Face aux débats qui, en (anti)fRance, ont agité les esprits suite aux élections européennes à propos de l’abstentionnisme et des dangers de l’élection de députés RN ; on a trouvé intéressant de rappeler les circonstances de l’accession au pouvoir du parti nazi en allemagne, à travers cet interview d’un historien (Ian Kershaw). Parce qu’elles votent, les populations sont souvent rendues responsables de la montée du populisme et du fascisme, alors que dans ce cas (pourtant omniprésent dans l’imaginaire occidental donc que l’on serait censé.e.s bien connaître), on peut voir que ce sont les classes dirigeantes qui ont permis aux nazis de prendre le pouvoir.
/!\ Propos recueillis par un journaliste de la presse bourgeoise, des propos pourraient heurter votre sensibilité 😉
Une question obsède l’Allemagne et l’Europe depuis quatre-vingts ans : comment un peintre raté, sans fortune ni éducation, un marginal désaxé, incapable d’entretenir une relation humaine stable, a-t-il pu prendre le pouvoir dans l’un des Etats les plus avancés du monde ? Sans la complaisance puis la complicité d’une partie de l’élite allemande, écrivez-vous dans votre monumentale biographie de Hitler, rien n’aurait été possible. Pourquoi ?
– A plusieurs étapes cruciales de son ascension, Hitler a bénéficié de protections en haut lieu. Cela n’explique pas tout, évidemment. L’humiliante défaite de 1918, l’hyper-inflation de 1923, la grande crise économique de 1930, le rejet de la République de Weimar, les talents d’orateur de Hitler et bien d’autres facteurs ont concouru à cette prise du pouvoir. Mais celle-ci n’était pas inéluctable. De 1919, quand tout a commencé, à 1933, nombre de responsables politiques, judiciaires ou militaires auraient pu stopper la carrière du futur dictateur. Mais la plupart n’ont même pas essayé. Pis, beaucoup l’ont favorisée pensant qu’ils pourraient en tirer profit.
Vous dites qu’il aurait pu être stoppé dès 1919…
– Oui. Hitler ne serait sans doute jamais apparu sur la scène politique allemande, si, en mai 1919, un officier allemand ne s’était pas intéressé à lui. Le capitaine Karl Mayr commandait la section de renseignement de l’armée bavaroise. Après l’écrasement de la « République des Conseils », ce pouvoir révolutionnaire qui, pendant quelques semaines, a tenté d’instaurer une dictature communiste à Munich, Mayr fut chargé de recruter des agents sûrs. Leur mission : « rééduquer » les soldats dans une ligne antibolchevique et nationaliste. Le caporal « Hittler [sic] Adolf » figure sur la liste des premières recrues.
Comment se retrouve-t-il là ?
– Mayr l’a sans doute repéré parce que Hitler fait alors partie d’une commission qui enquête sur le comportement de ses camarades durant le gouvernement révolutionnaire. Et, juste avant, il a été élu représentant adjoint de son régiment. C’est donc une figure de la caserne.
Quel a été son rôle pendant l’éphémère République des Conseils ?
– L’épisode est mal éclairci. Il est resté dans l’armée régulière et n’a donc pas combattu par les armes le pouvoir communiste. Certains supposent qu’il a été choisi comme délégué adjoint pour représenter ses camarades opposés à la révolution. Quoi qu’il en soit, l’important pour Hitler, qui n’avait ni métier ni perspective, et tout juste 30 ans, c’était de pouvoir demeurer dans l’institution militaire. A propos de sa première rencontre avec le futur chef du IIIe Reich, le capitaine Mayr écrira : « On aurait dit un chien perdu fatigué en quête de maître prêt à suivre quiconque lui témoignerait quelque bonté… »
Qu’est-ce que Mayr va faire faire à Hitler ?
– Hitler est d’abord envoyé pendant une semaine à l’université de Munich suivre les premiers « cours d’instruction antibolchevique ». Il s’initie notamment à la finance internationale auprès d’un certain Gottfried Feder, un « économiste » qui prétendait distinguer le capital « productif » du capital « rapace », qu’il associait aux juifs. Feder deviendra l' »expert » économique du jeune parti nazi. Mayr dépêche ensuite Hitler dans une caserne comme instructeur poli-tique auprès d’anciens prisonniers de guerre jugés peu fiables. Là, tous – Hitler le premier – découvrent les talents d’orateur hors du commun du caporal. « C’est un tribun-né qui, par son fanatisme et son style populiste, captive l’attention et oblige à penser comme lui », est-il écrit dans un rap-port militaire. Il attire aussi l’attention par son antisémitisme particulière-ment virulent. A un auditeur de sa conférence qui voulait des détails sur la « question juive », il plaidera, dans une lettre du 16 septembre 1919, pour l' »éloignement de tous les juifs ». C’est le premier texte connu de Hitler sur ce thème qui sera au coeur de sa pensée politique jusqu’à la fin.
Cet antisémitisme extrêmement virulent ne gêne-t-il pas son mentor militaire, le capitaine Mayr ?
– Pas le moins du monde. Il fait même de Hitler son bras droit et, toujours en septembre 1919, il lui demande de surveiller les activités d’un groupe ultranationaliste comme il en existe des dizaines à l’époque, le Parti ouvrier allemand. En fait, Mayr assurera plus tard qu’il avait demandé à Hitler de faciliter en sous-main, grâce à des fonds secrets gouvernementaux, l’essor de ce mouvement qui deviendra le Parti national-socialiste. En tout cas, c’est comme infiltré de l’armée que Hitler prend sa carte du futur parti nazi. Il continuera d’émarger à la section de renseignement pendant six mois, jusqu’en mars 1920, le temps de s’imposer comme l’orateur vedette du parti dans les brasseries munichoises. Le capitaine Mayr fut donc, dans l’ombre, l’un des « accoucheurs » de la carrière politique de Hitler.
Mais, selon vous, Hitler serait resté un « vulgaire agitateur de brasserie » s’il n’avait, au début des années 1920, bénéficié d’autres puissants soutiens en Bavière.
– A l’évidence. Plusieurs personnalités de la grande bourgeoisie l’ont aidé à faire son entrée dans les salons respectables de la capitale bavaroise, en particulier le poète Dietrich Eckart, qui publiait un hebdomadaire violemment antisémite et possédait une fortune. C’est grâce à lui, et à un certain Lüdecke, playboy et « homme du monde », que Hitler pénètre dans des milieux où, normalement, il n’aurait pas été admis. Son style rugueux, son chapeau mou et sa cravache surprennent mais font merveille. Au nombre de ces riches convertis de la première heure, on trouve un diplômé de Harvard, rejeton d’une grande famille de marchand de tableaux, un éditeur en vue ou un célèbre fabricant de pianos – des mécènes qui feront les fins de mois du parti pendant plusieurs années.
Ernst Röhm, le futur tout-puissant patron des SA, joue aussi un rôle crucial durant ces premières années…
– Oui, on peut même dire qu’après Mayr et Eckart il est le troisième « accoucheur » de la carrière de Hitler. En 1919, quand il adhère au futur parti nazi, cet ancien officier est une figure centrale des groupes paramilitaires ultranationalistes qui pullulent alors en Bavière. Grâce à lui, Hitler réussira en quelques années à fédérer ces forces éparpillées sous sa bannière, ce qui lui donnera une puissance formidable. Röhm, qui a de très bons contacts dans la Reichswehr, aidera aussi le parti nazi à acheter son propre journal grâce à des fonds de l’armée allemande. Fort de tous ces soutiens, le mouvement de Hitler [le NSDAP, selon son sigle allemand] croît vite et compte plus de 50.000 adhérents en 1923, la plupart en Bavière.
Cette année-là, profitant de la crise politique causée par l’hyperinflation et l’occupation de la Ruhr par la France, Hitler fomente à Munich un putsch contre le gouvernement central. L’affaire se solde, le 9 novembre 1923, par la mort de vingt personnes, dont quatre policiers. Pourtant Hitler bénéfice d’une grande mansuétude de la part des autorités bavaroises. Pourquoi ?
– Trop de personnalités locales, dont un membre de la Cour suprême de Bavière, avaient vu d’un bon oeil la tentative de coup d’Etat. L’armée bavaroise s’était associée à la formation des groupes paramilitaires qui, derrière Hitler, avaient essayé de prendre le pouvoir. Et des responsables politiques de premier plan étaient mouillés. Les autorités font donc tout pour limiter les dégâts et, en particulier, pour que le procès de Hitler se tienne à Munich et non ailleurs dans le pays, comme cela aurait dû être le cas.
Comment se déroule ce procès ?
– C’est une mascarade. Le juge est de tout coeur avec Hitler. Il lui laisse la parole pendant quatre heures, et l’accusé peut interroger ses coïnculpés lui-même. La sentence, incroyablement légère, fait bondir jusque dans les milieux conservateurs : malgré la mort de quatre policiers et d’importants dégâts dans Munich, le juge condamne Hitler à cinq ans de prison seulement. Et encore se garde-t-il bien de rappeler que, sous le coup d’une condamnation avec sursis en 1922 pour troubles à l’ordre public, Hitler devrait purger une peine plus longue. De même le juge n’expulse-t-il pas le chef putschiste en Autriche, que Hitler a pourtant fuie en 1913 pour éviter le service militaire. Ce n’est pas tout. Hitler est libéré très vite, au bout de treize mois seulement, d’une captivité des plus agréables pendant laquelle il a pu écrire le premier tome de « Mein Kampf ». Eût-il été contraint d’accomplir toute sa peine, près de quatre ans de plus, l’histoire aurait fort probablement suivi un autre cours.
Dans « Mein Kampf », la doctrine extrémiste dévoilée par Hitler dessine un projet politique radicalement nouveau, n’est-ce pas ?
– Aussi détestable soit-elle, la « vision » de Hitler est très originale pour l’époque. Elle combine des idées qui courent depuis plusieurs années dans les milieux ultranationalistes allemands, mais que personne n’a encore fédérées. Hitler est ainsi le premier à établir un lien entre la prétendue nécessaire « élimination des juifs », une vieille rengaine, et la lutte contre le bolchevisme, maître mot de la droite depuis la révolution d’Octobre. Pour lui, ces deux combats à mort n’en font qu’un. Il parachèvera cette doctrine dans le tome 2 de « Mein Kampf », en y intégrant une idée en vogue chez les pangermanistes depuis la fin du XIXe siècle : le Lebensraum, cet « espace vital » qui manquerait aux Allemands. Selon Hitler, il faudra aller conquérir ce Lebensraum à l’est, justement dans les terres « judéobolcheviques ». Voilà donc le système idéologique nauséabond mais cohérent qui sera le sien jusqu’à la fin.
Et c’est avec cet homme-là, porteur de cette idéologie-là, qu’une partie de la droite allemande va faire alliance en 1933. Pourquoi ?
– De l’échec du putsch à la crise de 1929, la droite n’a plus du tout besoin de Hitler. Il a quasi disparu du paysage politique. La République de Weimar ayant réussi à stabiliser la situation économique et sociale du pays, le NSDAP ne récolte que 2,6% des voix aux élections législatives de 1928. Mais, après le krach de Wall Street et la montée exponentielle du chômage, le mouvement de Hitler en rafe huit fois plus en 1930 (18,3%). Et deux ans plus tard, après une campagne électorale extrêmement efficace, il devient le premier parti du Parlement avec 37,4% des suffrages. Au début de l’été 1932, Hitler se retrouve donc chef du mouvement le plus important au Reichstag.
Doit-il automatiquement devenir chancelier ?
– Non, la Constitution ne stipule rien de tel. C’est au chef de l’Etat, le maréchal Hindenburg, de désigner le chancelier de son choix. D’ailleurs, le 13 août 1932, au cours d’une rencontre très tendue avec le chef nazi, le vieux président propose à Hitler un poste de ministre, mais refuse catégoriquement de le nommer au poste suprême. D’après les notes de son secrétaire, le maréchal ne veut pas prendre le risque, « devant Dieu et les Allemands », de donner tous les pouvoirs à un dirigeant et à un parti aussi intolérants. Il choisit un autre chancelier, pariant sur le fait que le NSDAP a fait le plein des voix et qu’il est condamné à refluer.
Et c’est ce qui va se passer ?
– Effectivement. En novembre 1932, après de nouvelles élections anticipées, le parti nazi ne recueille plus « que » 33% des voix. En six mois, il a perdu 2 millions de suffrages, surtout parmi les classes moyennes, qui commencent à le déserter. Pourtant, un groupe composé d’hommes politiques, de militaires et de propriétaires fonciers décide de faire alliance avec lui. Lassés par la démocratie, ils veulent imposer le retour à un autoritarisme « traditionnel », cher à la haute société allemande.
C’est un aristocrate ambitieux, époux de la fille d’un important industriel, Franz von Papen, qui négocie avec Hitler : le chef nazi sera chancelier, von Papen vice-chancelier, et la plupart des ministres seront issus de la droite traditionnelle. Hitler accepte le marché. Aidé par la camarilla qui gravite autour de Hindenburg et par le fils de celui-ci, von Papen convainc le vieux maréchal de passer outre ses réticences et de nommer Hitler à la chancellerie. L’aristocrate assure qu’il ne faut pas s’inquiéter de la prise du pouvoir par ce petit-bourgeois de Hitler : « Il est sous notre coupe », dit-il, sûr de son fait. Ce fut l’une des plus grandes erreurs de l’histoire. Six mois après sa nomination, Hitler aura installé une dictature totale. Il aura emprisonné des milliers d’opposants, supprimé les libertés publiques et réduit von Papen au rôle de potiche qui lui était réservé…
D’autres solutions étaient-elles possibles ?
– Bien sûr ! Certes, la démocratie était condamnée. Les deux tiers des Allemands n’en voulaient plus. L’avènement d’un régime autoritaire était à peu près inéluctable. Mais pas le nazisme, avec son cortège d’horreurs et de folies ! Si Hindenburg avait résisté une fois de plus, il y a fort à parier que le NSDAP aurait continué à perdre de l’influence. Ses caisses étaient vides, il ne faisait plus le plein dans ses meetings et il était de plus en plus miné par les divisions. Et puis l’économie commençait à repartir. Autrement dit, si les élites n’avaient pas fait ce pari insensé en janvier 1933, Hitler et son parti seraient probablement tombés dans les oubliettes de l’histoire.
Lu sur Nouvel Obs