, c’est que ce n’est qu’un moyen d’européaniser la société algérienne. Contrairement à ses collègues, le but poursuivi par Fanon n’est pas d’adoucir la douleur du colonisé. Non, ce qu’il veut avant tout, c’est libérer le colonisé.

Frantz Fanon, penseur de la décolonisation

Une erreur répandue et qui a servi à le discréditer est de voir en Fanon un théoricien de la violence. Certes, elle est présente partout, des Damnés de la Terre jusqu’à la célèbre préface de Sartre: « Car, en le premier temps de la révolte, il faut tuer : abattre un Européen c’est faire d’une pierre deux coups ; supprimer en même temps un oppresseur et un opprimé ». Mais à vrai dire, la violence n’intéresse pas le psychiatre. En tout cas pas en tant que telle. Fanon veut décoloniser les opprimés et la décolonisation va plus loin que l’indépendance. C’est une liberté totale et d’abord mentale ; le théoricien entend opérer une «décolonisation des esprits ». Si cette idée est surtout présente dans Les Damnés de la Terre, elle se trouvait déjà dans Peau noire, Masques blancs lorsqu’il écrivait dans sa conclusion : « Je ne suis pas esclave de l’Esclavage qui déshumanisa mes pères ».

« Cet universalisme lui permet d’élargir le champ de son analyse. Fanon veut aider tous les dominés à se libérer des dominants. »

Comme chez Georges Sorel, la violence n’est pour Fanon qu’une réponse à une oppression et un moyen de se libérer. Ce n’est pas une fin en soi, mais tout au plus un moyen. C’est ainsi qu’il l’exprime en déclarant : « Le colonialisme n’est pas une machine à penser, n’est pas un corps doué de raison. Il est la violence à l’état de nature et ne peut s’incliner que devant une plus grande violence ». L’oppression aliène l’opprimé qui n’a plus que la violence pour lui et en lui (« La première chose que l’indigène apprend, c’est à rester à sa place, à ne pas dépasser les limites ; c’est pourquoi les rêves de l’indigène sont des rêves musculaires, des rêves d’action, des rêves agressif »). La société coloniale prive le colonisé de tout : de valeur, d’amour, de liberté et même d’air. Toute vie décente lui est interdite. Même indépendant le colonisé n’est pas libre. Pour cela il faut qu’il soit indépendant et désaliéné, ce qui suppose une renaissance du dominé (« La décolonisation est très simplement le remplacement d’une “espèce” d’hommes par une autre “espèce” d’hommes»).

Frantz Fanon

Fanon par Zacharie Marignel, pour RAGEMAG.

Son analyse en termes de dominants et de dominés dévie de celle développée par Karl Marx etFriedrich Engels. À l’encontre des philosophes allemands, le Martiniquais ne pense pas que le prolétariat soit la seule classe révolutionnaire par essence. À l’instar de Bakounine, il estime que la paysannerie et le lumpenproletariat ont un rôle essentiel à jouer dans la Révolution. Contrairement aux pays européens, les colonies sont majoritairement rurales et les paysans y sont les plus opprimés. La paysannerie est donc la première classe à libérer. Elle doit se libérer et doit libérer la société. Le paysan de Fanon est le prolétaire de Marx. Ce sont sur ses épaules que repose la Révolution. Son diagnostic est sans appel : «Il est clair que, dans les pays coloniaux, seule la paysannerie est révolutionnaire. Elle n’a rien à perdre et tout à gagner. Le paysan, le déclassé, l’affamé est l’exploité qui découvre le plus vite que la violence, seule, paie. Pour lui, il n’y a pas de compromis, pas de possibilité d’arrangement. La colonisation ou la décolonisation, c’est simplement un rapport de force. L’exploité s’aperçoit que sa libération suppose tous les moyens et d’abord la force ». Mais cet aspect de la classe paysanne est souvent ignoré jusque dans le FLN que soutient Fanon (« La paysannerie est laissée systématiquement de côté par la propagande de la plupart des partis nationalistes »).

Black Panther Party - 1960s

Membres du Black Panther Party dans les années 1960.

Plus étonnant, du moins pour un marxiste, est le rôle qu’il donne au lumpenproletariat. Pour rappel, lelumpenproletariat ou « sous-prolétariat » est la partie du prolétariat urbain non organisée qui vit en marge de celui-ci. Composée de rebuts, vagabonds ou pilleurs, cette couche de la société est vue par Marx et Engels comme ne possédant aucune conscience politique. Les deux philosophes recommandent même au prolétariat de s’en méfier, le lumpenproletariat servant d’après eux souvent les intérêts de la bourgeoisie et de l’aristocratie dont il dépend. Pour Fanon, la donne est différente : lelumpenproletariat n’est pas forcément contre-révolutionnaire ; il peut même constituer « une des forces la plus spontanée et la plus radicalement révolutionnaire d’un peuple colonisé » (Les Damnés de la Terre), une fois doté d’une conscience politique. Cette analyse s’épanouira notamment au sein du Black Panther Party, qui perçoit dans les Noirs des ghettos le lumpenproletariat américain.

« Si Fanon dérange, c’est parce que sa vie et son œuvre – toutes deux indissociables – dérangent. »

Le penseur ne s’intéresse d’ailleurs pas seulement qu’aux moyens de parvenir à la décolonisation mais aussi à l’avenir du pays décolonisé. Dans cette perspective, il se méfie de la bourgeoisie nationale qui se constitue durant la lutte pour l’indépendance (« La naissance de partis nationalistes dans les pays colonisés est contemporaine de la constitution d’une élite intellectuelle et commerçante »). La nation ne doit pas se reconstituer en se mettant au service d’une élite. C’est à cette dernière de servir le peuple : « Il semble que la vocation historique d’une bourgeoisie nationale authentique dans un pays sous-développé soit de se nier en tant que bourgeoisie, de se nier en tant qu’instrument du capital et de se faire totalement esclave du capital révolutionnaire que constitue le peuple ».

Le vrai danger est de voir la bourgeoisie nationale se substituer aux colons et étouffer tout espoir de liberté. Pour Fanon, la seule voie possible est le socialisme : « Les bourgeoisies nationales ne sentant plus la menace de la puissance coloniale traditionnelle se découvrent soudain de grands appétits. Il nous faut encore une fois revenir aux schémas marxistes », souligne-t-il dans Pour la Révolution africaine. C’est d’ailleurs ce qu’il écrit dans la conclusion des Damnés de la Terre : la libération ne peut pas passer par le capitalisme. Les anciennes colonies ne doivent pas chercher à devenir des pays capitalistes, sauf à devenir – à l’instar des États-Unis – à leur tour une caricature de l’Europe. Ils ne doivent pas non plus céder au second impérialisme de leur époque, soviétique. En pan-africaniste, le seul chemin qu’entrevoit le penseur est la coopération des anciennes colonies constituées en nations libres.

fln

Chefs historiques du FLN.

Si Fanon dérange, c’est parce que sa vie et son œuvre – toutes deux indissociables – dérangent. Elles dérangent d’abord la France car Fanon renvoie la République universaliste à ses contradictions, comme le relève Alice Cherki dans Fanon, Portrait : «Fanon fait apparaître comment la notion de “race” n’est pas extérieure au corps républicain et comment elle le hante ». Il dérange aussi l’Algérie, sa patrie d’adoption qui l’a partiellement oublié. Même si l’hôpital psychiatrique de Blida-Jionville porte aujourd’hui son nom, peu de références au révolutionnaire ont été maintenues. Il a d’ailleurs fallu attendre les années 1980 pour que son nom apparaisse, sur la pointe des pieds, dans les manuels scolaires du pays. La raison de cette légère amnésie ? Le FLN que Fanon soutenait est un parti qui, s’il s’inspire certes du socialisme, se réclame avant tout du nationalisme arabo-musulman. Difficile, dès lors, pour lui, d’ériger en héros de la liberté un Noir agnostique.

Enfin, sa Martinique natale demeure encore pour le moins frileuse. Si un établissement scolaire porte son nom, sa popularité reste très faible en comparaison d’Aimé Césaire, comme l’atteste le résultat du vote pour le nom de l’aéroport de la Martinique. Elle considère encore qu’il n’a rien fait pour elle tout en voyant en lui celui qui lui rappelle sans cesse son manque de volonté d’indépendance, elle qui préféra s’intégrer plutôt que de se libérer… La portée de la pensée de Fanon n’a pourtant cessé de s’actualiser un peu partout dans le monde. Laissons alors sa fille, Mireille Fanon-Mendès-France, en parler : «En Afrique, en Europe, en Asie, au Moyen-Orient, en Amérique, Fanon apparaît aujourd’hui comme plus actuel que jamais. Il fait sens pour tous les militants de la liberté et des droits humains, car l’émancipation est toujours l’objectif premier des générations qui arrivent à l’âge de la maturité politique. »

Entretien avec Magali Bessone

Maître de conférences en philosophie politique à l’Université de Rennes 1, spécialisée sur les questions liées au racisme, Magali Bessone a notamment préfacé un ouvrage regroupant les principales œuvres de Frantz Fanon.

En quoi la pensée de Fanon peut-elle nous aider à combattre le racisme ?

Le racisme « ordinaire » fait l’actualité depuis quelques semaines : au-delà d’effets médiatiques liés aux échéances électorales, au-delà plus largement d’une stratégie de désignation de boucs émissaires qui ressurgit sans cesse (l’histoire l’a hélas montré) en période de crise économique et qui conduit aux replis identitaires sur du « nous » fantasmé, je crois qu’il y a là une sorte de mise en visibilité d’une réalité raciste de la France qui subsistait à couvert ou déguisée. Le racisme n’avait pas disparu, il avait seulement changé de visage et pris l’apparence de la respectabilité. Fanon nous le rappelle : « un homme raciste dans une société coloniale est un homme normal ». Or si la France n’est plus ouvertement coloniale, elle a hérité, sans jamais la déconstruire réellement, de la réalité sociologique de l’organisation inégalitaire et hiérarchisée du colonialisme, dissimulée sous les idéaux prétendument « aveugles à la différence » du républicanisme. La pensée de Fanon nous rappelle l’actualité de la structure coloniale en France et la nécessité de la déconstruire, pour arriver enfin à la certitude que « Le Nègre n’est pas. Pas plus que le Blanc. »

Le processus de « décolonisation des esprits » prôné par Fanon est-il aujourd’hui achevé ?

Fanon, militant, psychiatre et humaniste, traquait la colonisation et ses effets tant dans les structures politiques, sociales et économiques, que dans les esprits : le racisme, comme rapport de domination lié au « schéma épidermique racial » et comme produit culturel de la colonisation produit une déshumanisation, une aliénation à la fois socio-économique et psychique des racisés, qu’il a diagnostiquée dans de nombreux travaux, dès 1952 et l’article Le syndrome nord-africain. Ce faisant, les racisants, les dominants, nourrissent l’illusion d’être « sans race ». Ce double processus est loin d’être achevé : « l’inconscient colonial » est encore très présent dans les revendications universalistes de la figure du « citoyen » français. Mais comme le rappelait inlassablement Fanon, la décolonisation des esprits ne peut passer que par la décolonisation réelle, effective, des structures sociales.

Entretien avec Matthieu Renault

Docteur de philosophie politique à l’université Paris VII Diderot et à l’Università degli Studi di Bologna. Il a soutenu une thèse sur Frantz Fanon en septembre 2011, intitulée « Frantz Fanon et les langages décoloniaux. Contribution à une généalogie de la critique postcoloniale », ainsi qu’un livre la même année qui a pour titre « Frantz Fanon, de l’anticolonialisme à la critique post-coloniale ».

Quel rôle a joué Frantz Fanon dans les différents mouvements de décolonisation, hors de celui algérien ?

fanonTout d’abord, il faudrait regarder son rôle en Afrique quand il était encore vivant, c’est-à-dire entre la fin des années 1950 et le début des années 1960. Quand il était en Tunisie, il est devenu ambassadeur auprès de l’Afrique noire du gouvernement algérien provisoire. Il participait à différentes conférences, notamment au Ghana et en Tunisie. Certes, il travaillait pour le gouvernement algérien mais il était engagé dans un mouvement en un certain senspanafricain. Il a toujours pensé que la lutte algérienne était complètement intégrée à un projet africain et allait même au-delà. Au moment où il est mort, une grande partie de l’Afrique est décolonisée. Ou je dirais plutôt indépendante, car je fais toujours la différence entre « indépendance » et « décolonisation ». Pour Fanon, la décolonisation est un processus plus long que l’indépendance et se poursuit après celle-ci. Il faut une décolonisation des structures cognitives et des esprits. Pour revenir à la question, après sa mort, il a dû jouer un rôle chez Amílcar Cabral, en Guinée. L’indépendance des colonies portugaises vient après et il y a de nombreuses similitudes entre la pensée du guinéen et celle de Fanon, par exemple sur le rôle de la culture ou la critique des bourgeoisies nationales. Il faudrait voir l’influence de Fanon dans le socialisme africain, comme en Tanzanie mais pas dans la version de Senghor. Hors d’Afrique, l’influence la plus importante du psychiatre se situe sans aucun doute aux États-Unis. Même s’il n’est pas question de décolonisation à proprement parler, la situation des Noirs américains a souvent été décrite comme une situation de colonisation interne. Un usage assez intensif a été fait des Damnés de la Terre dans le mouvement Black Power et en particulier chez le Black Panther Party. On retrouve cela dans l’un des bouquins fondateurs du mouvement…

Celui de Bobby Seale et Huey Newton ?

Oui, celui-là [ndrl : A l’affût. Histoire du parti des Panthères noires et de Huey Newton de Bobby Seale] ! Ils retiennent de Fanon le rôle de la violence et son analyse sur le lumpenproletariat. Mais il y a un héritage perdu de Fanon. Il y a aussi des lectures dans des situations qui ne sont ni coloniales, ni post-coloniales, comme au Japon à une époque. En revanche, il y a eu une sorte de déni de Fanon, en Martinique, jusque dans les années 1980. Il était vu comme une sorte de traître à la Patrie. Il y a eu un colloque à Fort-de-France dans les années 1980 sur Fanon [ndlr : en avril 1982] et à partir de là, il y a eu une appropriation plus importante, notamment dans les mouvements indépendantistes. Mais elle reste limitée.

Est-ce qu’en France métropolitaine, la pensée de Fanon peut avoir un rôle dans la lutte contre le racisme ?

Je pense qu’elle joue déjà un rôle mais il reste à voir comment. Elle doit certainement jouer un rôle dans les mouvements décoloniaux français. Je crois aussi qu’elle sera amenée à jouer un rôle plus important. Parce qu’ils mettent l’accent sur le fait que le racisme est un reste du colonialisme. Ils revendiquent que le racisme n’est pas un problème individuel et moral mais bien un problème structurel. La raison du racisme serait à chercher dans les structures matérielles. Il ne suffit pas de comprendre qui est raciste et qui ne l’est pas. Fanon rejette l’idée que les masses sont plus racistes que les élites, cela a peu de sens : il faut analyser si un pays est raciste ou ne l’est pas. Ils rejoignent aussi l’idée que la décolonisation va plus loin que la simple indépendance et doit s’effectuer autant dans les anciennes colonies que les anciennes métropoles. De plus, elle doit se faire pour les descendants d’ex-colonisateurs et pour les descendants d’ex-colonisés. Le processus doit être réciproque. C’est toute son idée de « décolonisation des esprits » qui reste à faire et à clarifier. Il faut comprendre ce qu’est le phénomène de colonisation des esprits, pourquoi il perdure et se reproduit vers de nouvelles formes. Il faut rappeler que pour Fanon, cette colonisation des esprits ne perdure pas d’elle-même dans un imaginaire mais à cause de structures matérielles et politiques qui soutiennent certaines formes de domination. Par exemple, pour reprendre l’exemple du penseur dans Les Damnés de la Terre, la ségrégation spatiale dans les formes d’urbanisation et de division de l’espace public joue un rôle.

Quelle lecture font les études post-coloniales de Fanon ?

La grande réussite des études post-coloniales est d’avoir rétabli Fanon en tant que penseur et théoricien à part entière. En France, on voyait avant tout en lui un révolutionnaire, un homme d’action dont la pensée restait au second plan, ce qui rendait sa réappropriation plus compliquée et l’ancrait dans un passé colonial dépassé. Les études post-coloniales montrent comment Fanon utilisait des théories nées en Europe – notamment le marxisme – pour les distendre ou les traduire, afin de les rendre plus aptes à servir les peuples colonisés. Leurs défauts ont été semblable à ce qui a été fait en France, à savoir le décontextualiser. Ils ont aussi souvent perdu les sources intellectuelles sur lesquelles il travaillait. Mais depuis que la bibliothèque de Frantz Fanonet de sa femme ont été déposées au ministère de la culture algérien, il y a de plus en plus d’études dessus. Nous pouvons maintenant travailler librement sur ses sources, notamment les anglophones qui ont souvent manqué ce contexte intellectuel. Il y a eu un moment une lecture du psychiatre comme théoricien de l’identité. Mais je me suis toujours opposé à cette idée, car ce n’est pas son langage. Il réfléchit en termes de conscience de races et de classes mais jamais en termes d’identité. Il y a une troisième voie à creuser qui est de s’inspirer de ce qu’ont fait les études post-coloniales et de le remettre dans son contexte historique et politique. On ne peut pas juste voir en lui un penseur du multiculturalisme. Ce n’est pas ce qu’il était. Il voulait plus une rupture avec l’Europe mais qui serait dans un deuxième temps une condition de l’ouverture à l’autre.

Boîte Noire

Kévin Victoire sur http://ragemag.fr

Guide Pratique pour gérer son éducation fasciste

Introduction

a) Le vilain petit canard

Il était une fois, dans une famille blanche, hétérosexuelle, cisgenre, valide, catholique, une petit fille nommée Gwendoline (on ne se moque pas). Elle avait tout pour être heureuse : un grand-père nostalgique de la colonisation, un père raciste, une mère homophobe. Certains membres de sa famille étaient mêmes des cumulards proches de l’idéologie fasciste. Et pourtant, alors que les grands déployaient fièrement leur carte d’électeur pour accomplir leur devoir frontiste, Gwendoline hésitait et se disait que tous ces bienheureux avaient peut-être tord. Elle quitta l’étang, sa famille, son éducation, et partit à l’aventure. Quelle déception pour sa famille après une naissance aussi prometteuse.

Bon c’est bien de rigoler, mais soyons plus claires.

J’ai reçu une éducation stricte. C’est le moins qu’on puisse dire. Violente aussi, mais c’est une autre histoire. J’ai reçu une éducation fasciste. Il y a eu pêle-mêle du racisme (énormément !), de l’islamophobie, de l’antisémitisme, de l’homophobie, de la misogynie, une haine profonde pour les gauchistes et les syndicats, le mépris de la rébellion et j’en passe. Ceux qui me connaissent vont trouver que finalement, malgré ce bagage, je m’en tire bien. Je ne nierai pas que des réflexes haineux et méprisants me chatouillent encore parfois, l’habitude, mais j’ai tôt fait de me raisonner.

Un ami m’a fait remarquer que ce n’était pas si courant, de se débarrasser de la partie haineuse de son éducation comme cela. Il se demandait bien comment j’avais fais. Lui ayant été élevé dans le respect et la culture devait déjà beaucoup bosser pour être un militant vigilant. Mais moi, comment avais-je fait pour mettre un pied à l’étrier du coup ?

b) Ne pas trop en savoir

J’ai toujours considéré que les propos racistes, homophobes, sexistes, antisémites, islamophobes, etc. que j’entends autour de moi sont plus basés sur l’ignorance que sur la haine. Pardon : avant tout sur l’ignorance, qui entraîne une haine bien palpable. Ah oué facile à dire hein. Ça permet de traiter l’autre de benêt plutôt que de monstre sans cœur. C’est plus assumable comme conflit. Et puis cela laisse un peu d’espoir : l’ignorant peut apprendre. Un vrai méchant a une nature de méchant et rien à y faire.

Dans ma famille, on explique aux enfants que l’école est la seule chose importante dans leur vie avant le travail, qu’il faut respecter ses enseignants, obéir au règlement, bien travailler, ramener de bonnes notes. Pourtant parfois, quand je contestais un propos raciste d’un membre de ma famille, j’avais toujours droit au même refrain : «ah ça encore un de tes chers profs gauchistes qui t’as mis ça en tête !». La colère était palpable. Incompréhension ! D’une part, pourquoi mes profs auraient toujours raison excepté quand ils m’encouragent à mieux comprendre et accepter les personnes différentes de moi, à éviter la haine ? D’autre part, pourquoi partaient-ils systématiquement du principe que si je ne suis pas raciste, c’est «à cause» de mes enseignants ? Ils avaient déjà tout compris mes parents, ils m’avaient déjà donné la clé : pour finir raciste, il fallait refuser d’apprendre. Attention, les maths, l’orthographe, l’histoire, il faut les travailler ! Mais si une analyse permet de remettre en doute la légitime haine entre humains de différentes catégories arbitraires, alors je devais la voir comme une odieuse propagande et dénoncer l’enseignant indélicat.

Plantons un peu le décor : je viens d’une famille prolétaire. Père ouvrier à l’usine, mère caissière à mi-temps quand elle a un travail. Beaucoup de chômage, d’intérim, de maladies, de précarités. Mais ce n’était pas la misère intellectuelle pour autant : plein de livres à la maison, mon père sachant causer et écrire joliment. Il a pu m’aider à faire mes devoirs jusqu’au collège inclus, ce qui est déjà une grande chance. Par contre, les livres de la maison, j’en avais vite fais le tour et il était rare d’en acheter de nouveaux. Quand à la médiathèques, j’ai longtemps été tenue injustement à l’écart de la section adulte par crétinisme administratif. C’est au lycée que mes parents ont décidé que je méritais un peu d’argent de poche et que nous avons emménagé plus près d’une ville. Ainsi je m’achetais un livre de poche chaque mois, deux avec de la chance. La médiathèque n’était ouverte que durant les heures de cours des lycéens, et si on voulait y passer rapidement après la classe, cela signifiait qu’on ratait le dernier bus de la journée (18h04). Bref, heureusement qu’il y avait ma collection personnelle. Et magie des magie : internet ! Quand internet a débarqué à la maison, je pillais Webencyclo et assimilés, avant l’apparition de Wikipedia, et la multiplication des sites de vulgarisation scientifiques et journaux en ligne. J’ai commencé à manger de l’internet 3 à 8 heures par jour, oubliant de dormir.

Plus j’achetais de livres, plus j’allais sur internet, et plus mes parents trouvaient que je commençais à ressembler à une dangereuse anarcho-syndicaliste. J’en savais trop !

Si je n’avais pas eu la chance d’accéder à ces multiples sources d’informations, que me serait-il resté ? Les discours, ou plutôt monologues familiaux sur la vie, l’Homme, l’Histoire, la France, le JT de TF1 commenté en live ( le live tweet selon papa) et l’école. Et pour le peu de subversion qu’on nous laissait entrevoir à l’école, autant vous dire que ce serait ma famille qui l’aurait emportée largement. Vous voyez : c’était tout tracé, si seulement je n’avais pas été irrémédiablement curieuse !

I- Changer d’autorité

Quand on était petits, les adultes savaient tout et avaient une réponse à tout, et ils pouvaient nous faire avaler des couleuvres qu’on en redemandait. Comme vous tous, j’ai progressivement appris à critiquer, me méfier, questionner. Seulement voilà, parfois il y avait un gros conflit d’intérêt : je pouvais considérer que ce qu’on vient de me dire est tout à fait véridique et légitime et passer une bonne journée… ou critiquer et finir punie, essuyer une engueulade ou m’en prendre une. J’ai finis par avoir l’autorité coincée en travers de l’intellect. Il arrivait toujours un moment de ma réflexion où mon obéissance m’empêchait d’aller plus loin. Presque un réflexe. Il devenait douloureux de considérer qu’ils puissent avoir tous tord : ça ferait autant de baffes dans ma poire, d’insultes, de propos condescendants.

Un jour j’ai menacé physiquement ma mère. J’ai refusé de m’en prendre une pour la première fois de ma vie. J’ai mis le temps hein, j’avais 16 ans. J’avais commencé la boxe française et développais quelques réflexes. Je ne sais plus comment cette dispute là avait commencé. Je me souviens d’une chose : j’ai découverts que ce type d’autorité bête et violente, j’en étais aussi capable. Que je pouvais aussi gueuler, m’énerver, rendre les coups. Que de toutes façons depuis le temps que ça parlait de me virer de la maison, ils n’en seraient pas chiches et quand bien même : tant mieux !

J’ai enlevé leur autorité mal placée de ma tête pour la leur foutre au cul (oui je suis sur ma deuxième nuit blanche, je perds en poésie). Voilà qui est fait, la barrière mentale, psychologique, est levée !

II- Fact Checking

Bravo, à présent vous êtes capable de pratiquer la remise en question jusqu’au bout. Dans l’introduction de cet article j’ai déjà expliqué comment j’avais varié mes ressources intellectuelles. Passons à la mise en pratique.

Dans la propagande fasciste que je subissais au quotidien, le fonctionnement était terriblement basique. Mais hey, soyez indulgents, j’avais été élevée là dedans, bain total. Que ce soit par écrit via les fameux mails transférés douze fois dix puissance trente-douze-mille fois avec une mise en page atroce (et parfois même, comble de l’horreur, des .ppt) ou par oral lors d’un trop long repas, ou par oral devant la télé, ils ne faisaient qu’énumérer des faits avec beaucoup d’aplomb. Une fois l’énumération terminée, on était comme assommés par tant d’informations révoltantes. Et c’était asséné avec une telle assurance que j’étais persuadée qu’avant de l’ouvrir, ils avaient vérifié ! Naïve hein !

Tenter de démonter leur argumentaire était peine perdue. Ces gens là coupent la parole, n’écoutent pas, gueulent, repartent en boucle sur le même propos que tu étais en train de discuter comme si tu n’avais rien dit. Leur idéologie ne bougera pas. Hors de question. Tu ne leur enlèveras pas leur raison de se battre : tu n’as plus qu’à les désarmer ! Brave facho peut répéter inlassablement les mêmes arguments et exemples des années durant, cela te permettra de les mémoriser, les chercher, les vérifier, trouver une preuve qu’ils sont faux. Un exemple particulier fait souvent office d’argument chez le facho, ce sera d’autant plus facile. Il s’agira d’un chiffre, d’un événement historique, de l’aspect d’un bâtiment, du contenu d’un texte de loi, de la conclusion d’une affaire criminelle, etc. À l’oral, contente toi de démonter un exemple de temps en temps, disons toutes les deux phrases. Cela va vider le propos du facho de toute son venin. À l’écrit, tu peux te fendre d’un long listing de fact checking sans pitié qui sera du plus bel effet.

III- Masochisme

Bah oui forcément, t’as pas passé une heure à démolir l’argumentaire-fleuve de pappy et il répond simplement que tu es jeune et con et enchaine sur un autre sujet sans transition. Dommage hein, tu vas pas le changer. Mais ce n’est pas seulement pour lui que tu as fais ça, mais aussi pour toi, en démolissant ses arguments, tu défais ton éducation fasciste : félitications !

Oui, ça pique un peu, c’est normal. Oui, c’est long. Oui, c’est fatigant. Oui, c’est compliqué. Oui, ta famille t’en veux. Oui, tu doutes. Ah en même temps si tu veux juste rejoindre faf-land vas y hein c’est plus facile ! Mais pour devenir aux yeux de ta famille un dangereux subversif aux ordres du complot judéo-maçonnique financé par le lobby gay et dirigé en amont par les végétariens, il faut des sacrifices !

IV- Pêle-Mêle

À toi qui a reçu une éducation similaire à la mienne, je compatis. Voici quelques idées pour te donner des pistes de réflexions et sortir de la logique douloureuse de ton éducation : tu mérites de vivre même si tu ne sers à rien, on travaille pour vivre mais on ne vit pas pour travailler, il n’est jamais trop tard pour changer, le monde est grand et tu peux t’y déplacer à volonté, seule la mort est la fin, et encore, juste la fin de ton corps personnel. Maintenant, passe à table, et bon courage pour écouter les grandes thèses sur les noirélézarabes, les colonies, les juifs, les pédé… Et si vraiment l’ambiance est étouffante, part réfléchir au grand air. Ils t’en voudront au début, et puis tu leur manqueras.

LU  SUR http://biaise.net/

La lutte antinucléaire en France et ses limites

 

En France, une critique radicale de l’industrie nucléaire alimente de nouvelles luttes contre le monde marchand.
 

L’activisme écologique ne se limite pas à Notre-Dame des Landes, et encore moins aux pitreries d’Europe Écologie. La lutte antinucléaire permet d’attaquer le capitalisme, l’État et la civilisation industrielle. La catastrophe nucléaire, avec l’épisode récent de Fukushima, révèle le désastre de la civilisation marchande et son processus d’autodestruction.

Le brochure Antinucléaire Mix-Texte regroupe des analyses et des réflexions critiques sur la lutte contre le nucléaire et son monde. Les tracts et les textes recueillis sont issus directement du mouvement antinucléaire et s’inscrivent dans une démarche d’automédia. Les luttes n’ont pas besoin des partis, des intellectuels, des journalistes ou d’une quelconque avant-garde pour produire leurs propres réflexions.

Cette brochure assume le ton de la subjectivité. Les luttes dans la région de la Normandie sont privilégiées. Surtout, entre octobre 2011 et septembre 2012, cette région connaît une activité politique importante. Un camp antinucléaire est organisé à Valognes et la lutte anti-THT se développe au Chefresne. Les textes recueillis s’inscrivent dans un mouvement qui se construit en dehors du cadre corseté défini par les partis et les associations écologistes. Ensuite, loin du triomphalisme militant, les limites de la lutte antinucléaire semblent également évoquées.

 

 

La lutte antinucléaire de Fukushima à la Normandie

Malgré le désastre de Fukushima, la lutte antinucléaire semble déliquescente. La ligne Très Haute Tension (THT) Cotentin Maine relie des réacteurs nucléaires. Cette THT produit un champ électromagnétique particulièrement nocif pour la santé. Mais la contestation contre ce projet s’affaiblit. L’opposition s’est essentiellement portée sur le terrain juridique, avec toutes les illusions sur l’État démocratique et la légalité que cette démarche colporte. Ensuite, les politiciens de l’écologie (Greenpeace ou Europe Écologie) délaissent la lutte contre le nucléaire pour privilégier le réchauffement climatique, plus rentable électoralement. La résignation et l’échec de nombreuses luttes expliquent également l’effondrement de l’opposition au nucléaire. Ce mouvement est vécu par la population en spectateur. « Le combat contre le nucléaire, l’EPR et les THT, ne se gagnera pas avec un bulletin de vote, mais seulement avec un mouvement capable de faire plier l’État », précise la brochure.

 

Un texte sur les lignes THT, diffusé en juillet 2011, inscrit cette lutte dans le cadre d’une opposition globale à l’énergie nucléaire. Les réacteurs implantés en France «sont des bombes à retardement qui menacent à tout moment d’exterminer la population vivant à proximité et ailleurs et risquent de contaminer durablement l’ensemble de la planète », informe le texte. La diffusion de la radioactivité touche une grande partie de la population. 40 % de la population en Europe a subit les conséquences de Tchernobyl. Après Fukushima, des colis radioactifs circulent tranquillement à travers la planète. Les lignes THT ont également des conséquences avec des effets indésirables et de nombreux troubles qui vont des maux de têtes à l’état dépressif en passant par l’apathie, le manque de sommeil ou l’agressivité.

 

L’État soutien l’industrie nucléaire. Il finance les paysans pour qu’ils acceptent des projets mortifères. Surtout, la police n’hésite pas à réprimer la moindre contestation. Le nucléaire et son monde incarnent une civilisation industrielle, avec ses TGV et ses décors high-tech, mais aussi ses guerres et ses pillages pour extraire l’uranium. Le nucléaire incarne un monde mortifère d’oppression et de désastre permanent.

Seule la lutte à travers l’action directe peut permettre d’en finir avec la catastrophe marchande. Les élections ne changent rien. Le pouvoir change de main mais les projets restent inchangés. Les écologistes participent tout aussi activement à la destruction de la planète que les autres politiciens. Mais ils véhiculent davantage d’illusions. « Nous n’avons d’autre choix que de lutter par nous-mêmes et pour nous-mêmes », tranche le texte. Des pique-niques, des manifestations, des actions de sabotages et même la pose d’un faux bidon radioactif deviennent des moyens de lutte.

 

scie

Camp de Valognes et assemblée du Chefresnes

En novembre 2011, un Appel au camp de Valognes est diffusé. Le train Castor transporte des déchets nucléaires tranquillement enfouis sans soucis des conséquences. Le parcours du train devient un symbole pour lancer une vague d’actions. Manifestations et blocages doivent perturber le bon fonctionnement de l’horreur nucléaire. En France, tout un lobby industriel défend cette technologie mortifère, mais jugée prestigieuse et rentable.

Informer ne suffit plus. Malgré la catastrophe de Fukushima, la résignation perdure. Si le nucléaire doit être arrêté en Allemagne, c’est en raison de la puissance d’un mouvement qui a construit un rapport de force avec l’État. La lutte doit également s’appuyer sur un ancrage local pour bénéficier du soutien de la population.

Le réformisme demeure une impasse. Le nucléaire même mieux géré et sécurisé demeure toujours très nocif. Ensuite, les énergies alternatives ne sont pas la solution. Ses nouvelles sources de profit ne permettent pas de satisfaire les besoins de la population. L’énergie doit être produite et contrôlée par la population locale.

Le mouvement antinucléaire français semble tiraillé entre de multiples tendances. Les luttes parviennent à construire un rapport de force lorsque la diversité des stratégies est assumée. Les différentes démarches et les divers types d’action participent aux succès de ses mouvements.

L’auto-organisation de la lutte demeure indispensable. Les bureaucraties écologistes et électoralistes se contentent d’un lobbying inoffensif. Au contraire, le mouvement antinucléaire doit permettre à chacun de se réapproprier la lutte pour réfléchir et agir collectivement. Le camp antinucléaire à Valognes doit permettre de reprendre en main la conduite de nos révoltes et de nos vies.

 

Un texte pertinent brise cet enchantement militant de l’Appel au camp Valognes. L’arrêt du nucléaire, en Allemagne et ailleurs, s’apparente à un effet d’annonce et à une promesse politicienne qui vise à démobiliser la contestation. Les États ne sont pas des entités neutres car leurs intérêts convergent avec ceux de l’industrie nucléaire.

Ensuite, l’idéologie triomphaliste du militantisme doit être désamorcée. La catastrophe de Fukushima et toutes les informations sur le nucléaire ne suscitent aucune prise de conscience. En France, les partisans du nucléaire sont particulièrement nombreux et c’est un secteur économique majeur. Un camp Valognes ne suffit pas. Seules des luttes enracinées localement, qui construisent un véritable rapport de force sur la durée, peuvent tenter d’inverser la tendance. L’opposition au nucléaire semble réduite à des écologistes arrivistes et au Réseau Sortir du nucléaire qui s’apparente à une bureaucratie en décomposition.

L’appel du camp Valognes s’apparente à un cri militant aussi volontariste qu’inaudible. En dehors du petit milieu militant libertaire, personne n’est au courant de cet appel. Surtout, cette initiative s’apparente à un appel au suivisme. Les organisateurs planifient l’événement et les individus doivent se mouler dans le cadre déjà décidé. En revanche, malgré ses limites, cette tentative de blocage peut permettre de rompre avec la résignation ambiante et le lobbying ridicule.

 

Le camp Valognes apparaît comme un succès militant et les organisateurs semblent contents d’eux. Mais, dans les assemblées, l’activisme prime sur la réflexion collective. Comme souvent dans ce type de cadre, les discussions portent sur l’organisation pratique et immédiate plutôt que sur les perspectives de lutte à long terme.

 

L’assemblée du Chefresne diffuse un texte rédigé le 4 mars pour présenter son combat. Dans le sillage du camp Valognes, le mouvement se poursuit localement. La lutte contre la ligne THT Cotentin-Maine sort des vielles routines militantes, avec ses bureaucraties hiérarchisées et ses pleurnicheries réformistes. « Cette assemblée, composée autant d’habitants proches du projet que d’individus en lutte contre toutes les politiques de gestion de nos vies par l’aménagement des territoires, assume entièrement l’héritage de l’action de Valognes, autant sur les pratiques de lutte, les formes d’organisation que sur le sens politique de ses luttes», présente le texte. Cette lutte s’oppose à l’industrie nucléaire, mais aussi au règne de l’économie et du productivisme. Les différents projets d’aménagements du territoire, comme l’aéroport de Notre-Dame des Landes ou la ligne de TGV Lyon-Turin, participent à la même logique d’une dépossession de la population face à la gestion bureaucratique. Le mouvement se construit en dehors des appareils politiques et syndicaux. L’assemblée, avec des pratiques horizontales, doit permettre à la population de se réapproprier la lutte.

Rassemblements, occupations et déboulonnements de pylône rythment ce mouvement.

 

En juin 2012, le Collectif Radicalement AntiNucléaire (CRAN) publie un texte qui propose un bilan critique de la lutte anti-THT. Le retour de la gauche au pouvoir ravive les illusions citoyennistes. Des membres du collectif Stop THT demandent même un moratoire et ont rencontré des élus. Pourtant, les intérêts de l’industrie nucléaire convergent avec ceux de l’État. Mitterrand et le Parti Socialiste ont permis la promotion du programme nucléaire en France. « Avec l’industrie nucléaire et ses THT c’est un monde qui travaille à la domination capitaliste de l’homme sur lui-même et la nature, à la domestication étatique de l’ensemble du vivant », analyse le CRAN.

L’idéologie autonome de l’activisme révèle également ses limites. Les actions directes et le sabotage révèlent leur faible portée. Surtout, l’État laisse faire pour peaufiner ses fichiers policiers et ces actions exposent à la répression ceux qui y participent. Le mouvement des faucheurs anti-OGM a reflué en raison des lourdes amendes que l’État a imposées à ses activistes. Mais le repli sur des actions isolées n’aurait aucun impact sur la population et sur la construction de la lutte. «Comment continuer à porter des actions qui nous permettent de nous croiser, de discuter, d’élaborer mais qui nous évite également de nous exposer trop facilement à l’arsenal répressif ? », interroge le CRAN. La lutte doit surtout permettre de construire de nouvelles relations humaines, sans représentants ni hiérarchies, et de propager le désir de révolte.

 

 

 

Les limites de la spécialisation antinucléaire

 

Le CRAN critique le texte de l’Assemblée du Chefresne. Des illusions citoyennistes perdurent. L’Assemblée du Chefresne se contente de dénoncer les excès du capitalisme et s’indigne du « mépris » de l’État. Pour le CRAN, le désastre productiviste demeure une conséquence inévitable du capitalisme qui ne peut être ni aménagé, ni régulé. Ses dérives supposées demeurent inévitablement liées à l’organisation de la société. Ensuite, l’État ne pourra jamais entendre la contestation et lui céder. Seul un rapport de force durable peut faire plier l’État, et non d’éventuelles négociations qui ne peuvent qu’échouer.

Ensuite, le CRAN dénonce la rhétorique de la « résistance ». Ce terme demeure surtout défensif et présuppose un échec. La résistance ne suffit plus pour s’opposer au nucléaire. « Seul pourrait en effet y parvenir un mouvement qui saurait reconnaître, dans la ligne THT Cotentin-Maine, une modalité parmi d’autre d’un processus général d’asservissement par l’aménagisme, l’électrification totale de la vie et l’anéantissement du monde sensible », souligne le CRAN. La lutte doit donc également dépasser le cadre local pour construire un mouvement plus vaste et coordonner les révoltes.

 

André Dréan revient sur un phénomène étrange. L’assemblée du Chefresne, qui prétend s’opposer à l’État et aux institutions, semble soutenue par la mairie qui lui prête ses lieux de réunion. Les opposants aux nucléaires semblent donc conserver certaines illusions sur l’État et les pouvoirs locaux, ce qui limite les perspectives de lutte et crée des divisions.

Certes le « week-end de résistance » a subit une forte répression policière, avec de nombreux blessés. Pourtant, le campement semble autorisé par la mairie. Cette occupation ne s’inscrit donc pas dans la démarche d’une action qui brise la légalité et l’autorité des institutions. Même les insurrectionnalistes, et autre partisans de l’affrontement direct avec la police, attendent que les forces de l’ordre respectent le cadre de la légalité et s’indignent naïvement des tirs tendus à hauteur du visage.

L’expérience historique de la lutte à Malville montre que les illusions sur la nature de l’État a précipité l’effondrement de la contestation. Quelques moratoires ont suffit pour calmer les municipalités et les oppositions citoyennes.

 

Le témoignage d’une jeune femme, blessée au court du « week-end de résistance », revient sur ce carnage. Loin des fanfaronnades insurrectionnalistes, elle évoque sa peur de la police et décrit son expérience sensible. Elle replace sa lutte contre le nucléaire dans la révolte plus large contre l’aliénation dans un monde mortifère. «Nous, à force, dépossédés de presque tout ; de notre histoire, de son sens, du langage, de l’information, de nos corps, de nos désirs, de notre temps, de nos vies», décrit la jeune émeutière. Pour elle, il n’y a pas à s’indigner de la brutalité policière. Cette violence semble banale et quotidienne. Même en démocratie, la répression demeure féroce et aucune bienveillance n’est à attendre de la part de l’État.

 

Un texte évoque la lutte contre le nucléaire comme un aspect de la contestation du monde marchand. Ce texte évoque les assemblées et les relations tissées par le mouvement. Il évoque même le plaisir de la révolte. « La jouissance dans la lutte permet de renforcer cette dernière, et, d’après moi, porte en elle la puissance de son propre auto-dépassement vers un mouvement plus large que celui existant actuellement », souligne son auteur.

 

Ce mouvement antinucléaire demeure particulièrement isolé et minoritaire. Cette lutte permet d’ancrer la critique du monde marchand à partir de ses conséquences locales. La réflexion part de la réalité et de la vie quotidienne, plutôt que d’une idéologie abstraite. C’est effectivement la principale force de l’opposition au nucléaire. En revanche, cette lutte doit sortir de la spécialisation. Ce ne sont pas des appels, des camps et autres émeutes programmées qui permettront de détruire l’industrie nucléaire. Seul un mouvement d’ampleur, qui regroupe tous les exploités, peut permettre d’abattre cette technologie mortifère et le monde qui la produit.

La lutte écologiste devient aujourd’hui une espèce de spécialité, avec ses sous-spécialités comme le gaz de schiste, la ZAD de Notre-Dame des Landes, l’opposition au nucléaire ou aux OGM. Ce morcellement de la révolte semble rarement remis en cause. Ensuite, les luttes écologistes semblent déconnectées des luttes menées par les salariés, les chômeurs, les précaires. Des sociologues, comme le répugnant Alain Touraine, ont même théorisé les « nouveaux mouvements sociaux » qui ne remettent pas directement en cause l’exploitation capitaliste. Les activistes autonomes se complaisent dans ce cloisonnement. Seul un mouvement de tous les exploités peut détruire ce monde marchand, et toutes ses conséquences mortifères. Seule une lutte globale peut permettre de reprendre le contrôle de nos vies.

 

Source : Antinucléaire Mix-Texte, Volume 0, Textes choisis autour de la lutte antinucléaire dans le Nord-Ouest, d’octobre 2011 à septembre 2012, Automne 2012

 

Articles liés :

La contestation de la modernisation industrielle

L’anti-terrorisme contre les autonomes

Contre l’ennui militant

Elections : piège à moutons

 

Pour aller plus loin :

Rubrique « Anti Nucléaire » sur le site du journal La Mouette Enragée

Film « THT : Remballe ton éleck ! » publié sur le site Regarde à vue

Rubrique « Luttes antinucléaires » sur le site Le Jura Libertaire

Rubrique « Sciences, technologies mortifères et industrie » sur le site Non Fides

Site du Collectif Radicalement Anti-Nucléaire (CRAN)

Site de l’assemblée anti-THT

Site de l’action à Valognes

Brochure sur Greenpeace et la dépossession des luttes écologistes, Texte paru en version courte dans Pas de Sushi l’Etat Geiger n°3, juin 2012

Organisation Communiste Libertaire, Brochure « Aperçu sur l’histoire du mouvement antinucléaire en France« 

« Le travail est une catégorie capitaliste », par Anselm Jappe

Le-veau-d-or-le-petit-journal-1892.JPG

 

Le travail est une

catégorie capitaliste

 

 

 

Extrait de l’ouvrage d’Anselm Jappe, « Les aventures de la marchandise. Pour une nouvelle critique de la valeur » (Denoël, 2003, p. 118-120).

 

 

 

Toute notre argumentation nous pousse à mettre en discussion non seulement le « travail abstrait », mais aussi le travail en tant que tel. Ici le bon sens se révoltera : comment pourrait-on vivre sans travailler ? Toutefois, c’est seulement en identifiant le « travail » au métabolisme avec la nature qu’on peut présenter le travail comme une catégorie suprahistorique et éternelle. Mais il s’agit alors d’une tautologie. D’un principe tellement général, on peut déduire aussi peu que du principe que l’homme doit manger pour vivre.

 

Le « travail » est lui-même un phénomène historique. Au sens strict, il n’existe que là où existent le travail abstrait et la valeur [dans la formation sociale capitaliste qui naît à partir du XIVème et XVème siècles]. Non seulement au niveau logique, mais aussi par rapport au travail, « concret » et « abstrait » sont des expressions qui renvoient l’une à l’autre et qui ne peuvent pas exister indépendamment l’une de l’autre. Il est donc très important de souligner que notre critique touche le concept de « travail » en tant que tel, pas seulement le « travail abstrait ». On ne peut pas simplement opposer entre eux le travail abstrait et le travail concret, et encore moins comme étant le « mal » et le « bien ». Le concept de travail concret est lui-même une abstraction, parce qu’on y sépare, dans l’espace et dans le temps, une certaine forme d’activité du champ entier des activités humaines : la consommation, le jeu et l’amusement, le rituel, la participation aux affaires communes, etc. Un homme de l’époque précapitaliste n’aurait jamais idée de placer au même niveau de l’être, en tant que « travail » humain, la fabrication d’un pain, l’exécution d’un morceau de musique, la direction d’une campagne militaire, la découverte d’une figure géométrique et la préparation d’un repas.

 

La catégorie de travail n’est pas ontologique, mais existe seulement là où existe l’argent comme forme habituelle de médiation sociale. Mais si la définition capitaliste du travail fait abstraction de tout contenu, cela ne signifie pas que toute activité, dans le mode de production capitaliste, est considéré comme du « travail » : seulement celle qui produit de la valeur et se traduit en argent. Le travail des ménagères, par exemple, n’est pas du « travail » au sens capitaliste.

 

Le travail en tant qu’activité séparée des autres sphères est déjà une forme de travail abstrait ; le travail abstrait au sens étroit est donc une abstraction de deuxième degré. Comme l’écrit Norbert Trenkle :

 

« Si le travail abstrait est l’abstraction d’une abstraction, le travail concret n’est que le paradoxe du côté concret d’une abstraction (l’abstraction formelle du ‘‘travail’’). Ce travail est concret seulement dans un sens très borné et étroit : les marchandises différentes exigent des procès de production matériellement différents ».

 

Cependant, l’idée de devoir « libérer » le travail de ses chaînes a comporté logiquement de considérer le travail « concret » comme le « pôle positif » qui dans la société capitaliste est violé par le travail abstrait. Mais le travail concret n’existe dans cette société que comme porteur, comme base du travail abstrait, et non comme son contraire. Le concept de « travail concret » est également une fiction : il n’existe réellement qu’une multitude d’activités concrètes. Le même discours est vrai en ce qui concerne la valeur d’usage : elle est liée à la valeur comme un pôle magnétique à l’autre. Elle ne pourrait pas subsister seule ; elle ne représente donc pas le côté « bon », ou « naturel », de la marchandise, qu’on pourrait opposer au côté « mauvais », abstrait, artificiel, extérieur. Ces deux côtés sont liés l’un à l’autre de la même manière que, par exemple, le sont le capital et le travail salarié, et ils ne peuvent disparaître qu’ensemble. Le fait d’avoir une « valeur d’usage » n’exprime que la capacité – abstraite – de satisfaire un besoin quelconque. Selon Marx, la valeur d’usage devient un « chaos abstrait » dès qu’elle sort de la sphère séparée de l’économie. Le véritable contraire de la valeur n’est pas la valeur d’usage, mais la totalité concrète de tous les objets.

 

A. Jappe

 

D’autres textes sur la critique du travail en tant que tel :

 

– Manifeste contre le travail (Krisis-1999).

– Le travail est une catégorie historiquement déterminée, par Benoit Bohy-Bunel

– Quelques bonnes raisons de se libérer du travail, par Anselm Jappe

– Travail fétiche, par Maria Wölflingseder (Streifzuge)

– Le Moloch capitaliste, par Armel Campagne

– Travail forcé et éthos du travail, par Claus Peter Ortlieb (Exit ! gruppe)

– Avec Marx, contre le travail, par Anselm Jappe

– Crise et critique de la société du travail, par Robert Kurz (Exit ! gruppe)

– Au lieu du travail précaire, l’abolition du travail, par Karl-Heinz Lewed (Exit ! gruppe)

– Le travail du négatif, par Anselm Jappe

– La domination du travail abstrait, par Jean-Marie Vincent

– Arbeit macht nicht frei. Libre commentaire des vues de Gunther Anders sur le travail, par Franz Schandl (Streifzuge)

 

 

manifeste-contre-le-travail.jpg

Sexe capitalisme et critique de la valeur

LU SUR http://palim-psao.over-blog.fr

Rosa Luxembourg et le socialisme français

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Rosa Luxembourg analyse le socialisme français pour dévoiler sa propre conception du mouvement révolutionnaire.

 

L’œuvre de Rosa Luxemburg semble mobilisée à divers titres. Aujourd’hui, la révolutionnaire fait l’objet d’un embaumement académique à travers un colloque universitaire très conformiste. Ses textes marxistes sont également mobilisés par le Parti Communiste Français des années 1930 pour dénoncer le réformisme de la social-démocratie. Mais c’est l’appropriation libertaire, incarnée par Daniel Guérin, qui demeure la plus intéressante. Contre toutes les formes d’autoritarismes, Rosa Luxemburg insiste sur la spontanéité révolutionnaire et l’auto-organisation du prolétariat.

L’historien Jean-Numa Ducange présente les textes de Rosa Luxemburg sur la France. Il permet de contextualiser des textes politiques écrits dans la perspectives des débats politiques qui agitent le mouvement ouvrier allemand. Rosa Luxemburg s’oppose à la participation des socialistes au gouvernement en France en 1899. Elle privilégie la rupture radicale avec le capitalisme plutôt qu’un changement gradualiste à coups de réformes. Jean Jaurès devient l’une de ses cibles privilégiées. Rosa Luxemburg le considère comme un politicien bourgeois qui participe au Parlement. Le mouvement socialiste doit former un parti de classe autonome par rapport au monde bourgeois.

Comme Karl Marx, Rosa Luxemburg estime que la voie vers le socialisme nécessite de « briser l’État ». Elle critique également le centralisme politique. Mais elle préfère soutenir les guesdistes, des marxistes autoritaires et dogmatiques, plutôt que les anarchistes et le syndicalisme révolutionnaire. Mais, à partir de 1910, elle devient plus critique par rapport à la bureaucratisation de la social-démocratie. Rosa Luxemburg ne refuse pas toute forme d’action dans le cadre des institutions. Mais le Parlement demeure surtout une tribune destinée à la propagande révolutionnaire. Toutefois, elle insiste sur la spontanéité des masses pour bousculer l’inertie des parlementaires.

 

 

 

Le socialisme dans la France de la fin du XIXème siècle

En 1898, Rosa Luxemburg propose une analyse politique et sociale de la France. Le parti radical s’appuie sur une base sociale réduite qui ne comprend ni la bourgeoisie ni le prolétariat. En revanche, il peut s’appuyer sur une importante petite bourgeoisie de fonctionnaires et petits propriétaires.

La révolutionnaire évoque la démographie, la structure familiale et la misère sexuelle. « Mais l’abstinence sexuelle forcée d’une grande partie de la classe populaire s’explique plus profondément par les conditions sociales et surtout économiques et matérielles de la nation », observe Rosa Luxemburg. Le capitalisme semble alors conditionner tous les aspects de la vie quotidienne.

 

Les luttes ouvrières demeurent le meilleur moyen de diffuser les idées socialistes. En 1898, Rosa Luxemburg évoque le mouvement des cheminots et sa répression. «Le capital brandit la carotte et le bâton pour ôter aux esclaves du travail toute velléité de faire usage de leurs droits de citoyen à s’organiser et à lutter », observe Rosa Luxemburg. Les syndicalistes révolutionnaires privilégient la propagande pour la grève générale. Mais l’enjeu demeure surtout la création de caisses de solidarité pour organiser la grève générale.

Rosa Luxemburg regrette l’absence d’unité du mouvement ouvrier en France. Aucun parti social-démocrate ne parvient à se former. Mais elle relativise cet aspect. L’unité du socialisme se construit dans la lutte. Ce n’est pas un parti ou une avant-garde qui doit apporter la conscience de classe au prolétariat, mais la lutte. « Ce n’est que sur la haute mer de la vie politique, dans une large lutte contre l’État présent, par l’ajustement de toute la richesse variée à la réalité vivante que l’on peut former le prolétariat et l’éduquer dans le sens de la social-démocratie », souligne Rosa Luxemburg. Contre les anarchistes et les avant-gardes politiques qui privilégient la propagande, elle estime que seule la lutte peut apporter la conscience révolutionnaire au prolétariat. « Et c’est la vie qui lui impose cette orientation avec une force irrésistible », insiste Rosa Luxemburg.

 

 

 

unterwegs.jpg

Contre la participation socialiste au gouvernement

En 1899, Rosa Luxemburg critique la participation d’un ministre socialiste à un gouvernement bourgeois. Cette décision devient pourtant naturelle. En effet, Édouard Bernstein préconise l’intégration progressive du socialisme dans la société bourgeoise. Cette idéologie pense ainsi pouvoir transformer l’État bourgeois en État socialiste par la participation de ministres. Mais cette tactique ne débouche vers aucun véritable changement social. « En effet, que ne saurait réaliser un ministre socialiste en fait de petites améliorations, d’adoucissements et de raccommodage social de toutes sortes ! », ironise Rosa Luxemburg. Cette tactique tente d’aménager le capitalisme plutôt que de le supprimer. Seule la lutte des classes, contre le capitalisme et son État, permet de véritables changements. La social-démocratie doit donc affirmer son autonomie par rapport à la politique bourgeoise pour privilégier la lutte des classes. « Dans la société bourgeoise, la social-démocratie, du fait de son essence même, est destinée à jouer le rôle d’un parti d’opposition ; elle ne peut accéder au gouvernement que sur les ruines de l’État bourgeois », précise Rosa Luxemburg.

La révolutionnaire défend le point de vue de Paul Lafargue. Ce socialiste refuse toute forme de collaboration gouvernementale. Jean Jaurès et les « indépendants » s’apparentent à une bourgeoisie opportuniste éloignée du mouvement ouvrier. « Le ministre socialiste est un homme perdu pour le socialisme, quoi qu’il fasse », affirme au contraire Paul Lafargue.

Rosa Luxemburg semble donc proche du courant de Jules Guesde qui se réfère à un marxisme orthodoxe. Mais la théoricienne observe également les dérives réformistes de ce courant qui finit par abandonner ses principes abstraits pour des succès immédiats.

 

En 1900, la révolutionnaire revient sur la participation socialiste au gouvernement. Rosa Luxemburg comprend bien la nature de l’État bourgeois avec sa bureaucratie qui empêche de réaliser la moindre réforme. Les socialistes, par leur participation à l’État, doivent alors se conformer à cette logique bureaucratique. « L’entrée des socialistes dans un gouvernement bourgeois n’est donc pas, comme on le croit, une conquête partielle de l’État bourgeois par les socialistes, mais une conquête partielle du parti socialiste par l’État bourgeois », observe la révolutionnaire.

Dans le cadre d’un gouvernement bourgeois, les réformes s’apparentent à des demi-mesures, comme l’illustre le bilan du ministre socialiste Millerand. Seule la lutte permet d’imposer de véritables réformes. « Les concessions ne sont faites que sous la pression de la nécessité politique, pour apaiser la classe ouvrière stimulée par le parti socialiste », observe Rosa Luxemburg.

La théorie et la pratique ne doivent pas être séparées. Pour la révolutionnaire les moyens déterminent la fin. La participation ministérielle ne peut pas permettre de changer la société. « Le socialisme, qui a pour mission de supprimer la propriété privée des moyens de production et d’abolir la domination bourgeoise de classes, participe au gouvernement de l’État bourgeois, dont la fonction est de conserver la propriété privée et de perpétuer la domination de la classe bourgeoise », précise Rosa Luxemburg. L’État n’est donc pas un moyen de transformation sociale. Avec la participation de la social-démocratie au pouvoir, la classe ouvrière devient inféodée à la bourgeoisie républicaine. Comme Karl Marx, Rosa Luxemburg insiste sur l’antagonisme entre la bourgeoisie et le prolétariat. Au contraire Jean Jaurès préconise une alliance de la classe ouvrière avec la petite bourgeoisie du parti radical. Les députés socialistes renoncent alors à la lutte des classes « pour se transformer en un groupe parlementaire sans principes, navigant au gré des combinaisons du moment, en un pantin dont les mouvements seraient réglés par les partis bourgeois », raille Rosa Luxemburg. La classe ouvrière doit construire un mouvement autonome en opposition avec toutes les classes bourgeoises.

 

 

 

Une critique radicale de l’État et du capital

Les analyses de Rosa Luxemburg sont confirmées par les faits. Le gouvernement auquel participe Millerand n’est pas plus favorable à la classe ouvrière et le ministre doit être exclu de l’organisation socialiste. Le courant de Jaurès soutien la participation à ce pouvoir républicain à ses débuts. « Cependant le gouvernement bourgeois, en dépit du fait qu’il avait un socialiste en son sein, ne cessa pas d’un être le gouvernement de la violence de classe, d’être une organisation gendarmo-policière de la bourgeoisie contre le prolétariat révolutionnaire, et ne cessa pas, dans tous les domaines de la vie sociale, de servir fidèlement les intérêts de la classe capitaliste », constate Rosa Luxemburg. L’État continue de tirer sur les ouvriers en grève. Le prolétariat s’éloigne alors d’un mouvement socialiste qui cautionne le gouvernement.

Mais, en 1905, le « Parti socialiste » est créé à travers la Section Française de l’Internationale Socialiste (SFIO). Ce mouvement repose sur des bases politiques claires qui semblent désormais exclurent toute participation gouvernementale.

Ce nouveau parti doit favoriser l’autonomie politique de la classe ouvrière. « Or l’unification socialiste, en France comme partout ailleurs, ne doit pas être le couplage mécanique de différentes fractions en une organisation, mais un mouvement vivant et unitaire qui entraîne avec lui l’ensemble du prolétariat dans le grand et puissant fleuve de la lutte des classes », prévient Rosa Luxemburg. LeParti socialiste doit être relié au mouvement ouvrier. A l’intérieur comme à l’extérieur du Parlement cette nouvelle organisation ne doit pas se contenter de devenir une opposition républicaine, mais doit imposer une politique ouvrière révolutionnaire.

 

Cet article insiste sur la dimension libertaire de la pensée de Rosa Luxembourg. Mais la théoricienne conserve certaines ambigüités. Elle dénonce la participation au pouvoir bourgeois au niveau de l’État central, mais pas à l’échelle municipale. Elle défend également la participation au Parlement comme tribune. La révolutionnaire, avant 1905, ne semble pas se rattacher à une pratique de lutte avant de découvrir l’invention par le prolétariat lui-même des soviets et des conseils ouvriers.

Pourtant, la révolutionnaire s’attache déjà à l’auto-organisation du prolétariat dans les luttes. Elle dénonce toutes les formes de bureaucraties, y compris dans l’anarcho-syndicalisme. Elle s’attache à défendre la construction d’un mouvement autonome du prolétariat par rapport à la politique bourgeoise. Karl Korschradicalise cette position. Mais ce même courant révolutionnaire s’attache à penser une conception de la politique qui ne s’enferme pas dans les partis et les syndicats. L’organisation révolutionnaire doit surtout s’appuyer sur la spontanéité et la créativité du prolétariat.

 

Source : Rosa Luxemburg, Le Socialisme en France. Œuvres complètes – Tome III, Edition établie et préfacée par Jean-Numa Ducange, Traduit par Daniel Guérin et Lucie Roignant, Agone & Smolny, 2013

 

Articles liés :

Le marxisme critique de Karl Korsch

Marx, penseur de l’anarchie selon Rubel

Daniel Guérin et le mouvement de 1936

Refus du travail, peresse et oisiveté

La gauche au pouvoir pour servir le capital

 

Pour aller plus loin :

« Le tome 3 des Œuvres complètes de Rosa Luxemburg« , publié sur le site de Critique Sociale le 27 octobre 2013

« Il faut sortir Rosa Luxemburg des facs et autres cimetières« , publié sur le site Vosstanie le 30 octobre 2013

Collectif Smolny / Agone, « Rosa Luxemburg : l’intégrité d’une œuvre« , publié sur le blog des éditions Agone le 4 janvier 2011, Texte initialement paru dansContretemps n°8

 

Vidéo : « Conférence internationale sur Rosa Luxemburg » enregistrée à Paris, Sorbonne, les 04 et 05 octobre 2013 par Les Films de l’An 2

Vidéo : Jean-Numa Ducange, « Le socialisme français vu par Rosa Luxemburg« , diffusée sur le site Comprendre avec Rosa Luxemburg le 19 octobre 2013

 

Rosa Luxemburg (1871-1919) sur le site La Bataille socialiste

Textes de Rosa Luxemburg publiés sur le site de l’Archive internet des marxistes

LU SUR http://zones-subversives.over-blog.com/

“Environ 200 hooligans sympathisants fascistes ont attaqué notre squat avec des pierres et des coktails molotov. Ils ont essayé d’y pénétrer mais nous avons réussi à les repousser”


 Plusieurs dizaines de milliers de personnes ont manifesté lundi à Varsovie à l’appel de l’extrême droite, à l’occasion de la fête de l’Indépendance de la Pologne célébrée le 11 novembre. Selon les organisateurs, environ 50.000 personnes ont participé à cette manifestation.

La police, elle, n’a pas donné de chiffre. La mairie de Varsovie a décidé de dissoudre cette marche peu avant son terme, à la suite d’incidents provoqués par des groupes de jeunes en cagoules, dont certains arboraient les symboles de clubs polonais de football.

Les manifestants ont notamment attaqué un squat occupé par l’extrême gauche, endommagé plusieurs voitures, et brûlé sur une place centrale de la capitale une installation artistique représentant un grand arc-en-ciel en fleurs de papier et symbolisant la tolérance. “Environ 200 hooligans sympathisants fascistes ont attaqué notre squat avec des pierres et des coktails molotov. Ils ont essayé d’y pénétrer mais nous avons réussi à les repousser”, a dit à l’AFP un jeune résidant de ce squat portant un masque de ski et refusant de donner son nom. Les manifestants ont également attaqué la police à coups de jets de pierres et de bouteilles.

La police répondu par des gaz lacrymogènes et tirs de balles en caoutchouc. Quatre policiers ont été hospitalisés, alors qu’une quinzaine de personnes ont été arrêtées, selon le porte-parole de la police Mariusz Sokolowski. La manifestation était organisée à l’appel d’organisations d’extrême droite non représentées au Parlement. Les manifestants ont notamment réclamé la démission du gouvernement libéral de Donald Tusk.Dans toute la Pologne, des cérémonies officielles se sont déroulées pour marquer le 95e anniversaire du retour à l’indépendance du pays.

La Pologne a retrouvé son indépendance le 11 novembre 1918 après avoir été rayée de la carte de l’Europe par la Russie, la Prusse et l’Autriche-Hongrie qui se sont partagés son territoire à la fin du XVIIIe siècle. En début d’après-midi, une marche, organisée par le président Bronislaw Komorowski, a rassemblé des milliers de personnes dans le centre de Varsovie. L’oposition, le parti conservateur Droit et Justice de Jaroslaw Kaczynski a, elle, organisé ses propres célébrations de l’anniversaire de l’indépendance à Cracovie.

AFP

Copyright © 2013 euronews

Monique Pinçon-Charlot : « La violence des riches atteint les gens au plus profond de leur esprit et de leur corps »

PAR AGNÈS ROUSSEAUX 5 NOVEMBRE 2013

Qui sont les riches aujourd’hui ? Quel impact ont-ils sur la société française ? Pour la sociologue Monique Pinçon-Charlot, les riches font subir au reste de la société une violence inouïe. Une violence banalisée grâce à un renversement du langage : les riches seraient des victimes, menacées par l’avidité du peuple. Elle dénonce un processus de déshumanisation, une logique de prédation, une caste qui casse le reste de la société. Et invite à organiser une « vigilance oligarchique » : montrer aux puissants que leur pouvoir n’est pas éternel.

Basta ! : Qu’est-ce qu’un riche, en France, aujourd’hui ?

Monique Pinçon-Charlot [1] : Près de 10 millions de Français vivent aujourd’hui en-dessous du seuil de pauvreté. Celui-ci est défini très précisément. Mais il n’existe pas de « seuil de richesse ». C’est très relatif, chacun peut trouver que son voisin est riche. Et pour être dans les 10 % les plus riches en France, il suffit que dans un couple chacun gagne 3000 euros.

Nous nous sommes intéressés aux plus riches parmi les riches. Sociologiquement, le terme « riche » est un amalgame. Il mélange des milieux très différents, et regroupe ceux qui sont au top de tous les univers économiques et sociaux : grands patrons, financiers, hommes politiques, propriétaires de journaux, gens de lettres… Mais nous utilisons délibérément ce terme. Car malgré son hétérogénéité, ces « riches » sont une « classe », mobilisée pour la défense de ses intérêts. Et nous voulons aujourd’hui contribuer à créer une contre-offensive dans cette guerre des classes que mènent les riches et qu’ils veulent gagner.

Pourquoi est-il si difficile de définir cette classe ?

La richesse est multidimensionnelle. Bourdieu parlait très justement de capital – capital économique, culturel, symbolique –, c’est ce qui donne du pouvoir sur les autres. A côté de la richesse économique, il y a la richesse culturelle : c’est le monde des musées, des ventes aux enchères, des collectionneurs, des premières d’opéra… Jean-Jacques Aillagon, président du comité des Arts décoratifs, vient d’être remplacé par un associé-gérant de la banque Lazard. Dans l’association des amis de l’Opéra, on retrouve Maryvonne Pinault (épouse de François Pinault, 6ème fortune de France), Ernest-Antoine Seillière (ancien président du Medef, 37ème fortune de France avec sa famille) [2]…

A cela s’ajoute la richesse sociale, le « portefeuille » de relations sociales que l’on peut mobiliser. C’est ce qui se passe dans les cercles, les clubs, les rallyes pour les jeunes. Cette sociabilité mondaine est une sociabilité de tous les instants : déjeuners, cocktails, vernissages, premières d’opéra. C’est un véritable travail social, qui explique la solidarité de classe. La quatrième forme est la richesse symbolique, qui vient symboliser toutes les autres. Cela peut être le patronyme familial : si vous vous appelez Rothschild, vous n’avez pas besoin d’en dire davantage… Cela peut être aussi votre château classé monument historique, ou votre élégance de classe.

Il existe aussi une grande disparité entre les très riches…

Bernard Arnault, propriétaire du groupe de luxe LVMH, est en tête du palmarès des grandes fortunes professionnelles de France, publié chaque année par la revueChallenges. Il possède 370 fois la fortune du 500ème de ce classement. Et le 501ème est encore très riche ! Comparez : le Smic à 1120 euros, le revenu médian à 1600 euros, les bons salaires autour de 3000 euros, et même si on inclut les salaires allant jusque 10 000 euros, on est toujours dans un rapport de 1 à 10 entre ces bas et hauts salaires. Par comparaison, la fortune des plus riches est un puits sans fond, un iceberg dont on ne peut pas imaginer l’étendue.

Malgré l’hétérogénéité de cette classe sociale, les « riches » forment, selon vous, un cercle très restreint.

On trouve partout les mêmes personnes dans une consanguinité tout à fait extraordinaire. Le CAC 40 est plus qu’un indice boursier, c’est un espace social. Seules 445 personnes font partie des conseils d’administration des entreprises du CAC 40. Et 98 d’entre eux détiennent au total 43 % des droits de vote [3] ! Dans le conseil d’administration de GDF Suez, dont l’État français possède 36 % du capital, il y a des représentants des salariés. Ceux-ci peuvent être présents dans divers comités ou commissions, sauf dans le comité des rémunérations. Cela leur est interdit. Qui décide des rémunérations de Gérard Mestrallet, le PDG ? Jean-Louis Beffa, président de Saint-Gobain, notamment. C’est l’entre-soi oligarchique.

Cela semble si éloigné qu’on peut avoir l’impression de riches vivant dans un monde parallèle, sans impact sur notre vie quotidienne. Vous parlez à propos des riches de « vrais casseurs ». Quel impact ont-ils sur nos vies ?

Avec la financiarisation de l’économie, les entreprises sont devenues des marchandises qui peuvent se vendre, s’acheter, avec des actionnaires qui exigent toujours plus de dividendes. Selon l’Insee, les entreprises industrielles (non financières) ont versé 196 milliards d’euros de dividendes en 2007 contre 40 milliards en 1993. Vous imaginez à quel niveau nous devons être sept ans plus tard ! Notre livre s’ouvre sur une région particulièrement fracassée des Ardennes, avec l’histoire d’une entreprise de métallurgie, qui était le numéro un mondial des pôles d’alternateur pour automobiles (les usines Thomé-Génot). Une petite entreprise familiale avec 400 salariés, à qui les banques ont arrêté de prêter de l’argent, du jour au lendemain, et demandé des remboursements, parce que cette PME refusait de s’ouvrir à des fonds d’investissement. L’entreprise a été placée en redressement judiciaire. Un fonds de pension l’a récupéré pour un euro symbolique, et, en deux ans, a pillé tous les savoir-faire, tous les actifs immobiliers, puis fermé le site. 400 ouvriers se sont retrouvés au chômage. C’est un exemple parmi tant d’autres ! Si vous vous promenez dans les Ardennes aujourd’hui, c’est un décor de mort. Il n’y a que des friches industrielles, qui disent chaque jour aux ouvriers : « Vous êtes hors-jeu, vous n’êtes plus rien. On ne va même pas prendre la peine de démolir vos usines, pour faire des parcs de loisirs pour vos enfants, ou pour planter des arbres, pour que vous ayez une fin de vie heureuse. Vous allez crever. »

Comment s’exerce aujourd’hui ce que vous nommez « la violence des riches » ?

C’est une violence inouïe. Qui brise des vies, qui atteint les gens au plus profond de leur corps, de leur estime, de leur fierté du travail. Être premier dans les pôles d’alternateur pour automobiles, c’est faire un travail de précision, c’est participer à la construction des TGV, à l’une des fiertés françaises. Casser cela est une violence objective, qui n’est ni sournoise ni cachée, mais qui n’est pas relayée comme telle par les politiques, par les médias, par ces chiens de garde qui instillent le néolibéralisme dans les cerveaux des Français. Pour que ceux-ci acceptent que les intérêts spécifiques des oligarques, des dominants, des riches, deviennent l’intérêt général.

Comment cette violence objective se transforme-t-elle en assujettissement ?

C’est une forme d’esclavage dans la liberté. Chacun est persuadé qu’il est libre d’organiser son destin, d’acheter tel téléphone portable, d’emprunter à la banque pendant 30 ans pour s’acheter un petit appartement, de regarder n’importe quelle émission stupide à la télévision. Nous essayons de montrer à quel système totalitaire cette violence aboutit. Un système totalitaire qui n’apparaît pas comme tel, qui se renouvelle chaque jour sous le masque de la démocratie et des droits de l’homme. Il est extraordinaire que cette classe, notamment les spéculateurs, ait réussi à faire passer la crise financière de 2008 – une crise financière à l’état pur – pour une crise globale. Leur crise, est devenue la crise. Ce n’est pas une crise, mais une phase de la guerre des classes sans merci qui est menée actuellement par les riches. Et ils demandent au peuple français, par l’intermédiaire de la gauche libérale, de payer. Et quand on dit aux gens : « Ce n’est quand même pas à nous de payer ! », ils répondent : « Ah, mais c’est la crise »

Pourquoi et comment les classes populaires ont-elles intégré cette domination ?

C’est une domination dans les têtes : les gens sont travaillés en profondeur dans leurs représentations du monde. Cela rend le changement difficile, parce qu’on se construit en intériorisant le social. Ce que vous êtes, ce que je suis, est le résultat de multiples intériorisations, qui fait que je sais que j’occupe cette place-là dans la société. Cette intériorisation entraîne une servitude involontaire, aggravée par la phase que nous vivons. Avec le néolibéralisme, une manipulation des esprits, des cerveaux, se met en place via la publicité, via les médias, dont les plus importants appartiennent tous à des patrons du CAC 40.

Sommes-nous prêts à tout accepter ? Jusqu’où peut aller cette domination ?

Dans une chocolaterie qu’il possède en Italie, le groupe Nestlé a proposé aux salariés de plus de cinquante ans de diminuer leur temps de travail [4], en échange de l’embauche d’un de leurs enfants dans cette même entreprise. C’est une position perverse, cruelle. Une incarnation de ce management néolibéral, qui est basé sur le harcèlement, la culpabilisation, la destruction. Notre livre est un cri d’alerte face à ce processus de déshumanisation. On imagine souvent que l’humanité est intemporelle, éternelle. Mais on ne pense pas à la manipulation des cerveaux, à la corruption du langage qui peut corrompre profondément la pensée. Le gouvernement français pratique la novlangue : « flexi-sécurité » pour ne pas parler de précarisation, « partenaires sociaux » au lieu de syndicats ouvriers et patronat, « solidarité conflictuelle ». Le pouvoir socialiste pratique systématiquement une pensée de type oxymorique, qui empêche de penser. Qui nous bloque.

Les riches entretiennent une fiction de « surhommes » sans qui il n’y aurait pas travail en France, estimez-vous. Menacer les riches signifie-t-il menacer l’emploi ?

Cette menace est complètement fallacieuse. Dans la guerre des classes, il y a une guerre psychologique, dont fait partie ce chantage. Mais que les riches s’en aillent ! Ils ne partiront pas avec les bâtiments, les entreprises, les autoroutes, les aéroports… Quand ils disent que l’argent partira avec eux, c’est pareil. L’argent est déjà parti : il est dans les paradis fiscaux ! Cette fiction des surhommes fonctionne à cause de cet assujettissement, totalitaire. Quand on voit le niveau des journaux télévisés, comme celui de David Pujadas, il n’y a pas de réflexion possible. En 10 ans, les faits divers dans les JT ont augmenté de 73 % !

Certains se plaignent d’une stigmatisation des « élites productives ». Les riches ont-ils eux aussi intériorisé ce discours, cette représentation ?

Notre livre s’ouvre sur une citation extraordinaire de Paul Nizan [5] : « Travaillant pour elle seule, exploitant pour elle seule, massacrant pour elle seule, il est nécessaire [à la bourgeoisie] de faire croire qu’elle travaille, qu’elle exploite, qu’elle massacre pour le bien final de l’humanité. Elle doit faire croire qu’elle est juste. Et elle-même doit le croire. M. Michelin doit faire croire qu’il ne fabrique des pneus que pour donner du travail à des ouvriers qui mourraient sans lui ». C’est pour cela que cette classe est tout le temps mobilisée : les riches ont sans cesse besoin de légitimer leur fortune, l’arbitraire de leurs richesses et de leur pouvoir. Ce n’est pas de tout repos ! Ils sont obligés de se construire en martyrs. Un pervers narcissique, un manipulateur, passe en permanence du statut de bourreau à celui de victime, et y croit lui-même. C’est ce que fait l’oligarchie aujourd’hui, par un renversement du discours économique : les riches seraient menacées par l’avidité d’un peuple dont les coûts (salaires, cotisations…) deviennent insupportables. On stigmatise le peuple, alors que les déficits et la dette sont liés à la baisse des impôts et à l’optimisation fiscale.

Depuis que le parti socialiste est au pouvoir, qu’est-ce qui a changé ? Y a-t-il eu des améliorations concernant cette violence des riches que vous dénoncez ?

On ne peut pas parler d’amélioration : nous sommes toujours dans un système oligarchique. Nos dirigeants sont tous formés dans les mêmes écoles. Quelle différence entre Dominique Strauss-Kahn et Nicolas Sarkozy ? Je ne suis pas capable de vous le dire. L’histoire bégaye. Un exemple : le secrétaire général adjoint de l’Élysée est actuellement Emmanuel Macron, qui arrive directement de la banque d’affaires Rothschild. Sous Nicolas Sarkozy, ce poste était occupé par François Pérol, qui venait aussi de chez Rothschild. Les banques Lazard et Rothschild sont comme des ministères bis [6] et conseillent en permanence le ministre de l’Économie et des Finances. La mission de constituer la Banque publique d’investissement (BPI) a été confiée par le gouvernement à la banque Lazard… Et la publicité sur le crédit d’impôt lancé par le gouvernement a été confiée à l’agence Publicis. Qui après avoir conseillé Nicolas Sarkozy conseille maintenant Jean-Marc Ayrault. On se moque de nous !

Pierre Moscovici et François Hollande avait promis une loi pour plafonner les salaires de grands patrons [7]. Ils y ont renoncé. Pierre Moscovici a annoncé, sans rire, qu’il préférait « l’autorégulation exigeante ». Des exemples de renoncement, nous en avons à la pelle ! Le taux de rémunération du livret A est passé de 1,75 % à 1,25 %, le 1er août. Le même jour, Henri Emmanuelli, président de la commission qui gère les livrets A [8], a cédé au lobby bancaire, en donnant accès aux banques à 30 milliards d’euros supplémentaires sur ces dépôts. Alors qu’elles ont déjà reçu des centaines de milliards avec Nicolas Sarkozy ! Elles peuvent prêter à la Grèce, au Portugal, avec un taux d’intérêt de 8 ou 10 %… Avec le crédit d’impôt pour la compétitivité et l’emploi (CICE), entré en vigueur le 1er janvier 2013, c’est encore 20 milliards d’euros de recettes fiscales en moins chaque année, offerts aux entreprises, et qui plombent le déficit public de façon absolument considérable.

Le Front national a un discours virulent contre les « élites » françaises. N’avez-vous pas peur que votre analyse soit récupérée par l’extrême-droite ?

Nous ne disons pas que les politiques sont « tous pourris », comme le fait le FN. Nous proposons une analyse en terme de classes, pour donner à voir des mécanismes sociaux. Nous cherchons à dévoiler le fonctionnement de cette caste qui casse le reste de la société, dans une logique de prédation qui va se poursuivre dans une spirale infernale. Le Front National désigne comme bouc émissaire l’immigré ou le Rom, donnant en pâture ce qui est visible. Le Rom est d’ailleurs devenu un bouc émissaire transversal à l’échiquier politique, depuis la gauche libérale avec Manuel Valls jusqu’au Front National. Si on doit pointer précisément un responsable à la situation actuelle, c’est plutôt une classe sociale – les riches – et un système économique, le néolibéralisme. Puisqu’il faut des formules fortes : le banquier plutôt que l’immigré !

Vous parlez dans votre ouvrage d’une guerre des classes qui n’est pas sans visage. N’y a-t-il pas un enjeu justement à « donner des visages » à cette classe, comme vous le faites ?

C’est une nécessité absolue. Il faut s’imposer d’acheter chaque année ce bijou sociologique qu’est le palmarès du magazine Challenges. Et s’efforcer d’incarner, de mettre des visages sur cette oligarchie… C’est une curiosité nécessaire, les gens doivent être à l’affût de cette consanguinité, de cette opacité, de la délinquance financière. Nos lecteurs doivent se servir de notre travail pour organiser une « vigilance oligarchique » : montrer aux puissants que leur pouvoir n’est pas éternel, empêcher ce sentiment d’impunité qu’ils ont aujourd’hui, car ils savent que personne n’ira mettre son nez dans leurs opérations financières totalement opaques.

Nous avons aussi expérimenté des visites ethnographiques dans les quartiers riches, pour vaincre nos « timidités sociales ». Se promener dans les beaux quartiers, leurs cinémas, leurs magasins, leurs cafés, est un voyage dans un espace social. Il faut avoir de l’humilité pour accepter d’être remis à sa place, ne pas se sentir à l’aise, se sentir pauvre car vous ne pouvez pas vous payer une bière à six euros. Mais c’est une expérience émotionnelle, existentielle, qui permet des prises de conscience. Une forme de dévoilement de cette violence de classe.

Propos recueillis par Agnès Rousseaux

(@AgnesRousseaux)

Photo de une : complexe de Paraisópolis, à proximité d’une favela, au sud de São Paulo (Brésil) / Tuca Vieira

A lire : Monique Pinçon-Charlot et Michel Pinçon, La violence des riches, Chronique d’une immense casse sociale, Éditions Zones / La découverte, 2013, 256 pages, 17 euros.

Notes

[1] Monique Pinçon-Charlot est sociologue, ancienne directrice de recherche au CNRS. Elle a notamment publié avec Michel Pinçon Les Ghettos du Gotha. Comment la bourgeoisie défend ses espaces (Le Seuil, 2007), et Le Président des riches. Enquête sur l’oligarchie dans la France de Nicolas Sarkozy (Zones/La Découverte, Paris, 2010).

[2] Pour plus d’information sur ce sujet, voir la liste des personnalités qui siègent dans les conseils d’administration des grands musées.

[3] Chiffres établis par le mensuel Alternatives économiques.

[4] De quarante à trente heures par semaine avec simultanément une baisse de salaire de 25 % à 30 %.

[5] Paul Nizan, Les Chiens de garde, 1932

[6] Voir Ces messieurs de Lazard, par Martine Orange, éd. Albin Michel, 2006

[7] Comme cela a été fait pour les grands patrons du secteur public qui ne peuvent plus être payés plus que 20 fois la moyenne des salaires de l’entreprise.

[8] Commission de surveillance de la Caisse des dépôts et consignations

lu sur http://www.bastamag.net

La contestation de la modernisation industrielle

Des historiens reviennent sur les résistances et les réflexions critiques qui s’opposent au consensus autour de la modernisation des « Trente glorieuses » dans la France de l’après 1945.

Croissance et progrès scientifiques ont alimenté la prospérité de la France entre 1945 et 1975. Les Trente Glorieuses apparaissent comme un mythe indéboulonnable. Ce modèle de société industrielle et technologique permet le développement de la civilisation des loisirs et de la consommation. Des politiciens de gauche et d’extrême gauche aux intellectuels, un regard émerveillé est porté sur ce modèle fordiste de production industrielle et de consommation de masse.

Dans un livre récent, des universitaires critiquent cette vision idyllique de la période des « Trente Glorieuses ». Cette expression s’impose comme une évidence. Pourtant elle est forgée par Jean Fourastié, un expert fervent partisan de la modernisation de la France considérée alors comme une « société bloquée » et engluée dans ses archaïsmes. La France rurale et vieillissante doit devenir urbaine, rajeunie et industrialisée. Pourtant cette marche consensuelle vers le productivisme, décrite dans les manuels d’histoire, se heurte à une forte contestation.

Ses historiens critiques s’attachent à démystifier cette période de modernisation. Derrière un processus présenté comme naturel ils se penchent sur ses acteurs, au service de l’État. L’idéologie de la modernisation occulte les conflits de classe, et notamment la réalité de la vie des ouvriers. Les conséquences écologiques de l’industrialisation et du mode de vie consumériste ne sont pas évoqués par les récits enthousiastes sur la croissance économique. La critique de l’aliénation technologique et de la destruction du lien social a également été marginalisée par les historiens. L’écologie politique découle également d’une critique radicale de la bureaucratie. De nombreuses luttes s’opposent à cette modernisation.

Ce livre permet d’ouvrir la réflexion pour aujourd’hui. L’écologie s’apparente désormais à une idéologie spécialisée et déconnectée de la vie quotidienne. Les luttes contre l’aéroport de Notre-Dame des Landes ou l’opposition au nucléaire semblent très limitées. Ses simples résistances ne débouchent pas vers une critique de la civilisation industrielle et de l’appauvrissement du vécu.

Les conséquences de la modernisation

La catastrophe écologique découle des choix imposés au cours des Trente Glorieuses. Des conséquences désastreuses caractérisent cette période de croissance et de productivité.

Christophe Bonneuil évoquent la pollution, avec la consommation de pétrole et de charbon. Si le progrès technique augmente les rendements, les ouvriers doivent subir des accidents, des maladies et des nuisances. L’économie repose sur le gaspillage avec une faible durée de vie des produits de consommation. La pollution de l’eau et de l’air se développe avec l’augmentation de la consommation d’énergie. La nourriture subit également la pollution avec le productivisme agricole.

Jean-Baptiste Fressoz et François Jarrige analysent l’idéologie productiviste. Des libéraux aux communistes, l’idée de progrès et de reconstruction devient consensuelle dans la France de l’après guerre. « Le progrès par la technique s’imposait comme un impératif non négociable : les citoyens devaient produire, consommer et s’en remettre, pour le reste, au trio chercheur, entrepreneur et politique », décrivent Jean-Baptiste Fressoz et François Jarrige. Ce compromis fordiste permet d’améliorer les conditions de vie des classes moyennes et populaires. L’histoire économique, incarnée par l’école des Annales, entend fournir une expertise pour permettre la modernisation de la France et éviter les erreurs du passé.

La comptabilité et les standards quantitatifs permettent de construire un récit optimiste, dans le sillage de la « révolution industrielle ». L’augmentation de la croissance devient un objectif consensuel partagé par l’État, les patrons et les syndicalistes. Le progrès technique et l’innovation sont considérés comme les sources de la croissance et de la prospérité économique.

Régis Boulat revient sur la figure de Jean Fourastié, apôtre de la productivité, qui invente l’expression des « Trente Glorieuses ». Ce technocrate contribue « à familiariser les élites économiques et le public cultivé à l’idée d’une évolution inévitable vers une société de loisirs et d’abondance, grâce au progrès technique et au productivisme », décrit Régis Boulat.

Gabrielle Hecht revient sur l’histoire du nucléaire en France, qui s’inscrit pleinement dans la mythologie des Trente glorieuses. L’historienne souligne la dimension « technopolitique » de l’atome : les dimensions technique et politique se confondent.

Le nucléaire, civil ou militaire, participe à l’identité nationale. L’Empire colonial permet l’exploitation de l’uranium.

La contestation politique de la modernisation

Avant Mai 68 et l’émergence du mouvement écologiste se développe une contestation du mode de vie, de production et de consommation de la société française de l’après-guerre. Cette critique de l’aliénation attaque la monotonie, la perte d’intériorité et de liberté. Mais cette critique du progrès et du capitalisme moderne devient rapidement stigmatisée et marginalisée. Les opposants à la modernisation sont considérés comme étant à rebours de l’histoire et attachés à une France rurale jugée pétainiste. L’expertise permet également de dépolitiser les débats.

Sezin Topçu évoque les résistances au nucléaire, civil ou militaire.

L’historiographie dominante renvoie la contestation de l’arme atomique à une simple instrumentalisation du Parti communiste dans un contexte de guerre froide. L’angoisse face au nucléaire, bien que refoulée, existe réellement. La construction du centre de Saclay est contestée par des paysans et des riverains. Le mouvement pacifiste, d’inspiration chrétienne et communiste, propose une critique morale de la bombe H. Le mouvement pacifiste dénonce également les risques sanitaires et environnementaux de la radioactivité des essais nucléaires. Cette critique ouvre vers une dénonciation globale de l’atome, que son utilisation soit militaire ou civile.

« Le risque apocalyptique dans un premier temps, le risque sanitaire dans un second temps, provoquèrent diverses formes de contestations et mobilisations bien avant 1968 », décrit Sezin Topçu. L’historienne évoque ensuite la marginalisation de cette critique. La propagande officielle défend l’atome. La société de consommation augmente les besoins en énergie et favorise ainsi le développement de l’électricité nucléaire. La publicité incite à acheter toujours plus d’équipements électroménagers. Des films banalisent l’atome. Inversement, les oppositions au nucléaire sont considérées comme pathologiques, et non comme politiques, renvoyées à une peur du progrès et à un attachement à un archaïsme désuet.

Le sociologue Alain Touraine insiste sur les « nouveaux mouvements sociaux » des années 1970. Il tend alors à effacer la mémoire des luttes contre le nucléaire qui émergent avant Mai 68.

Renaud Bécot évoque la contestation du productivisme par le mouvement ouvrier. Aujourd’hui, les syndicats semblent nostalgiques de la société des Trente glorieuses et de l’industrialisation. Pourtant, la croissance n’occupe pas une place centrale dans l’histoire ouvrière, contrairement à ce que prétendent les écologistes.

Dans l’immédiat après-guerre, les syndicats défendent une société d’abondance fondée sur le travail. Pourtant, les ouvriers observent que l’augmentation de la productivité ne permet pas une amélioration de leurs conditions de vie. La croissance industrielle, avec ses risques sanitaires, favorise surtout une dégradation des conditions de travail. La CGT ne conteste pas forcément le progrès technique mais surtout la gestion de ces innovations par les entreprises. Le syndicat dénonce « une démarche capitaliste de rentabilité et d’accélération du rythme de travail, affectant la sécurité des salariés et négligeant les besoins réels des populations », décrit Renaud Bécot.

Nicolas Hatzfeld observe les luttes ouvrières à Peugeot-Sochaux. Les revendications syndicales évoluent à la fin des années 1950 et ne se limitent plus à un cadre quantitatif. Ses revendications sont alors « posées en termes de cadences, de programme de production, d’engagement, d’équilibrage… bref, en termes se référant aux nouvelles règles d’organisation du travail », analyse Nicolas Hatzfeld. L’intensification du travail et les cadences deviennent la cible de la contestation ouvrière. Les préoccupations sanitaires deviennent importantes. A partir de 1959, la CFDT développe une critique du progrès et prend en compte les facteurs environnementaux dans son projet de planification démocratique. « En procédant ainsi, ils refusaient de fragmenter la réponse aux enjeux environnementaux et entendaient lier ses choix à la transformation des modèles de production et de consommation », observe Renaud Bécot.

La CFDT n’hésite pas à attaquer la société de consommation. En 1963, le syndicat dénonce même un « embourgeoisement des travailleurs ». Les structures de production et de consommation sont critiquées, tout comme le mode de vie des classes populaires. En 1965, la CFDT critique cette individualisation par la consommation. Même si la lutte contre l’exploitation du travail demeure centrale. Toutefois, cette préoccupation des enjeux environnementaux distingue la CFDT de la CGT qui semble plus scientiste. La CFDT critique même l’urbanisme. La lutte pour le logement s’articule avec une amélioration du cadre de vie.

L’écologie se réduit aujourd’hui à une morale qui valorise des comportements individuels. Renaud Bécot souligne que, inversement, « les analyses syndicales passées suggèrent une approche alternative, qui réhabilite les capacités d’action sociale face à la crise écologique ».

La critique intellectuelle de la société moderne

Christian Roy présente la critique de la technique issue du milieu chrétien. Bernard Charbonneau et Jacques Ellul, proches de la revue Esprit, critiquent la société des Trente glorieuses. A partir des années 1970, ils influencent les courants de l’écologie radicale et de la critique de la science.

Bernard Charbonneau dialogue avec le personnalisme et Emmanuel Mounier. Mais il critique le progrès technique avec des objets comme l’automobile. Il propose même un « effort pour modifier les structures de notre civilisation ». Il attaque également l’État avec son organisation qui impose une domination rationnelle et efficace. L’État s’apparente alors à une machine sociale.

Bernard Charbonneau se distingue au sein de la nébuleuse personnaliste. Il s’oppose à Mounier qui embrase joyeusement le processus de modernisation. Il s’oppose également à Bernanos. Cet écrivain dénonce un monde de robots mais ne cesse de défendre la nation et la religion traditionnelle comme seuls recours. Pourtant, Bernanos dénonce également la civilisation moderne comme une « conspiration universelle contre toute espèce de vie intérieure ». Il réhabilite la dimension spirituelle contre la froide mécanique des objets matériels.

Bernard Charbonneau défend le monde paysan contre la modernisation productiviste à laquelle collaborent les syndicats des agriculteurs. Il s’oppose notamment à la FNSEA dirigée par les Jeunesses agricoles chrétiennes (JAC). Il refuse pourtant de se joindre à des mouvements réactionnaires et poujadistes mais insiste sur l’importance de l’agriculture biologique. En revanche, Bernard Charbonneau demeure critique face aux utopies communautaires qui fleurissent après Mai 68. Ce mouvement « ne réalise aucun de ses rêves d’abolition de l’usine, de la caserne, de l’école », observe Bernard Charbonneau.

Kristin Ross se penche sur la critique de la vie quotidienne. A partir des années 1950 une vie familiale de classe moyenne se soumet au cadre standardisé de la consommation et des loisirs.

Cette critique de la vie quotidienne refuse le cloisonnement des disciplines universitaires. Ce courant intellectuel rejette également le structuralisme qui insiste sur les habitudes et la reproduction des structures sociales.

Des auteurs comme Henri Lefebvre ou Roland Barthes observent l’arrivée des biens de consommation de masses dans la vie quotidienne. Ils estiment que le capitalisme moderne modifie l’expérience vécue. La revue Arguments incarne la nouvelle gauche intellectuelle influencée par un marxisme hétérodoxe. Cette revue se penche sur des sujets peu académiques, comme l’amour. « Cela signifiait prendre au sérieux la « culture » et les formes de plaisir comme une dimension sans laquelle les transformations historiques, passées et présentes, ne pourraient tout simplement pas être pensées correctement », souligne Kristin Ross. Les pratiques de consommation sont analysées car elles participent à la légitimation du système marchand. L’idéologie n’est plus considérée comme une superstructure extérieure aux individus mais comme le résultat des actions humaines.

La critique de la vie quotidienne dénonce une expérience vécue organisée, canalisée et codifiée à travers des modèles répétitifs. Un mode de vie standardisé et routinier s’impose. « Mais le quotidien chez Lefebvre portait à la fois la possibilité de la réalisation des besoins et des désirs humains et celle de leur non-réalisation », précise Kristin Ross. Le quotidien n’est pas simplement morne et inauthentique mais peut également ouvrir de nouvelles possibilités d’existence. La culture populaire et les biens de consommation contiennent également des désirs bien réels. « L’aliénation dans la vie quotidienne doit être située dans une tension dialectique avec les forces de la critique et de l’émancipation », souligne Kristin Ross.

La critique situationniste du capitalisme moderne

Patrick Marcolini présente la critique situationniste du capitalisme moderne. Ce mouvement s’inscrit dans le sillage des avant-gardes artistiques et de la révolte esthétique et politique issue du romantisme révolutionnaire. Ses mouvements critiquent les conditions de vie qui s’imposent à leur époque. L’Internationale situationniste (IS) semble influencée par le surréalisme et le lettrisme avant de se tourner vers les émerges du marxisme et de l’anarchisme. « Quoi qu’il en soit, tout au long de cette trajectoire, création et subversion, « critique de la vie quotidienne » en régime capitaliste et expérimentation de nouvelles formes d’expériences désaliénées, restent pour les situationnistes impossibles à distinguer les unes des autres », souligne Patrick Marcolini. L’IS dénonce la société des années 1950 et 1960 avec la banalité de l’existence qui se réduit à une accumulation de produits de consommation. « Entre l’amour et le vide-ordures automatique, la jeunesse a fait son choix et préfère le vide-ordures », ironise Gilles Ivain en 1958.

Les situationnistes attaquent l’emprise de l’urbanisme sur la vie quotidienne. A travers la dérive, ils expérimentent les possibilités de s’approprier l’espace urbain. Cette pratique doit déboucher vers une transformation de la ville et de son architecture pour multiplier les possibilités de parcours et de rencontres. Cette démarche doit « favoriser la construction consciente des situations de la vie quotidienne en vue de leur donner une intensité poétique ou affective particulière », souligne Patrick Marcolini. Un « urbanisme nouveau » doit permettre une traversée de la ville qui s’apparente à un éternel voyage. L’architecture, les ambiances, les émotions doivent correspondre aux désirs des habitants. Chacun peut traverser la ville en se laissant bercer par les atmosphères différentes et les nouvelles rencontres. Cette utopie dénonce l’urbanisme des années 1960, incarné par Le Corbusier, avec ses HLM et son architecture morne et standardisée. La traversée de la ville devient alors une routine sinistre. L’urbanisme moderne organise la ville autour du travail, du logement et des loisirs. Contre cette planification de l’ennui, les situationnistes privilégient le hasard et la poésie. Ils dénoncent également cet urbanisme qui impose un quadrillage de l’espace urbain pour faire de la ville un décor artificiel.

Les situationnistes estiment que le mode de vie moderne impose une atomisation des individus. La division de travail, toujours plus spécialisée, alimente une individualisation qui détruit les communautés humaines. Le travail, vide de sens, est « ramené à une exécution pure, donc rendue absurde », analyse Guy Debord en 1960. Les situationnistes sont influencés par Socialisme ou barbarie. Ce groupe révolutionnaire observe les conditions de travail de la classe ouvrière et lutte pour les Conseils ouvriers afin de permettre une réorganisation de la production par les travailleurs eux-mêmes. Mais les situationnistes insistent sur la perte de sens avec une existence réduite à la routine du travail et de la consommation. La société moderne impose une standardisation des comportements et des modes de vie. Guy Debord analyse l’aliénation moderne et la « société du spectacle » qui réprime les désirs pour construire de faux besoins.

Malgré l’accumulation d’objets de consommation, un appauvrissement de la vie quotidienne s’observe. En 1961, l’IS estime que « les gens sont aussi privés qu’il est possible de communication ; et de réalisation d’eux-mêmes ». L’IS dénonce la richesse quantitative et propose une amélioration qualitative de la vie à travers une « intensité du vécu ». La routine et l’ennui doivent être remplacés par la fête, le jeu, le plaisir d’un dialogue amical ou d’une rencontre amoureuse. Les situationnistes attaquent la société moderne. Ils remettent en cause le règne de l’économie, « comme obsession du calcul et du quantitatif, étendue à tous les domaines de la vie humaine et devenue fin en soi », résume Patrick Marcolini.

Les idées situationnistes se diffusent progressivement. L’IS semble d’abord s’adresser aux milieux artistiques et politiques. Mais sa critique originale influence toute une partie de la jeunesse. C’est la révolte de Mai 68 qui permet de donner un large écho aux idées situationnistes. Mais cette réflexion retourne rapidement dans l’oubli. Le postmodernisme supplante les théories révolutionnaires. Ensuite les situationnistes refusent de se conformer aux codes de la bienséance intellectuelle et académique. Ils pratiquent le scandale et l’insulte. Ils utilisent l’humour et l’érotisme. Les historiens préfèrent donc ne pas évoquer cette aventure intellectuelle, jugée trop peu sérieuse et légitime.

Malgré leur critique du capitalisme technocratique et de la modernité marchande, les situationnistes partagent une fascination pour la techno-science. Pourtant, leur réflexion alimente une critique du progrès industriel et de l’aliénation dans la vie quotidienne.

Source : Céline Pessis, Sezin Topçu, Christophe Bonneuil (dir.), Une autre histoire des « Trente Glorieuses ». Modernisation, contestation et pollutions dans la France d’après-guerre, La Découverte, 2013

Articles liés :

Littérature et libération de la vie quotidienne

Les situationnistes dans la lutte des classes

Michèle Bernstein et la vie des situationnistes

Henri Lefebvre et le romantisme révolutionnaire

Romantisme révolutionnaire et lutte des classes

Facebook et l’aliénation technologique

Pour aller plus loin :

Christophe Bonneuil, « Les Trentes Glorieuses étaient désastreuses« , propos receuillis par Anthony Laurent, publié sur le site Reporterre le 5 octobre 2013

Radio : Emission Terre à Terre diffusée sur France Culture le 30 novembre 2013

Vidéo : conférence « Ecologie et politique : un nouveau contrat ?« , enregistrée le lundi 19 mars 2012 à l’EHESS

Vidéo : François Jarrige, Séminaire « L’organisation du travail doit-elle nous pourrir la vie ?« 

Radio : « Au nom de la société industrielle et moderne, une histoire du risque« , émission La marche des sciences diffusée sur France Culture le 14 juin 2012

Sara Angeli Aguiton, Céline Pessis et Renaud Bécot, « Montée en généralité des luttes contre les grands projets inutiles et imposés« , publié le 27 juillet 2012 sur le site de la revue Contretemps

Bernard Charbonneau sur la critique de la valeur, articles publiés sur le blog palim-psao

GO CHECK:http://zones-subversives.over-blog.com

Le GARAP sur Soral en 2009: »Les sots râlent et la bourgeoisie se prélasse (1), Exécution sommaire des aboyeuses sous-fascistes »

Depuis quelques années, une coalition d’énergumènes identitaires tente laborieusement d’engrainer les plus crédules issus des classes opprimées (sous-prolétariat, prolétariat, petite bourgeoisie) pour escorter les exactions ad nauseam de l’ultra réaction institutionnalisée. 
La posture offensive de ces guignols, caractérisée par une hargne sans limite doublée d’une stupidité crasse, renvoie à des marottes idéologiques par trop éculées d’avoir pourri dans la gueule du fascisme. Ceci dit, leur mode d’action peut impressionner au premier abord. Tranchant avec la docilité d’une gauche et d’une extrême gauche putréfiées, le ton colérique d’un Alain Bonnet de Soral, les assertions tonitruantes de Thierry Meyssan ou le verbiage comminatoire d’un Stellio Gilles Robert Capochichi (dit « Kemi Seba »), sont autant d’apparats séducteurs pour qui se trouve légitimement submergé par les motifs de révolte sociale. Mais, alors que cet assemblage bricolé de pourfendeurs du sionisme mondialiste s’épanche dans un tapage très médiatisé, on pourrait croire qu’une énième résurgence du fascisme est en marche. Pourtant, loin de constituer des forces anciennes sous des apparences nouvelles, ce secteur d’agitateurs est, en vérité, un agglomérat mal agencé de groupuscules politico-religieux guidés par d’arrivistes transfuges venus ramasser la matraque d’une extrême-droite dissoute dans la dictature en construction. Le vieux fascisme est vaincu et ne reviendra plus, mais il n’en constitue pas moins une base idéologique et organique du présent capitalisme suicidaire. En 60 ans, jamais l’appareil d’Etat n’a été aussi répressif, omnipotent et doté d’institutions anti-démocratiques. Jamais les organisations patronales n’ont été autant articulées sur des principes et méthodes réactionnaires. Jamais l’ensemble des représentations ouvrières n’a été aussi intégré à la gestion de la déroute du prolétariat. La dictature à l’œuvre, fille de tous les fascismes, n’a plus besoin de formules politiques jadis nécessaires à d’aventuristes dévalorisations du coût du travail qui ne pouvaient reposer que sur l’embrigadement massif.

Pour autant, les gesticulations de ce nationalisme bigarré sont bel et bien dangereuses, sa fonction objective étant de semer des frontières ethniques, religieuses et communautaires à l’intérieur du camp des exploités afin de participer à leur pacification, exigence permanente de la gouvernance globale. 
Les dégâts potentiels de tels saboteurs sont d’autant plus graves que la culture et la mémoire prolétariennes ont subi ces 5 dernières décennies les assauts les plus violents d’une société spectaculaire marchande à la force de pénétration inédite. La régression de la conscience de classe au profit de l’individualisme consumériste est le creuset d’une réceptivité populaire aussi désemparée que naïve face aux charlatans du conservatisme contestataire. Incomparables avec les vieilles formations d’extrême droite, tant dans leurs moyens (une capacité d’enrégimentement relativement faible au regard des ligues fascistes), leur forme d’expression (un charabia pauvre comparé à l’intellectualisme des vieilles élites fascistes) et d’organisation (des réseaux souples, peu exigeants avec leur membres, attirés par le coup d’éclat et non par l’action séditieuse) que dans leur but réel (accompagner le pouvoir et non le prendre), ces formations d’appui aux frappes bourgeoises peuvent donc revêtir, par soucis de clarification, le qualificatif de sous-fascistes. Le combat révolutionnaire ne saurait ainsi se priver de conceptualiser des réalités nouvelles contre lesquelles le pouvoir de classe espère le voir inadapté et donc désarmé. Par conséquent, il convient de procéder méticuleusement à une exécution sommaire de ces bouffons criards qui, affublés d’attributs propres à notre classe, croient pouvoir substituer leur chauvinisme capitulard à la révolution prolétarienne salvatrice.


Dissection d’une pensée sous-fasciste : le cas Alain Soral

Analyser la pensée d’Alain Bonnet de Soral, plus connu sous le nom d’Alain Soral, est important dans ce contexte de crise économique propice à la propagation de discours fascistes. 
Ce genre de discours a d’autant plus de risques de gagner en influence que ladite crise a révélé la lâcheté, la veulerie, la trahison des partis de gauche et d’extrême-gauche.

En outre, Soral est suffisamment habile pour saupoudrer ses diatribes de réflexions apparemment progressistes et de critiques relativement pertinentes de divers groupements politiques (le NPA, Bertrand Delanoë et son équipe municipale…) ou phénomènes de société (le communautarisme, le « féminisme » de la bourgeoisie…).
Ce faisant, il espère endormir la vigilance de son auditoire et, ainsi, faire passer « en fraude » sa camelote d’extrême-droite.

Nous avons divisé notre analyse visant à démont(r)er l’imposture soralienne en 7 thèmes :

1°) Doubles discours et contradictions ;
2°) Récupération au profit de l’extrême-droite d’auteurs, de pratiques et de combats qui ne sont pas les siens ;
3°) Fascisme et poujadisme ;
4°) Antisémitisme ;
5°) Stalinisme ;
6°) Apologie de régimes répressifs ;
7°) Arrivisme et haine de classe.

Cette division est en partie arbitraire puisque certaines déclarations d’Alain Soral peuvent avoir leur place dans plusieurs des thèmes ci-dessous développés.

1°) Doubles discours et contradictions

Soral a compris que, s’il veut « ratisser large », il doit avoir un discours flou et changeant, et savoir « s’adapter à son public ». 
Cette faculté d’adaptation lui permet, certes, d’espérer rencontrer du succès au-delà des seuls nostalgiques du IIIè Reich… Mais c’est au prix de ridicules pirouettes théoriques et pratiques.

Soral, qui n’hésite pas à se dire « marxiste », considère pourtant qu’il existe un « intérêt général des citoyens du monde »… Une négation en paroles de l’existence de la lutte des classes… Mais aussi et surtout un propos bien dans l’air du temps qui, n’en doutons pas, plaira aussi bien aux citoyennistes d’ATTAC qu’aux fachos partisans de l’association Capital/Travail !
C’est sans doute en qualité de « marxiste » que Soral qualifie le FN de« mouvement qui évolue vers la vraie gauche, la gauche sérieuse, la gauche économique ». Dans la foulée de cette affirmation hasardeuse, Soral conseille de lire « le programme économique » du Front National. Merci du conseil, Alain ! Une petite visite sur le site du FN peut toujours servir, effectivement ! Même si – crise économique oblige – le FN passe désormais sous silence ses propositions les plus ouvertement pro-patronales (sur la Sécurité sociale, notamment), il reste encore largement assez de « matière » sur leur site pour voir que ce parti est à 100% au service de la bourgeoisie. En vrac : « libérer au maximum l’entreprise des contraintes de toute nature qu’elle subit », « libérer le travail et l’entreprise de l’étatisme, du fiscalisme et du réglementarisme », « renégociation de la durée hebdomadaire du temps de travail par branches d’activité. Permettre en particulier de gagner plus à ceux qui travaillent plus », « simplification du Code du travail », « créer un cadre favorable à l’entreprise, notamment aux PME », « baisser la pression fiscale » et notamment l’impôt sur la fortune et l’impôt sur les sociétés, développer les « régimes de retraite complémentaire par capitalisation », « assurer un service minimum dans les services publics », « obtenir des économies budgétaires en réorganisant la Fonction publique, par l’introduction du principe de mobilité et le non-remplacement d’une partie des départs en retraite ». Ah ! c’est donc ça la « vraie gauche » ! fallait y penser… Avec une telle conception de la « gauche économique », il n’est pas étonnant que Soral puisse dénoncer la « société d’assistanat » tout en continuant à se prétendre « marxiste »…

Soral affirme, à propos de la police et de l’armée : « il y a très longtemps que ces gens-là n’ont plus aucun pouvoir en France, on peut leur cracher à la gueule tant qu’on veut » et qualifie les flics de « pauvres fonctionnaires qu’ont le plus haut taux de suicide de France ». Mais il affirme par ailleurs « nous sommes dans un régime totalement policier et totalitaire […] on est dans une société intégralement policière et dégueulasse ». La France, « régime totalement policier et totalitaire »… où les flics « n’ont plus aucun pouvoir » depuis « très longtemps » ? La contradiction est évidente, mais Soral espère probablement séduire les jeunes de banlieue et une partie de l’extrême-gauche avec sa rhétorique pseudo-libertaire et anti-keuf, tout en rassurant ses soutiens (et souteneurs) d’extrême-droite avec un discours plus traditionnel sur le thème de l’autorité qui n’est plus respectée. (Au passage, nous ne saurions trop conseiller aux partisans d’Alain Soral de tester la validité des assertions de leur Grand Chef en « crachant à la gueule » de tous les flics qu’ils croisent. Avec un peu de chance, à force de coups de tonfa et de GAV, ils deviendront d’authentiques révolutionnaires.)

Il y a quelques années, Soral évoquait « l’inculte – et désormais pas drôle – Dieudonné » (Alain Soral,Abécédaire de la bêtise ambiante, Jusqu’où va-t-on descendre ?, Pocket, Paris, 2003, p. 112). Il lui reprochait notamment de ne pas oser montrer du doigt cette « communauté invisible certes surreprésentée dans le show-biz en termes de quotas, mais à laquelle il doit aussi son doux statut de rigolo » (Ibid., p. 114). « Communauté invisible », comprendre : les Juifs. Soral fait désormais liste commune avec « l’inculte » Dieudonné aux élections européennes de 2009… L’humoriste ( ?) est pourtant au moins aussi con aujourd’hui qu’en 2002, lorsque Soral écrivait ces lignes… En revanche, il est vrai qu’en matière d’antisémitisme, Dieudonné a accompli d’immenses « progrès » ces derniers temps !

Même type de revirement concernant les Arabes et/ou musulmans. Soral affirmait l’année dernière : « Aujourd’hui, on voit très bien que le Système diabolise les maghrébins. […] Vous Français arabo-musulmans et nous Français du Front National sommes diabolisés par le même système […] Toutes les saloperies qu’on raconte aujourd’hui sur les maghrébins de banlieue, sur les ‘kärchérisables’, c’est les mêmes qu’on a racontées sur Le Pen et les gens du Front National… et elles sont aussi fausses ! » Soral souffre sans doute d’amnésie, il nous faut donc lui rappeler ses positions antérieures sur le sujet : « Leur seul espoir [aux Algériens], c’est qu’on y retourne [en Algérie]. » (Ibid., p. 15) ou « celui qui se comporte en colon, de plus en plus c’est le Beur » (Ibid., p. 99) ou : la France devient « un pays d’Anglo-Saxons névrosés envahis de Maghrébins hostiles » (Ibid., p. 124) ou encore, à propos de la situation en banlieue populaire dans les années 60 : « Les seuls qui posaient problème, déjà, c’étaient les Algériens qui se tenaient à l’écart dans la solitude, la peur, l’islam et la Sonacotra, et dont les jeunes, peu nombreux encore, foutaient déjà la merde » (Ibid., p. 40). Soral est démasqué par ses propres écrits : il fait partie de ce Système qui « diabolise les maghrébins », qui « raconte des saloperies sur eux » ! Il est vrai qu’il a, depuis, changé radicalement de stratégie à leur égard : il espère même les incorporer à l’ « avant-garde » des bataillons d’extrême-droite : « Les premiers qui devraient se battre pour la préférence nationale, ça devrait être les Français d’origine immigrée, parce que c’est eux que [l’immigration] met le plus en danger. » Soral se plaît à répéter que le Système « divise pour mieux régner » : c’est indéniable… Tout aussi indéniable que le fait que lui-même divise pour mieux régner ! Après avoir fait des maghrébins des boucs-émissaires, il leur conseille de se retourner contre les nouveaux arrivants en France et, au passage, il se dédouane de ses propres responsabilités en accusant un « Système » (impersonnel) d’être à l’origine de leur stigmatisation.

Dans cette même optique, lors d’une conférence à Fréjus en 2008, Soral a affirmé à propos des exactions commises aux Invalides lors d’une manifestation le 23 mars 2006 : « Moi j’étais très content de voir, effectivement, le ‘bolossage’ des petits cons du CPE… Tout ça est quelque part bon signe. » Le plus amusant est que les fafs présents dans la salle ont applaudi ces propos d’Alain Soral ! Les mêmes qui, en d’autres circonstances, mettent en avant l’existence d’un racisme anti-blanc pour convaincre les électeurs d’accorder leurs suffrages à l’extrême-droite… Bonjour l’hypocrisie…

Ultime contradiction, à propos de ses opposants, Soral affirme : « ces gens-là ne vous sortent que des références des années 30 »… Or, lui-même ne se gêne pas pour « sortir des références des années 30 », en se réclamant notamment des pacifistes de cette période qui, se plaint-il, ont eu de gros problèmes après la guerre. De deux choses l’une. Ou bien les connaissances historiques de Soral sont très limitées (ce qui, après tout, n’est pas à exclure)… Ou bien il n’ose pas se réclamer trop explicitement de Jacques Doriot, Marcel Déat, Fernand de Brinon et autres « pacifistes des années 30 » qui ont été inquiétés à la Libération, non pas pour pacifisme mais… pour collaboration avec les nazis ! Soral fait parfois preuve d’un peu plus de discrétion et brouille les cartes en se faisant passer pour un « homme de progrès »…

2°) Récupération au profit de l’extrême-droite d’auteurs,
de pratiques et de combats qui ne sont pas les siens

Les diatribes de Soral sont truffées de références, parfois explicites, à des auteurs qui ne sont pas d’extrême-droite. C’est bien connu : la culture, c’est comme la confiture, moins on en a, plus on l’étale. 
Soral tient donc à nous faire savoir qu’il a lu Guy Debord (tout en affirmant par ailleurs qu’il est « la partie de l’œuvre de Marx accessible aux publicitaires », Ibid., p. 96 ), Jean-Claude Michéa, Michel Clouscard (référence à « l’idéologie du désir » ou dénonciation de la récupération de Nietzsche par des intellectuels de gauche), Pier Paolo Pasolini (« codes intégralement fascistes de la mode »), Pierre Clastres…
De là où ils sont, Debord, Pasolini et Clastres ne risquent pas de protester… Concernant Michéa : les thèses qu’il développe dans ses essais sont contestables, mais il n’en reste pas moins évident que c’est de manière abusive que Soral se sert d’elles comme caution à sa prose d’extrême-droite. Nous ne pouvons que vous inviter à vous faire votre propre opinion en lisant L’enseignement de l’ignorance et ses conditions modernesImpasse Adam SmithL’empire du moindre mal, et cætera.
Quant à Michel Clouscard (dont les thèses sont, là aussi, contestables – mais, présentement, là n’est pas la question), dans une tribune libre dans L’Humanité (30 mars 2007), il a tenu à préciser qu’ « associer […] d’une manière quelconque nos deux noms [le sien et celui de Soral] s’apparente à un détournement de fonds. Il s’avère qu’Alain Soral croit bon de dériver vers l’extrême droite (campagne pour le FN). Il veut y associer ma personne, y compris en utilisant mes photos à ma totale stupéfaction. Je n’ai en aucun cas autorisé Alain Soral à se prévaloir de mon soutien dans ses menées prolepénistes. Le Pen est aux antipodes de ma pensée. » Clouscard étant décédé le 21 février 2009, gageons que le fossoyeur Soral va pouvoir reprendre tranquillement son « détournement de fonds »…

Soral se plaît également à affirmer que « Marx voterait aujourd’hui Le Pen. » Sans doute conscient que cet « argument » est trop visiblement spécieux, il prétend aussi que votent pour le FN « des branchés, des marginaux, […] des anciens d’Action Directe »… A défaut de correspondre à une quelconque réalité, cette façon de présenter l’électorat FN est bien plus sympatoche que celle qui dépeindrait les partisans de Le Pen sous les traits de bourges de la région PACA, de vieilles rentières, de boneheads alcooliques (ah ouais mais nan… eux, faudrait déjà qu’ils trouvent le bureau de veaute) ou encore de petits patrons/commerçants/artisans (qui ont eu l’occasion de montrer, tout au long du XXe siècle, qu’ils constituaient le terreau de toutes les réactions).
Dans la même veine, Soral reprend à son compte le concept de décroissance, se dit « assez proche de certains écologistes ». Il évoque aussi « un processus de domination par l’intégration du flic ». Ce qui est juste, seulement voilà : ça sonne très « Mai 68 » (cf. les slogans du style « Tue le flic qui est dans ta tête. ») dont Soral est, comme chacun sait, un contempteur ! Plus fort encore, il s’imagine même rejoindre un jour « les anti-système radicaux qui vivent uniquement de récup’ dans les poubelles, et dans des endroits squattés » et il n’hésite pas à prendre la défense de Julien Coupat. Et puis quoi, ensuite ? Une apologie des black-block ? A un tel stade d’opportunisme et de démagogie, tout est possible…

Démagogie toujours, lorsque Soral justifie son soutien aux PME en disant que des « économistes marxistes » prônaient un tel soutien dès les années 90. « Économistes marxistes » que, bien sûr, il ne cite pas… Et pour cause puisque soit ils n’existent pas, soit ils ne sont pas marxistes !

Alain Soral se réclame abusivement de la « dialectique. » En fait, il ne s’agit que d’un artifice rhétorique bien commode dont il use à chaque fois que son arrivisme ou sa médiocrité intellectuelle menacent d’éclater au grand jour. Ainsi, à ceux qui s’étonnent de sa trajectoire politique, Soral répond qu’elle est « dialectique ». Et sa fâcheuse tendance à faire de Karl Marx un apôtre de l’extrême-droite est – devinez quoi ? – « dialectique » !

Notons que cette tendance à la récupération de tout et n’importe quoi va au-delà du seul Alain Soral : c’est une véritable mode à l’extrême-droite depuis quelques temps. Presque tous se disent maintenant « révolutionnaires » (en période de crise économique, ça passe mieux que « contre-révolutionnaires » ou « royalistes »… mais il s’agit de « révolutionnaires » bien particuliers : des « révolutionnaires » qui sont anticommunistes primaires, qui soutiennent les contre-réformes du gouvernement et qui agressent les grévistes). Et pendant que certains fachos se réclament de Che Guevara, d’autres découvrent les situationnistes… Des identitaires se prétendent même « enfants de la Commune et du 6 février 1934 ». Comme s’il était possible d’établir une filiation entre le premier gouvernement prolétarien de l’Histoire et une tentative de coup d’Etat fasciste ! Cela étant dit, le 6 février 34, on leur le laisse et on confirme : ils en sont bien les héritiers !

3°) Fascisme et poujadisme

Dans sa préface à Jusqu’où va-t-on descendre ?, Soral supposait que le « libéral libertaire bourgeois bohème » trouverait ses écrits « poujadistes » ou encore « fascistes » (Ibid., p.12). 
Eh bien, si tel a vraiment été le cas en 2002 lorsque cet essai est sorti, force est de constater que le « li-li bo-bo » – que pourtant nous n’apprécions pas – aura cette fois-là eu raison. Puisque, quelques années plus tard, Soral se vantera d’avoir écrit certains discours de Jean-Marie Le Pen. Rien d’étonnant quand on voit à quel point les thématiques fascistes et poujadistes sont au cœur de la « pensée » soralienne.

Dans une conférence de mars 2009, entre une référence à la propagandiste du IIIe Reich Leni Riefenstahl et une dénonciation de l’« idéologie maçonnique », Soral trouve quand même le temps de se montrer choqué par le tribunal de Nuremberg (« On tue tous les nazis, parce que c’était le Mal donc on les raye de la planète terre.») et par l’épuration à la Libération… Cette conférence se déroulait pourtant à l’initiative du Parti Populiste (extrême-droite), dont le programme mentionne le rétablissement de la peine de mort pour les auteurs de « crimes de guerre, […] assassinats, actes de barbarie, tortures d’innocents », donc on ne voit pas trop pourquoi Soral s’indigne des exécutions de nazis et de collabos (à moins qu’il ne considère pas les Juifs, les Tsiganes et autres communistes qui ont été massacrés comme de « vrais » innocents ?). Soral estime aussi que « de toute façon, le métissage c’est la violence » … Assertion guère compatible avec celle-ci, également de son « cru » : « On [le peuple français ?] est un métissage réussi puisque cohérent, lent, accepté, et cætera. » Alors, le métissage c’est la violence, oui ou non ? Comme nous l’avons vu précédemment, Soral se fiche pas mal de s’empêtrer dans ses contradictions puisqu’elles sont « dialectiques ».
Soral nous offre encore un magnifique exemple de « dialectique » quand il déclare : « quand on est marxiste, on doit fonctionner sur des concepts marxistes, quand on abandonne tout ces concepts pour se fonder sur des concepts petits-bourgeois, on se casse la gueule » avant d’affirmer que « pour faire quoi que ce soit de subversif en politique », il a plus confiance dans les « patrons de bistrot, les chauffeurs de taxi et ce qu’on appelle la petite-bourgeoisie » que dans les profs et les étudiants. Karl Marx voyait-il dans ces catégories de population une force révolutionnaire ? A-t-il prôné la dictature des patrons de bistrot ? Ou bien écrit « petits-bourgeois de tous les pays, unissez-vous » ? Soit Alain Soral a accès à des textes cachés de Marx, soit – c’est plus probable – il se sert, pour appuyer ses théories bancales, de ces mêmes « concepts petits-bourgeois » qu’il reproche à d’autres d’utiliser.

Typiquement poujadiste est la défense soralienne du « petit patron », prétendue victime de la « persécution fiscale » et de la « méchanceté des prudhommes ». Soral se livre à cet exercice en se réclamant notamment de « Michéa »… On le comprend : pour réussir la prouesse de défendre ouvertement une fraction du patronat tout en restant « marxiste-compatible », il fallait au moins la caution d’un intellectuel qui se réclame du Socialisme (et pas de la « gauche » : dans l’esprit de Michéa, ce n’est pas la même chose… c’est même antinomique)… Au passage, Soral se livre à des reproches (malheureusement !!!) infondés concernant Arlette Laguiller : selon lui, dans ses discours, elle ne ferait pas de différence entre petit patronat et grand patronat… En réalité, dans ses interventions, cette réformiste patentée flétrit presque uniquement le « grand patronat »… comme si les autres patrons étaient plus respectables !

Soral ressort également une ruse habituelle du fascisme pour servir de « paratonnerre » à la bourgeoisie en temps de crise économique : il dénonce régulièrement et avec insistance le « capitalisme financier spéculatif » et la « finance mondiale spéculative », espérant que les exploités ne s’apercevront pas que le problème est plus global et que c’est toute la société de classe (Alain Soral compris) dont ils doivent se débarrasser. Dans « Qu’est-ce que le national-socialisme ? », texte daté de juin 1933, Trotsky remarquait déjà que « tout en se prosternant devant le capitalisme dans son entier, le petit bourgeois déclare la guerre à l’esprit mauvais de lucre. »

Cette autre sentence soralienne participe de la même logique du « paratonnerre » : « Ce monde [du marché] est porté par les élites blanches occidentales judéo-protestantes ». Il s’agit ici, en réduisant le capitalisme à ses seuls partisans juifs ou protestants, d’épargner le catholicisme (dont Soral se réclame – entre mille autres « étiquettes », il est vrai !) ainsi que les Arabes et/ou musulmans dont Soral veut se faire de nouveaux alliés, convaincu qu’il est que « dans l’imaginaire politique africain ou maghrébin, c’est un type de gauche Le Pen, hein… et même d’extrême-gauche parce que c’est pas des régimes très cools là-bas. »

Au cas où vous en auriez douté, Soral manie fort bien la théorie du complot et a des talents certains en matière de réécriture de l’Histoire : « [Les Noirs] étaient issus de l’empire colonial qu’ils ne détestaient pas particulièrement d’ailleurs, en dehors de certaines élites financées souvent on sait pas trop par qui… » Comme dirait un chanteur sarkozyste : « Ah ! Le temps béni des colonies… » Eh oui, c’est bien connu : les colonisés ne détestaient pas particulièrement la puissance coloniale, cette dernière a décidé d’elle-même, spontanément et sans pression d’aucune sorte, de quitter le continent africain et, d’ailleurs, depuis la décolonisation, la France a totalement cessé de s’immiscer dans les affaires intérieures du Gabon, de la Côte d’Ivoire, du Tchad ou du Togo…

Enfin, dans la rubrique « comment, par la calomnie, l’extrême-droite assassine Jaurès une seconde fois », cette citation : « La position de Le Pen est très respectable et très cohérente, même sur le plan de l’immigration, du racisme, et cætera, elle est très saine, c’est une position de patriote français de gauche du début du siècle, c’est la position… il serait même à la gauche de Jaurès aujourd’hui ! »Sûrement, oui !!! Le Pen est à peu près autant à la gauche de Jaurès que l’était l’homme qui l’a abattu, Raoul Villain, qui fut membre du mouvement catholique du Sillon et du groupe d’étudiants « nationalistes » de la « Ligue des jeunes amis de l’Alsace-Lorraine»…

4°) Antisémitisme

L’antisémitisme, ce socialisme des imbéciles, est très apprécié d’Alain Soral. Il s’agit, là encore, de détourner la colère populaire vers des boucs-émissaires. 
Mais ce brave Soral, décidemment très prévoyant, n’a pas attendu la crise économique pour distiller son poison. En 2004, déjà, il déclarait : « Quand avec un Français, Juif sioniste, tu commences à dire ‘y a peut être des problèmes qui viennent de chez vous. Vous avez peut-être fait quelques erreurs. Ce n’est pas systématiquement la faute de l’autre, totalement, si personne ne peut vous blairer partout où vous mettez les pieds.’ Parce qu’en gros c’est à peu près ça leur histoire, tu vois. Ça fait quand même 2500 ans, où chaque fois où ils mettent les pieds quelque part, au bout de cinquante ans ils se font dérouiller. Il faut se dire, c’est bizarre ! C’est que tout le monde a toujours tort, sauf eux. Le mec, il se met à aboyer, à hurler, à devenir dingue, tu vois. Tu ne peux pas dialoguer. C’est à dire, je pense, c’est qu’il y a une psychopathologie, tu vois, du judaïsme sionisme (sic !) qui confine à la maladie mentale. » Puis, cette année : « Il y a quand même un milliard de chrétiens qui s’excusent face à 15 millions de Juifs… C’est quand même bizarre, il a dû se passer quelque chose pour qu’on soit obligés de s’humilier à ce point là, que notre pape soit obligé de demander pardon parce qu’il y a un évêque ultra-marginal qui a dit trois conneries. » Les « conneries » de Richard Williamson étant « juste », pour rappel, ses déclarations selon lesquelles « 200 000 à 300 000 Juifs ont péri dans les camps de concentration, mais pas un seul dans les chambres à gaz. ».

Intéressante également, cette déclaration de Soral qui reprend le stéréotype, popularisé par le Protocole des Sages de Sion, du Juif fauteur de guerre : « M. Finkielkraut était pro-croate, M. Bernard Kouchner… euh… M. Cohn-Bendit… euh nan pas Cohn-Bendit… C’était Bernard-Henri Lévy, il était pro-bosniaque, ils ont chacun choisi leur camp afin d’attiser la haine et la violence. On ne sait pas trop pourquoi, ils ont dû tirer ça à pile ou face… » Au risque de décevoir Soral et ses groupies, il est important de souligner que l’anéantissement de la République fédérale socialiste de Yougoslavie a des causes multiples et complexes, n’ayant rien à voir ni avec Finkielkraut ni avec BHL. Pire encore : Finkielkraut et BHL n’auraient jamais existé que cela n’aurait strictement rien changé au sort des peuples des Balkans.

Courageux mais pas téméraire, Soral, peut-être lassé des agressions physiques et des décisions de justice défavorables, se replie la plupart du temps sur des propos plus allusifs visant « l’autre d’une telle communauté que je ne nommerai pas », stigmatisant Daniel Cohn-Bendit en tant que « parasite de la société française… qu’il insulte ! » ou affirmant : « La France [que les mecs de banlieue] n’aiment pas, je ne l’aime pas non plus… C’est la France de Bernard-Henri Lévy, je ne l’aime pas non plus. »Que l’on soit bien clairs : les personnalités auxquelles Soral s’en prend sont souvent méprisables. Seulement, bien d’autres le sont tout autant et dont Soral ne pipe pourtant pas un mot. Et il n’est pas compliqué de comprendre quel est sans doute le but – et quel sera assurément le résultat – des envolées soraliennes visant Bernard Kouchner, Alexandre Adler, BHL, Jacques Attali, Laurent Fabius, Alain Finkielkraut, Élisabeth Lévy, et cætera. Ces diatribes permettent à Soral de passer pour un type qui ose s’en prendre aux « puissants » alors qu’elles ont pour fonction objective, en ne visant que des personnalités à l’origine ethnico-religieuse (supposée !) commune, d’épargner la bourgeoisie dans son ensemble en détournant le prolétariat des approches strictement classistes.

5°) Stalinisme

Soral a gardé de graves séquelles de son passage par le Parti dit « Communiste ». Il n’hésite pas à qualifier la CGT de « réseau de résistance ou d’opposition traditionnelle »alors que cela fait au moins sept bonnes décennies que la Confédération Générale de la Trahison est un obstacle aux tentatives d’émancipation des prolétaires. 
Pour Soral, « tout ce qui est de l’ordre de la violence […] et de la guerre civile, c’est forcément un truc qui affaiblit la France. » Ce Soral qui s’oppose à la violence et à la guerre civile au nom du salut de la France n’a, contrairement à ses prétentions, rien d’un marxiste… Mais c’est un parfait stalinien ! C’est avec ce même type d’arguments, avec cette même dévotion envers l’unité nationale que le P « C » F a, à trois reprises, saboté des situations révolutionnaires : en 1936 (Maurice Thorez, secrétaire général du P « C » F : « il faut savoir terminer une grève »), à la Libération (Thorez, toujours : « produire, produire, encore produire, faire du charbon c’est aujourd’hui la forme la plus élevée de votre devoir de classe, de votre devoir de Français » et « La grève, c’est l’arme des trusts. »), en Mai 68 (Georges Séguy, secrétaire général de la CGT : « ce mouvement lancé à grand renfort de publicité qui, à nos yeux, n’a pas d’autre objectif que d’entraîner la classe ouvrière dans des aventures en s’appuyant sur le mouvement des étudiants. »).

Il arrive aussi à Soral de s’attaquer au « Capital apatride » et au « Capital nomade ». C’est cette même idée qu’il développe lorsqu’il affirme dans une interview que « tous les internationalistes aujourd’hui sont des gens de droite, par essence, tu vois… » Notons en passant que, trois minutes plus tôt, dans cette même interview, il affirmait : « Je ne crois pas à l’essentialisme, les gauchistes essentialistes m’emmerdent, ce sont des crétins et des petits cons ». Pour en venir à ce que révèle, sur le fond, cette citation, Soral – ce « crétin » et ce « petit con » d’essentialiste (ce sont ses termes) – reprend à son compte la vieille antienne stalinienne qui affirme que, par opposition au Capital qui n’a pas de frontières, qui est « cosmopolite », les travailleurs se doivent d’être nationalistes. C’est ballot : Soral le stal’ a oublié que le Manifeste du parti communiste se termine par un appel à l’union des prolétaires de tous les pays…

6°) Apologie de régimes répressifs

Il n’y a pas besoin de creuser bien longtemps pour s’apercevoir que Soral est contre-révolutionnaire : il suffit de regarder quels régimes et quels chefs d’Etat il admire !
Saddam Hussein (entre autres) est rangé par ses soins dans la catégorie des « chefs d’Etat locaux de puissances alternatives ». Alternatives à quoi ? Sûrement pas au capitalisme, en tout cas ! Le premier fait d’armes de Saddam Hussein est la participation à une tentative d’assassinat, en 1959, du général et Premier ministre marxisant Abdul Karim Qasim qui, l’année précédente, avec d’autres militaires, avait renversé la monarchie iraquienne. Une fois arrivé au pouvoir (avec le soutien des Etats-Unis), à la tête du parti Baas, Saddam Hussein a réprimé férocement ses opposants, notamment les membres du Parti Communiste Irakien (ce qui n’a pas empêché Moscou de continuer à soutenir le régime baasiste… ça en dit long sur la teneur en socialisme de la bureaucratie stalinienne).

Soral fait également l’apologie de Poutine, ex-membre du KGB et bourreau du peuple tchétchène qui, en fait d’« alternative », a surtout parachevé le rétablissement du capitalisme privé en Russie (ouverture à la concurrence du fret ferroviaire, baisse du taux d’imposition sur les sociétés…) et restreint les déjà peu nombreuses libertés démocratiques dont bénéficiaient les Russes (journalistes assassinés, opposants emprisonnés, désignation par le Président et non plus élection des gouverneurs des sujets de la Fédération de Russie, grande impunité accordée aux membres des groupes fascistes/néonazis qui commettent de nombreuses exactions).

Autre objet d’admiration de Soral : la République islamique d’Iran, régime théocratique où les militants des organisations de gauche ont été exécutés par milliers suite à la contre-révolution islamique et où les minorités (kurdes, arabes) sont soumises à de multiples brimades. Ce régime qui tente de fédérer sa population autour de discours hostiles à l’Occident, aux Etats-Unis, à Israël, sait pourtant miser sur plusieurs lièvres à la fois : dans les années 80, il n’a pas hésité à acheter des armes aux Etats-Unis (qui se sont servis de l’argent récolté grâce à ces ventes pour financer une guérilla d’extrême-droite au Nicaragua : c’est la fameuse affaire Iran-Contra) et à Israël. Les dirigeants iraniens sont également ravis de la décision des Etats-Unis et de la dictature européiste de classer comme organisation terroriste l’Organisation des Moudjahiddines du Peuple Iranien (OMPI), et ils ont sûrement vu d’un bon œil les perquisitions visant l’OMPI opérées en France en 2003. La « lutte contre le terrorisme » (c’est-à-dire, en réalité : le terrorisme d’État) est décidemment sans frontières…

7°) Arrivisme et haine de classe

Soral qui reproche à BHL, Finkielkraut, Cohn-Bendit, et cætera (voir 4°) leur capacité à retourner leur veste n’a peut-être pas tort sur le fond… Mais il est très mal placé pour parler, sa propre trajectoire politique étant marquée par de nombreux retournements de veste.
Après avoir adhéré au mouvement punk, il rejoint le P « C » F. Il finit par quitter ce parti dans les années 90, une fois que l’Union Soviétique s’est cassé la gueule et qu’il s’est rendu compte – soixante ans après tout le monde, mais mieux vaut tard que jamais – que le P « C » F n’est pas révolutionnaire. Il qualifie son Abécédaire de la bêtise ambiante, paru en 2002, de « national-républicain » et paraît alors proche de Jean-Pierre Chevènement. Passade de courte durée puisqu’il se rapproche ensuite à grandes enjambées de l’extrême-droite, jusqu’à rejoindre l’équipe de campagne de Jean-Marie Le Pen en vue des présidentielles de 2007. Mais il est vrai que, dans l’interview où il annonçait son rapprochement avec le FN, Soral affirmait que, faisant cela, il rejoignait un parti « qui pèsera demain 25% minimum » (forcément, puisque « Le Pen, c’est le plus grand résistant au Système de France » !!!). Quelle déception au soir du premier tour des présidentielles quand Le Pen, doublé sur sa droite (extrême) par un Sarkozy vraiment très décomplexé, n’obtient « que » 10,44% des voix. Pas grave, Soral a l’explication : « Le Pen mérite la France, mais je ne suis pas sûr que la France et les Français tels qu’ils sont aujourd’hui méritent Le Pen. » Dit plus clairement : les Français sont des cons. Venant de quelqu’un qui passe son temps à glorifier démagogiquement le « Peuple » et la « Nation », c’est plutôt cocasse… A l’échec du FN aux présidentielles vient s’ajouter l’échec, plus net encore, des municipales en 2008, ce qui fait que Soral doit commencer à se demander s’il a misé sur le bon cheval.
Soral annonce finalement son départ du FN le 1er février 2009, le parti n’ayant daigné lui proposer, en vue des élections européennes, qu’une place d’honneur sur la liste en Ile-de-France. Une simple place d’honneur à lui, Alain Soral, lui qui est « rebelle depuis l’âge de seize ans », vous vous rendez compte ?!? Comme l’aurait dit une de ses défuntes icônes staliniennes : c’est un scandÂÂÂÂle ! Mais puisqu’il ne veut surtout pas sombrer dans l’oubli et qu’il tient à faire parler de lui à tout prix, Soral se contente finalement d’une place de numéro 5 sur la liste antisém… pardon… « antisioniste » de Dieudonné. On ne sait jamais, des fois que… Après tout, « les gens sont tellement cons, ils en redemandent… » et puis « un salarié, c’est comme un enfant ». Alors, qui sait ? Ces ânes-là iront peut-être voter…

Le grandissime Soral qui, lui, n’est ni un con ni un salarié, chie sur la Star Academy, les émissions d’Arthur, celles de Stéphane Bern… Le hic c’est que Soral n’a jamais hésité à aller faire la promo de ses bouquins de merde chez Thierry Ardisson ou Evelyne Thomas ! Faites ce que je dis, mais pas ce que je fais… Soral semble paniqué à l’idée de retomber dans l’anonymat : « Si vous ne faites pas ce qui faut, vous êtes progressivement marginalisés, c’est-à-dire vous ne passez plus dans les grands médias, vous êtes un peu mal vus […] On voit bien ceux qui peuvent se maintenir et ceux qui sont marginalisés, et pourquoi […] Et cette marginalisation elle est bon… au niveau des médias évidemment, c’est-à-dire on est disqualifiés, on n’est plus invités, et cætera… Moi on voit très bien que j’passais beaucoup dans les émissions mais à un moment donné on n’m’a plus vu […] d’ailleurs les gens ne se posent même pas la question ‘tiens, on ne vous voit plus !’ » C’est qu’il doit également se demander comment il va faire pour écouler ses daubes fascistoïdes si, par malheur, il se voit privé de l’accès aux principaux médias et de la notoriété qui va de pair… Aiguillé par son ambition sans scrupules, Soral saura, s’il le faut, changer une énième fois son fusil d’épaule, trouver de nouveaux compagnons de route et de nouvelles tribunes d’où il pourra dégueuler sa prose pseudo contestataire qui, en fait, nuit exclusivement au prolétariat. A moins que ce dernier ne lui en laisse pas l’occasion…

 

Sources : 
– Alain Soral, Abécédaire de la bêtise ambiante, Jusqu’où va-t-on descendre ?, Pocket, Paris, 2003
– interview d’Alain Soral après qu’il ait annoncé qu’il rejoignait l’équipe de campagne de Jean-Marie Le Pen, fin 2006
http://www.dailymotion.com/search/alain%2Bsoral/video/xtjwl_alain-soral-interview-fn
– interview d’Alain Soral suite au premier tour des dernières présidentielles, 22 avril 2007
http://www.dailymotion.com/related/xtjwl/video/x1td0v_soral-echec-de-le-pen_news?hmz=74616272656c61746564
– Alain Soral, conférence à Fréjus, 23 mai 2008
http://www.dailymotion.com/relevance/search/soral+fr%C3%A9jus/video/x5snqq_alain-soral-frejus-partie-1_news
http://www.dailymotion.com/relevance/search/soral+fr%C3%A9jus/video/x5snuj_alain-soral-frejus-partie-2_news
– Alain Soral, conférence « Vers la gouvernance globale » à l’invitation du Parti Populiste, 9 mars 2009
http://www.dailymotion.com/relevance/search/conf%C3%A9rence+gouvernance/video/x8vz58_alain-soral-conference-090309-parti_news

 

 

Dans les facs, une revue promet la mort aux « gauchistes »

C’est un seize-pages qui est diffusé, ici ou là, sur certains campus, sous le label « Action Française Universitaire » (AFU). Il se présente comme un « hebdo intelligent et violent », référence claire à la phrase de Maurras : « Nous devons être intellectuels et violents ». Le portrait du chantre du nationalisme intégral figure d’ailleurs, lui aussi en « une », à côté, notamment, du nom de Theodore Kaczynski. Ce célèbre terroriste américain, surnommé Unabomber, se réclamait de la lutte contre le progrès technologique.

« Une » de l’Action française universitaire. DR

Mais c’est surtout le titre principal choisi  pour son premier numéro qui retient l’attention: « Tuons tous les gauchismes ». Pour la petite histoire, le titre initial était:« Tuons tous les gauchistes », rapidement amendé quand l’auteur a réalisé qu’il tombait sous le coup de la loi. Ce rédacteur perspicace n’est autre que Rodolphe Crevelle, qui déborde d’initiatives ces derniers temps. Ce vieux routier de l’extrême droite radicale au passé sulfureux s’est signalé en 2012 en lançant le Lys Noir, revue d’extrême droite « anarcho-royaliste » et en participant à la liste anti-radars pour les législatives dans l’Hérault. Plus récemment, c’est une autre publication ultra-confidentielle de son cru, la revue l’Arsenal, qui évoquait un projet de putsch militaire durant le mouvement contre le mariage homosexuel (Le Monde du 7 juin).

Par ailleurs, Rodolphe Crevelle s’était lié à Troisième Voie, l’organisation de Serge Ayoub, avant sa dissolution à la suite de la mort de Clément Méric en juin.

Dans son long éditorial, Crevelle prédit que « cela va mal se terminer pour l’oligarchie gauchiste des facs et d’ailleurs ». Avant de demander à ses ouailles d’envoyer aux gauchistes « des photos de Benito [Mussolini] et [sa maîtresse] Clara Petacci pendus à un croc de boucher… Car c’est comme cela qu’ils vont tous finir avec leurs femmes également délicieuses… »

Suit une longue liste de menaces. « C’est ‘à la vie à la mort’ si on les chope (…). Nous trouverons beaucoup d’alliés chez les immigrés pour leur faire la peau (…). Le gauchiste sait que nous avons la majorité des gens et des flics et des militaires avec nous », s’avance encore Crevelle.

Une obsession qui n’est pas nouvelle, puisque, en septembre déjà, le Lys noir titrait :« Faut-il envisager de tuer les gauchistes? »

Deux militantes de l’UNEF agressées

Comme d’habitude avec Crevelle, il y a une manip’. L’AFU dont il se réclame n’a rien à voir avec l’Action française étudiante, émanation de l’Action française (AF). Crevelle veut profiter de la proximité d’appellation pour recruter plus facilement, ce qui ne manquera pas de plaire à la rue Croix-des-petits-Champs, siège historique de l’AF. Ce d’autant plus que l’UNEF vient de déposer plainte contre l’AFU pour « incitation à la haine et à la violence ».

En moins d’une semaine, deux étudiantes parisiennes de l’UNEF (proche du PS) ont été agressées et menacées de façon quasi similaire – « On ne veut pas de vous sur les facs. On connaît ton adresse. Si tu continues, on te viole.  On te défoncera, t’es qu’une gauchiste », selon un responsable national du syndicat étudiant. L’une d’elles a reçu des coups de cutter au pied de son domicile. L’UNEF juge que la revue AFU de Crevelle a théorisé ces agressions.

***

PS : le programme du Lys Noir, « groupe militaro-décroissant » qu’anime Rodolphe Crevelle, vaut son pesant d’or. En voici un extrait :

Extrait du programme du Lys Noir/ DR

vu sur http://droites-extremes.blog.lemonde.fr

La « quenelle », un coup de mou pour nos luttes

Faire le geste de la quenelle n’engage à rien: ni promesse ni action. Elle fait croire à celles et ceux qui la font, qu’elle est subversive en soi et qu’elle prouve l’existence d’une unité entre les soi-disant « anti-système ». Il n’y a de concret que la répétition du geste de scène d’un artiste qui a joué sciemment la carte d’une carrière indépendante et l’engagement politique au sein de l’extrême droite. Pour l’extrême droite et la partie la plus agressive de la classe dominante, l’important n’est pas d’être véritablement une alternative pour le peuple mais de se donner l’apparence de « rebelles ». Mais une fois au pouvoir, les dominés et les pauvres prennent de plein fouet la répression.

Quenelle_lepen_gollnisch

Si des personnes issues de l’immigration peuvent la faire aux côtés de personnes comme Bruno Gollnisch qui est ouvertement anti-musulman, ou de Jean Marie Le Pen qui croit en l’inégalité des races : c’est que ce geste ne signifie rien comme engagement.
C’est une posture de défi qui n’en est pas réellement une puisque ce geste n’est jamais effectué en face ou en présence de la personne visée. Ce signe dit de manière insultante qu’on a eu le dessus de manière sournoise, en profitant d’une situation. C’est le bras d’honneur du couard, puisque non assumé.

On peut très bien imaginer la BAC faire ce signe à des jeunes durant un contrôle musclé.
Ou encore les mêmes jeunes le faire à la BAC s’ils échappent au contrôle.
Il est difficile d’imaginer la BAC et les jeunes faire le geste ensemble lors du contrôle musclé : il n’y a que deux côtés à une barricade. Il ne peut y avoir d’unité entre opprimés et oppresseurs même s’ils s’insultent de la même manière.
La volonté de Dieudonné est pourtant de faire croire qu’en partageant une attitude, celle du dominant, on peut avoir une communauté de destin. En gros, il suffirait de faire un geste pour créer une complicité au lieu de lutter, tout en sauvant la face : tous unis dans la lâcheté.
Si le geste n’engage à rien, le répéter en revanche revient à adhérer à l’idée que seule l’attitude compte, qu’il n’y a pas d’engagement et que dans les rapports de force il ne faut pas lutter mais être fourbe. Seconde chose, mais non des moindres, la « quenelle » consiste à faire croire que la finalité de la lutte est d’assurer sa domination sur l’autre. C’est une pensée compatible avec le libéralisme ambiant : tous contre tous, seuls les plus vicieux gagnent. C’est le symbole d’une adaptation à l’injustice.
Pas de changement social possible, on capitule face à l’inégalité ambiante en estimant qu’il suffit de « glisser des quenelles » à certaines personnes.
Ce n’est pas un signe révolutionnaire contrairement à ce qu’affirme Dieudonné, ni même un geste « potache », car ce symbole a également une dimension sexuelle, puisqu’il consiste à imiter l’introduction d’un bras dans l’anus d’une tierce personne, à dire de manière détournée qu’on l’a « baisée ».

La notion qui assimile la pénétration à la domination est un cliché misogyne et homophobe que partagent DieudonnéAlain Soral et Eric Zemmour. En gros le dominant domine sexuellement le dominé en le/la pénétrant. Vu sous cet angle, la personne qui se « soumet » est une créature inférieure par nature. C’est du reste ce qu’Alain Soral et Eric Zemmour racontent dans leurs ouvrages ouvertement sexistes.
Le déni de dignité aux homosexuels est une chose récurrente chez Alain Soral qui les assimile à des pédophiles, sans que personne n’y trouve rien à redire. On doit rappeler que lors de luttes contre les meurtres racistes et sécuritaires, ou pour obtenir des droits en prison, les militant.e.s de l’association Act Up ont été au premier rang avec les militant.e.s de quartiers populaires.

Les femmes sont elles aussi la cible de multiples accusations des Soral ou des Zemmour, qui ne comprennent le « pouvoir » que comme une farce viriliste.

Dans nos quartiers, les femmes jouent un rôle actif et déterminant dans le combat contre les injustices et la dureté de la vie. Elles sont les plus nombreuses à assumer seules les charges de famille ou du foyer. Lors des luttes contre les violences policières, elles sont en première ligne. Elles affrontent l’oppresseur et le pouvoir en face, dans la dignité, et ne sont pas prêtes à cèder au discours sur la domination.

mère de famille

Dieudonné, Zemmour, le clan Le Pen ou Soral sont des personnes qui n’ont pas de problème de fin de mois et de fin de droits, ils défendent leurs intérêts économiques avant toute chose. Ils ont besoin de gestes de confusion comme la « quenelle » pour donner l’illusion d’une convergence d’intérêts avec les quartiers populaires.

Au final, les personnes à qui est destinée la trop célèbre quenelle, c’est le public issu des quartiers qui fait encore confiance à Dieudonné. À chaque fois qu’on fait la quenelle, on perd le sens de nos luttes. C’est ce qu’ils veulent. Les luttes pour l’émancipation passent à la trappe quand nous reprenons un tel geste.
Le poing levé courageux et unitaire des Black Panthers est remplacé dans l’imaginaire des luttes par un mime de « fist fucking » illustrant une volonté de domination ou de réussite individuelle et sournoise.

Bras mou comme une quenelle ou poing de panthère, il faut choisir.
Black-Panthers-Party-People

LU SUR https://quartierslibres.wordpress.com

Penser le processus révolutionnaire

 

Après les soulèvements populaires doit s’amorcer un processus révolutionnaire pour empêcher toute forme de retour à la normale.

 

Depuis trois ans, des révoltes embrasent le monde. Il n’en faut pas moins aux éditions La Fabrique pour reprendre le ton insurrectionnaliste du best seller L’insurrection qui vient. Cette fois-ci, c’est Éric Hazan lui-même qui tient la plume, accompagné d’un mystérieux Kamo. Pourtant, ce nouveau livre reprend la recette qui a fait le succès du Comité invisible. Un format court et un style vif.

« Ce texte se propose humblement de rouvrir la question révolutionnaire », présentent Éric Hazan et Kamo.

Ce projet ambitieux semble néanmoins mal engagé avec un inventaire dans lequel les conseils ouvriers côtoient la dictature du prolétariat. Donc deux conceptions radicalement opposées de la politique entretiennent la confusion autour du terme « révolutionnaire ». Mais le livre permet de s’extraire d’une tradition contestataire désormais incontournable : le programme politique avec ses réformettes bien ficelées.

Ce texte pose des questions indispensables. « Quels moyens mettre en œuvre afin de devenir ingouvernables et, surtout, de le rester ? Comment faire en sorte qu’au lendemain de l’insurrection la situation ne se referme pas, que la liberté retrouvée s’étende au lieu de régresser fatalement – en d’autres termes, quels ont les moyens adéquats à nos fins ? », interrogent Éric Hazan et Kamo. La pertinence de ses questions s’éclaire d’autant plus au regard de l’effondrement des révoltes dans les pays arabes et ailleurs.

 

 

Premières mesures révolutionnaires

La rupture avec l’existant

 

Kamo et l’auteur de LQR attaquent les concepts qui maintiennent l’ordre social. La démocratie ne peut s’appuyer que sur l’affirmation du suffrage universel comme seule légitimité. Les « marchés », désormais personnalisés, imposent une vision du monde en faveur de la finance et des possédants. La collusion entre l’État et les marchés semble incarnée par les inspecteurs des finances, ses hauts fonctionnaires qui n’hésitent pas à se mettre au service des entreprises. La crise s’apparente également à un discours qui permet de renforcer le pouvoir des patrons. « Or, ce que l’on appelle crise est un outil politique essentiel pour la gestion des populations aussi bien productives que surnuméraires », observent Éric Hazan et Kamo. Les bureaucrates et le « personnel politique » se contentent de gérer l’ordre existant et de faire accepter les décisions au peuple.

La gauche et l’extrême gauche se gardent bien d’attaquer le capitalisme démocratique. L’oppression marchande doit être seulement régulée et encadrée pour devenir plus vivable et plus morale. « Nulle part il n’est question de lui faire subir le même sort qu’on connu par le passé bien des régimes d’oppression, de lui donner une bonne fois congé, et pour toujours », déplorent Éric Hazan et Kamo. Les partis et les intellectuels refusent toujours d’évoquer une perspective de rupture révolutionnaire.

Le texte devient plus contestable lorsqu’il relativise l’importance de l’aliénation et de la destruction des relations humaines. Il reprend le refrain de la deuxième partie de L’insurrection qui vient pour prophétiser une onde de choc qui devrait inéluctablement embraser la planète. Ce discours sympathique estime qu’il suffit de parler de révolution pour la faire advenir. Mais les auteurs insistent pertinemment sur l’indispensable analyse des échecs historiques. « On ne se dirige pas dans une époque sans avoir appris des échecs révolutionnaires, ceux qui ont entraîné les défaites et plus encore ceux qui ont suivi les victoires », soulignent Éric Hazan et Kamo.

 

Dans l’histoire de France comme dans les pays arabes les révolutions populaires sont suivies de gouvernements provisoires et d’élections qui visent à enterrer la révolte.

C’est l’idée d’une période de transition qui enterre toute forme de révolution. Lorsque la machine bureaucratique continue de fonctionner, la révolte se retrouve étouffée. Mais une autre démarche peut émerger. « Ce dont il s’agit ici n’est pas de rédiger un programme mais de tracer des pistes, de suggérer des exemples, de proposer des idées pour créer immédiatement l’irréversible », précisent Éric Hazan et Kamo. C’est souvent la peur du chaos et de l’inconnu qui favorise le retour à la normale. Dans un processus de révolution, le fonctionnement de la bureaucratie doit être paralysé. Les réunions doivent être bloquées. « Nous couperons leurs lignes de communication, leur intranet, leurs listes de diffusion, leurs lignes téléphoniques sécurisées », proposent Éric Hazan et Kamo. Il ne faut pas prendre les lieux du pouvoir mais les bloquer.

 

 

L’abolition de l’ordre marchand

 

La révolution passe par une abolition du travail. D’ailleurs, plus personne ne croît aux discours creux sur la ré-industrialisation ou le retour au plein emploi. Mais la transformation sociale doit surtout réinventer tous les aspects de la vie. « Une situation révolutionnaire ne se résume pas à une réorganisation de la société. C’est aussi, c’est surtout l’émergence d’une nouvelle idée de la vie, d’une nouvelle disposition à la joie », soulignent Éric Hazan et Kamo. L’activité humaine ne doit plus reposer sur la contrainte du travail mais sur le désir et le plaisir.

« Ce qui peut, ce qui doit être fait au lendemain de l’insurrection, c’est disjoindre travail et possibilité d’exister, c’est abolir la nécessité individuelle de « gagner sa vie » », soulignent Éric Hazan et Kamo. Cette nouvelle manière de vivre doit sortir des rapports sociaux capitalistes, avec l’argent comme intermédiaire des relations humaines. Les moments de révolte, sur la place Tahir ou en Mai 68, dessinent cette nouvelle possibilité d’existence. Ce sont ses mouvements de lutte, à la base, qui doit construire la nouvelle société. « L’abolition de l’économie n’est pas quelque chose qui se décrète, c’est quelque chose qui se construit, de proche en proche », précisent Éric Hazan et Kamo.

L’abolition de l’argent passe surtout par la généralisation de la gratuité, à commencer par la nourriture et le logement. L’appropriation devient alors inutile et ridicule lorsque les besoins essentiels deviennent accessibles à tous. La fausse bonne idée du revenu universel, prônée notamment par Toni Negri, ne remet pas en cause l’ordre social et ne fait qu’aménager la misère existentielle. « Il maintient cela même que le processus révolutionnaire doit abolir : la centralité de l’argent pour vivre, l’individualisation du revenu, l’isolation de chacun face à ses besoins, l’absence de vie commune », analysent Éric Hazan et Kamo. L’économie, dès ses origines, permet d’asservir les individus à la puissance matérielle du souverain. L’économie s’apparente à une science de contrôle des esclaves. La valeur marchande n’est que le moyen de cet asservissement pour quantifier et contrôler l’activité des esclaves. Le règne de l’évaluation et de la quantification révèle l’emprise du capitalisme jusque sur nos corps et sur nos vies. L’économie ne doit donc pas être régulée ou encadrée mais supprimée. « L’abolition du capitalisme, c’est avant tout l’abolition de l’économie, la fin de la mesure, de l’impérialisme de la mesure », soulignent Éric Hazan et Kamo.

 

Le travail demeure une activité vide de sens et aliénante, qui dépossède les individus de la conduite de leur vie. Les activités indispensables ne doivent pas se faire dans la contrainte, mais dans le plaisir de la rencontre et de la vie collective.

« La fin du travail obligatoire, la fin de la dictature de l’économie auront pour conséquence quasi mécanique la fin de l’État », soulignent Éric Hazan et Kamo. Pendant les moments révolutionnaires, la vie s’organise sans la nécessité d’un État ou d’une quelconque direction centrale. L’appareil d’État ne sert à rien, sinon à sa propre reproduction. La priorité des politiciens demeure leur réélection. Surtout, l’État éloigne le peuple de la prise de décision. Les intérêts des politiciens convergent avec ceux des capitalistes pour maintenir le bon fonctionnement de l’ordre social.

Le pouvoir central doit disparaître au profit d’assemblées. Mais ses organisations doivent se défaire des tares du parlementarisme et de la politique bourgeoise. En revanche, les exemples donnés par le texte semblent peu convaincants. Le « bar-épicerie » de Tarnac, petite entreprise de pseudo-contestation, et la bureaucratie « autogérée » de Marinaleda, avec son « maire réélu sans discontinuer depuis trente ans », sont présentés comme des modèles. L’autogestion du capitalisme et de la misère existentielle ne sont évidemment pas des solutions acceptables. L’abolition des relations marchandes n’est d’ailleurs pas clairement envisagée dans ses « modèles ».

 

 

Réinventer la vie

 

La révolution ne doit pas craindre le désordre et le conflit pour expérimenter de nouvelles manières de vivre. Cette démarche s’oppose à la dépossession de la conduite de nos vies. « L’irréversible, c’est de restaurer la prise que les humains ont perdu sur leurs conditions immédiates d’existence », soulignent Éric Hazan et Kamo. La satisfaction des besoins ne peut s’organiser qu’à l’échelle locale. Le processus révolutionnaire ne peut pas se limiter à une simple « appropriation collective » des moyens de production. Ce sont tous les aspects de la vie qui doivent être réinventés.

Internet et les réseaux sociaux doivent également être critiqués. Les sites de rencontres révèlent également l’isolement et la misère existentielle. Pour Éric Hazan et Kamo, « jamais un tel système ne remplacera la palabre, le contact avec les yeux et les mains, les verres bus en commun, l’enthousiasme et les disputes, les véritables « rapports sociaux » qui ne sont pas du domaine de la sociologie mais de l’amitié ».

Le processus révolutionnaire doit permettre, contre la culture conformiste et standardisée, une libération de la créativité.

 

Un nouveau fascisme émerge dans une Europe en crise. Les idées racistes se banalisent. Mais l’antifascisme relève de l’imposture car, sous couvert de lutter contre l’extrême-droite, il semble défendre la démocratie libérale. « C’est la poussée révolutionnaire, l’éveil fraternel de toutes les énergies comme dit Rimbaud, qui renverra les apprentis fascistes à leur néant », tranchent Éric Hazan et Kamo.

Les auteurs appellent à l’organisation pour permettre aux révoltes de se coordonner et de se radicaliser. Cette organisation est évidemment différente de la forme Parti qui ne fascine encore que les débris du bolchevisme. « S’organiser, c’est faire évoluer des groupes en constellations subversives par le jeu des amitiés, des espoirs partagés, des luttes menées en commun, de proche en proche », précisent Éric Hazan et Kamo.

 

 

Ce livre semble plus accessible que L’insurrection qui vient. Surtout, il semble plus précis sur le processus de rupture révolutionnaire. Il propose des pistes de réflexion qui vont au-delà du constat. Sur ce point, il semble plus précis que le Comité invisible qui se contente d’un blanquisme relooké. Ce texte permet d’ouvrir un indispensable débat sur les perspectives révolutionnaires.

Cependant, les références historiques du texte d’Éric Hazan et Kamo ne sont pas toujours très libertaires. La Révolution française, et son jacobinisme frelaté, demeure la référence majeure. Les mouvements libertaires et le communisme de conseils ne sont pas évoqués. Ses Premières mesures révolutionnaires n’attaquent donc pas clairement les dérives bureaucratiques et autoritaires des révoltes sociales.

Ses quelques pistes de réflexion se révèlent trop souvent déconnectées des luttes sociales et des expériences d’auto-émancipation du prolétariat. Tarnac et Marinaleda demeurent les seuls exemples concrets et se révèlent pourtant très limités. Ses lieux ne font que se confectionner un nid douillet à l’intérieur de la société marchande.

Pourtant, ce texte va également au-delà des pleurnicheries gauchistes. Il évoque la perspective d’une rupture révolutionnaire. Surtout il s’attache à un processus de transformation qualitative de la vie. La force du Comité invisible réside dans sa description de l’atomisation des relations humaines. Éric Hazan et Kamo prennent en compte cet aspect, toujours délaissé par les gauchistes de tous bords.

La révolution doit permettre de transformer le monde pour changer la vie.

 

Source : Éric Hazan & Kamo, Premières mesures révolutionnaires, La Fabrique, 2013

 

Articles liés :

 

Vers un renouveau de la pensée critique

Pressions et gestes pour agir contre le capital

Fissurer l’emprise du capital sur la vie

Créer des communautés contre le capitalisme

La grève illimitée, une ouverture des possibles

 

 

Pour aller plus loin : 

 

Un entretien audio d’Alternative Libertaire avec Eric Hazan : Dialogue autour de « Premières mesures révolutionnaires » par Théo Rival (AL Orléans), Jean-Yves Lesage (AL 93) et Guillaume Davranche (AL Montreui), publié sur le site d’Alternative Libertaire le 7 octobre 2013

Radio : émisson Là-bas si j’y suis du 2 octobre 2013

Vidéo : « Eric hazan et l’insurrection, d@ns le texte« , diffusée sur le site Arrêt sur image le 5 mai 2009

Vidéo : Camille Polloni et Aurélie Champagne, Eric Hazan : « La révolution n’est pas terminée », publié le 9 septembre 2012 sur le site Rue 89 (Vidéo intégrale de l’entretien)

J.-C. Martin, « De la révolte comme d’un art appliqué aux barricades / Hazan, Kamo, Zizek, Horvat« , publié sur le site Strass de la philosophie le 6 septembre 2013

Simon Labrecque, « Critique de Premières mesures révolutionnaires« , publié sur le site Trahir le 8 septembre 2013

Conversation avec Eduardo Colombo, « Lorsque le projet n’existe pas, le geste de la révolte devient répétitif« , publié le 16 mai 2013 sur le site de l’Organisation communiste libertaire (OCL)

vu sur http://zones-subversives.over-blog.com

La théorie du genre (djendeure).

genre1.jpg

genre2.jpg

genre3.jpg

genre4

genre5.jpg

genre6.jpg

genre7.jpg

Mais pour avoir la réponse à cette question, il faudrait pouvoir disséquer un militant de La Manif Pour Tous, et vous savez que je suis résolument opposée à la vivisection. D’ailleurs il manque encore quelques signatures pour l’Initiative Citoyenne Européenne contre la vivisection, dépêchez-vous d’aller la signer avant le 1er novembre, ou vous aurez la mort de millions de chiots et chatons sur la conscience:

 

http://ec.europa.eu/dgs/secretariat_general/citizens_initiative/images/logo.png

 

Articles à lire sur la théorie du genre, le sexisme…

Petits rappels sur le genre

D’une théorie du genre qu’ils font semblant de mal comprendre…

Le sexisme, ça se soigne

Sexismes

lu sur http://insolente0veggie.over-blog.com/

 

 

Lutte des classes et urbanisme à Paris

3

 

 
Une étude sur la gentrification à Paris analyse la lutte des classes qui traverse l’espace urbain.
 

L’embourgeoisement des centres-villes des métropoles semble bien connu. Des magasins bios, des cafés « branchés » et des galeries designs permettent d’augmenter les prix du logement dans les quartiers populaires. Une nouvelle population, la petite bourgeoisie intellectuelle, remplace les classes populaires qui habitent depuis longtemps dans les vieux immeubles réhabilités des centre-villes. Ce phénomène s’observe dans de nombreuses villes, comme à Montpellier. Mais, en France, Paris apparaît comme le laboratoire de ce phénomène de gentrification. 

Ce processus semble très souvent décrit, y compris dans les grands médias. En revanche, la gentrification semble rarement analysée. La géographe Anne Clervalpropose une analyse de la gentrification dans la capitale dans un livre récent. Cette universitaire s’inspire de la géographie radicale anglo-saxonne et notamment deNeil Smith, ancien élève de David Harvey. Ce mouvement intellectuel renouvelle les analyses marxistes pour les appliquer à l’urbanisme. Ce courant « fait le lien entre les mutations contemporaines du système capitaliste mondial et la gentrification des centres-villes », précise Anne Clerval. 

L’organisation de l’espace correspond à la division du travail social. Les centres-villes abritent les entreprises de la « nouvelle économie » avec ses cadres de la communication et de la création. Inversement, les usines se situent dans les espaces périurbains. Pourtant, les employés ou les immigrés doivent rester dans les centres-villes pour travailler. « Plutôt qu’en simple déclin, les classes populaires sont en pleine recomposition depuis les années 1960 et la gentrification des quartiers populaires n’est pas un processus qui va de soi », analyse Anne Clerval. 

 

                                 

Embourgeoisement et désindustrialisation de l’espace urbain

 

La gentrification semble plus tardive en France que dans les pays anglo-saxons. L’histoire de Paris semble traversé par des rapports de classe. 

Le centre urbain attire les flux de populations et de richesses. L’industrialisation permet le développement de la capitale. Des quartiers populaires émergent. Pourtant, les classes populaires ne semblent pas homogènes. Ensuite la bourgeoisie habite dans le centre-ville et se méfie du peuple, associé à la misère et à la révolte. Éric Hazan évoque le « Paris rouge » avec ses soulèvements populaires violemment réprimés. 

De 1853 à 1870, le préfet Haussmann impose des aménagements urbains avec des objectifs politiques réactionnaires. Ses transformations visent à renforcer l’autorité de l’État et l’efficacité économique. « Hier comme aujourd’hui, la modernisation n’est pas neutre et a d’abord pour but de satisfaire les intérêts des dominants », observe Anne Clerval. Les grands boulevards et les monuments luxueux permettent d’imposer le spectacle et la marchandise dans les centres-villes. « Une fois que la ville est représentée uniquement comme un spectacle par le capital, elle ne peut plus être que consommée passivement, plutôt que créée activement par le peuple à travers la participation politique », analyse le géographe David Harvey. L’haussmanisation permet surtout de ramener au centre-ville les bourgeois et les commerçant effrayés par l’agitation populaire. Les transformations urbaines doivent empêcher de nouvelles explosions d’émeutes, alors favorisées par des rues étroites. 

 

A partir des années 1950, la désindustrialisation favorise l’embourgeoisement de la capitale. Des zones industrielles sont créées en périphérie. 

Pour Neil Smith, la mondialisation se caractérise surtout par le renforcement de la puissance économique des centres de commandement du système capitaliste et par le maintien dans la pauvreté des périphéries. Quelques métropoles contrôlent les flux de capitaux et la production de biens et de services à l’échelle internationale. Saskia Sassen étudie ses villes mondiales qui deviennent les centres de la finance internationale. 

A partir des années 1980, les emplois de cadres et professions intellectuelles se développent fortement à Paris. De nombreuses professions très diplômées se concentrent dans la capitale. Une classe intermédiaire, entre bourgeoisie et prolétariat, exerce des fonctions d’encadrement à travers l’enseignement la culture, la communication. Selon Jean-Pierre Garnier, son rôle permet d’imposer l’idéologie dominante, avec l’ordre moral républicain et les dogmes néolibéraux, pour assurer la paix sociale. 

 

L’État organise l’aménagement urbain de Paris. Les institutions favorisent la modernisation de la capitale avec le développement du secteur tertiaire. Ensuite, l’État permet à Paris de consolider son rôle de moteur économique de la France. Depuis les années 1960, l’État impose la capitale française comme l’un des centres majeurs de l’économie mondiale. La construction de quartiers d’affaires, de nouvelles voies de circulation, la rénovation de l’immobilier et le développement de centres de consommation illustrent cette politique. L’orientation sociale de la population est également transformée. La petite bourgeoisie intellectuelle remplace les classes populaires. Le Centre Georges Pompidou incarne cette culture branchée pour attirer la nouvelle petite bourgeoisie. 

Les pouvoirs publics ne font pas de la gentrification leur objectif principal. En revanche, l’État s’attache à la modernisation et à la désindustrialisation de Paris. Les quartiers ouvriers sont réhabilités et les loyers augmentent. Les cafés et lieux de sociabilité ouvrière disparaissent. 

Le logement demeure une marchandise appropriable et échangeable. Dès lors l’accès au logement devient toujours plus difficile. « C’est donc bien la propriété privée du logement et son utilisation pour accumuler du capital qui posent problème et empêchent de loger tout le monde, et non le contrôle des loyers », observe Anne Clerval. Mais la déréglementation des loyers relance la spéculation immobilière. 

 

            

Colonisation de la ville par la petite bourgeoisie intellectuelle

La géographie urbaine permet d’observer une division sociale de l’espace parisien. Chaque quartier abrite une classe sociale spécifique. Par exemple, l’ouest de Paris semble bourgeois tandis que l’est semble plus prolétaire. Des quartiers de la rive gauche abritent la petite bourgeoisie intellectuelle. La rive droite semble davantage occupée par la bourgeoisie d’affaires. 

La capitale subit un embourgeoisement généralisé. Cadres et chefs d’entreprise colonisent Paris. Les boîtes branchées et les boutiques de luxe remplacent les librairies. Les vieux quartiers sont réhabilités. Les cadres et ingénieurs du privé remplacent les cadres du public. L’embourgeoisement s’impose donc dans tous les quartiers. 

 

Des vieux quartiers se gentrifient lorsque des anciens bâtiments peuvent être achetés en raison de leur faible prix. Ses immeubles attirent des propriétaires qui apprécient le style architectural du XIXème siècle. Ensuite, la gentrification se développe lorsque les centres villes se vident des emplois ouvriers et de ses cafés pour devenir un centre de consommation pour cadres. 

Des individus, davantage que les pouvoirs publics, impulsent le processus de gentrification. Des artistes réhabilitent un bâtiment vétuste et loué à bas prix pour en faire leur atelier. L’arrivée des artistes dans un quartier attire une nouvelle population avec leur public de la petite bourgeoisie intellectuelle. 

Les entrepreneurs, comme les patrons de bar, participent activement à l’imposition de nouveaux lieux de consommation. Leurs terrasses privatisent l’espace public au détriment des jeunes des classes populaires qui ne peuvent plus s’installer sur la place nouvellement aménagée. 

Les promoteurs immobiliers savent se faire moins visibles mais accélèrent ce processus de gentrification. « Si les artistes et les ménages sont le plus souvent des acteurs involontaires de la gentrification, les patrons de cafés à la mode et, plus encore, les différents acteurs de l’immobilier témoignent d’une réelle volonté de transformer les quartiers populaires, en s’appuyant sur les premiers », résume Anne Clerval. 

La gentrification s’impose à travers le développement de nouveaux loisirs. Des quartiers bercés par la contre-culture deviennent des lieux branchés pour artistes à la mode. Des espaces de consommation culturelle se multiplient pour attirer la clientèle de la petite bourgeoisie intellectuelle. Les cinémas MK2, à l’origine maoïstes et contestataires, deviennent des centres de consommation pour cadres branchés. 

 

 

Les quartiers en voie de gentrification sont présentés comme des modèles de mixité sociale. Pourtant, il semble important d’évoquer les rapports sociaux entre les différentes classes sociales dans ses quartiers. 

Les habitants plus aisés développent de nouveaux modes de vie et de nouveaux modes de sociabilité. La gentrification provient de la petite bourgeoisie intellectuelle qui comprend les professions culturelles et les cadres du privé. Cette population ne se distingue pas par ses hauts revenus, certes plus élevés que la moyenne, mais surtout par son capital culturel. 

Les gentrifieurs s’attachent à la centralité pour leur domicile et leur travail. Ils adoptent un mode de vie qui associe travail et loisirs. Leur quotidien se limite à leur logement et à leur quartier avec ses bars et ses restaurants. Les gentrifieurs imposent une sociabilité urbaine centrée autour de la cour intérieure de leur copropriété. Ils installent des équipements de loisirs, des plantes et organisent des repas entre voisins. Mais lorsque la population s’embourgeoise de plus en plus, les habitants aspirent au calme et à l’ordre. Les gentrifieurs vivent dans leur bulle et, lorsqu’ils s’ouvrent au quartier, ils ne cherchent à rencontrer que leurs semblables. Patrick Simon évoque une « sociabilité autocentrée » qui se caractérise par une très forte proximité sociale. 

Les gentrifieurs font l’apologie de la mixité sociale. Pourtant, ils évitent de côtoyer les immigrés des classes populaires. Ils privilégient les magasins bios aux boucheries halal. Leur dégoût des épiceries arabes exprime une distance sociale. «Les discours valorisant la mixité sociale masquent mal une interaction limitée avec les autres classes sociales », observe Anne Clerval. La mixité sociale se réduit à un décor exotique au regard de cette nouvelle petite bourgeoisie. «Aujourd’hui les gentrifieurs ne participent toujours pas à la sociabilité de quartier avec les anciens habitants, mais ont développé leur propre sociabilité de quartier avec leurs semblables », résume Anne Clerval. 

 

A partir de 2001, la gauche est élue à la mairie de Paris. Ce qui est loin d’être un paradoxe car le Parti socialiste s’appuie sur la nouvelle petite bourgeoisie comme base électorale.

La gauche évoque davantage la mixité sociale que la lutte contre l’embourgeoisement ou la gentrification. La construction de logements sociaux s’inscrit donc dans cette promotion de la mixité sociale. Mais les logements sociaux sont surtout réhabilités ou détruits. Leur nombre n’augmente donc pas. L’accès au logement dans la capitale demeure toujours plus difficile pour les classes populaires. De plus, tous les logements sociaux ne sont pas destinés aux classes populaires. 

La gauche valorise les artistes et le spectacle à travers l’ouverture de lieux de consommation branchée. Le Point P, occupé en 2003 par des chômeurs et des sans papiers, est devenu un lieu à la mode pour la jeunesse de la petite bourgeoisie intellectuelle. « Le lien social tant prôné par la municipalité est censé se faire dans le divertissement, pas dans l’action politique, surtout quand celle-ci est extraparlementaire », ironise Anne Clerval. La géographe évoque d’autres lieux qui incarnent une culture consumériste et standardisée, destinée à la nouvelle petite bourgeoisie. La créativité ne doit pas devenir émancipatrice mais doit demeurer aseptisée. « A une conception militante de l’art et de la culture comme contre-pouvoir, la municipalité de gauche préfère la culture-spectacle, celle qui est montrée dans le cadre bien balisée des institutions culturelles », analyse Anne Clerval. Les évènements ridicules de la « Nuit blanche » ou de « Paris Plages » incarnent cette politique. La ville se réduit à un espace de consommation et de loisirs, à un décor qui renforce l’artificialisation de la vie. Cette politique ne remet pas en cause le pouvoir de classe de la culture légitime mais fabrique un Paris de carte postale touristique bien clinquante. 

La mixité sociale élude les antagonismes de classe et ne s’oppose pas à la gentrification. « En effet, la « politique de la ville » s’apparente à un dispositif de pacification sociale sans remise en cause des racines des rapports de domination, et dans un contexte politique qui accentue l’inégale distribution des richesses depuis des décennies », analyse Anne Clerval. 

 

8

Lutter contre la gentrification

Les classes populaires qui sont restées à Paris subissent des conditions de vie particulièrement dures. Des oppositions s’observent au sein même de cette catégorie sociale en raison de l’affaiblissement de la conscience de classe. Ceux qui sont nés en France stigmatisent les immigrés. L’idéologie libérale et individualiste, renforcée par la religion, imprègne également les populations immigrées. 

Pourtant la gentrification, phénomène peu expliqué, génère une dépossession de l’espace public. Les quartiers populaires sont radicalement transformés, y compris leur ambiance et leurs liens de solidarités. En France, la gentrification demeure un processus lent et progressif qui ne semble pas immédiatement perceptible. Les résistances à ce phénomène restent donc peu nombreuses.

Des anarchistes s’opposent à l’embourgeoisement à travers des occupations de logements vides pour dénoncer « l’épuration commerciale ». Pourtant ce type de lutte rencontre peu d’écho dans la population. La résistance des classes populaires se traduit par la lutte pour le droit au logement ou contre les expulsions de sans papiers. Une solidarité s’organise contre les arrestations d’immigrés dans des quartiers comme Belleville. Mais ses résistances demeurent minoritaires et ne remettent pas en cause directement l’embourgeoisement. 

L’opposition à la gentrification passe surtout par des pratiques quotidiennes. Par exemple des jeunes des classes populaires se retrouvent dans des quartiers embourgeoisés.

 

 

Les réflexions d’Anne Clerval permettent de rompre avec le discours militant. Ceux qui luttent contre la gentrification attaquent surtout les pouvoir publics et les sociétés d’économie mixte qui réhabilitent les quartiers. En revanche, ils n’osent pas critiquer les spectacles culturels et encore moins les magasins bios qui arborent un autocollant « Sortir du nucléaire ». 

La domination de la nouvelle petite bourgeoisie, qui dirige les organisations d’extrême gauche, semble rarement remise en cause. « Ce sont principalement les ménages de la petite bourgeoisie intellectuelle en pleine expansion qui ont investi ses quartiers, en y devenant propriétaire et en contribuant à la transformation des logements, des commerces et de l’espace public », observe Anne Clerval. 

Cette universitaire s’appuie surtout sur les travaux de la géographie urbaine qui connaît un réjouissant développement aux États-Unis. Inspiré par un marxisme critique, ce courant de pensée permet de remettre en cause la gentrification, mais aussi l’État et le capitalisme. Mais, aux États-Unis, l’embourgeoisement des villes semble beaucoup plus visible. Les pouvoirs publics participent ouvertement à ce phénomène, comme à New York. La critique radicale et la lutte contre la gentrification semble donc plus évidente qu’en France. 

Le discours de la mixité sociale et du « vivre ensemble » permet de masquer la brutalité sociale des politiques municipales. Les rapports de classe et les intérêts antagonistes sont dissimulés. « La ville petite bourgeoise est un décor de spectacle, un objet de consommation, le tout dans un univers de plus en plus sécuritaire. Les quartiers populaires ne sont presque plus qu’un décor pour café branché, loin du creuset de mobilisation et d’émancipation qu’ils ont pu être », décrit Anne Clerval. 

Cette universitaire observe bien que la dénonciation des politiques municipales semble limitée. Pour lutter contre la gentrification il faut remettre en cause le mode de production capitaliste de la ville. « La réappropriation de la ville supposerait le réinvestissement d’un champ politique plus large que la seule action publique telle qu’elle est définie par la démocratie libérale », analyse Anne Clerval. 

Cette étude universitaire révèle ici également sa limite. Anne Clerval se place dans les pas d’Henri Lefebvre pour ouvrir la réflexion. Mais cet intellectuel marxiste ne se contentait pas d’observer uniquement les dernières évolutions de l’espace urbain. Comme les situationnistes, il développe une critique radicale de l’urbanisme et de l’emprise de la logique marchande sur la vie quotidienne. Le Groupe d’Action pour la Recomposition de l’Autonomie Prolétarienne (Garap) analyse la limite des travaux universitaires sur la ville. Cette analyse de la gentrification demeure une critique partielle et limitée. L’urbanisme participe à la séparation et à la destruction des relatiosn humaines. La lutte contre la gentrification et l’urbanisme doit alors directement remettre en cause tous les aspects de l’existence. 

 

Source : Anne Clerval, Paris sans le peuple. La gentrification de la capitale, La Découverte, 2013

Extrait du livre publié sur le site de la revue Contretemps

 

Articles liés :

L’ordre règne à Montpellier

La gauche au pouvoir pour servir le capital

Les situationnistes dans la lutte des classes

Michèle Berstein et la vie des situationnistes

Pour aller plus loin :

Texte et recherches d’Anne Clerval
Vidéo : Anne Clerval, « La « gentrification » : une lutte de classes dans l’espace urbain ? »Séminaire Marx au XXIème siècle, samedi 12 novembre 2011
Vidéo : Anne Clerval, « Ville et capitalisme », Colloque Penser l’émancipation
Son : Anne Clerval, « L’embourgeoisement des quartiers populaires : l’exemple de la gentrification à Paris », Cours public 2012-2013 : la ville de demain, Wikiradio UEB
Mathilde Caron, « La mixité sociale à Paris est une notion hypocrite », entretien avec Anne Clerval publié dans Les Inrockuptibles le 12 septembre 2013
Julie Clarini, « La prise de l’Est parisien », publié dans Le Monde des livres le 25 septembre 2013
Damien Augias, « L’Est parisien, nouveau visage d’une ville bourgeoise« , publié sur le site Nonfiction le 2 octobre 2013
Ainhoa Jean, « Marx au XXIème siècle : la gentrification, une lutte des classes dans l’espace urbain« , publié sur le site Nonfiction le 01 décembre 2011
« Note de lecture de l’ouvrage de Jean-Pierre Garnier« , publiée sur le site du Groupe d’Action pour la Recomposition de l’Autonomie Prolétarienne (GARAP)
Groupe Fabien Bon, « L’urbanisme sert à faire la guerre », Et alors ? n°6, 2010
« Montpellier : au sujet de l’appel du 17 décembre contre l’urbanisme capitaliste« , publié le 14 novembre 2011 sur le site squat.net 
Rubrique « Urbanisme, mixité sociale et gentrification » sur le site Non Fides
Rubrique « Urbanisme » sur le site Infokiosques
Rubrique « Critique urbanisme » sur le blog Laboratoire Urbanisme Insurrectionnel