J’AIME PAS LES QUENELLES

PAR Je ne sais pas si la quenelle est un salut nazi, mais faire un bras tendu en haut ou en bas ne m’a jamais vraiment excité. Le poing serré exalte mon petit coeur de punk intérieur, la main tendue me glace. Je suis une petite nature.

Je ne sais pas si la quenelle est « anti-système », mais si tout le monde la fait y compris les militaires, les flics, les matons, ma réticence à tout ce qui porte un uniforme me fait plutôt croiser les bras. Quand je vois des miloches, des pandores, des perdreaux faire la nique à l’ordre établi, mon petit nez d’anar ne renifle pas trop la Révolution.

Je ne sais pas si la quenelle est un bras d’honneur au complot sioniste, à l’état d’Israël, au Crif, au peuple élu, mais si c’est le cas, il faudrait l’assumer un peu plus, ça éviterait des débats sans fin, et on pourrait discuter sérieusement politique et enjeu de pouvoir.

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[Finlande] Manif de hockey et émeute contre le capitalisme et le nationalisme – Tampere, 6 décembre 2013

Pendant ce temps-là, à Tampere (Finlande):

Ça bouge en Finlande en ce moment. Le 6 décembre près de 500 personnes ont protesté contre la célébration présidentielle à Tampere, au cours de la manif de hockey contre le nationalisme et le capitalisme. Des vitrines de banques et de magasins ont été pétées et les flics ont été attaqués.

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Le 6 décembre c’est le jour de l’Indépendance. C’est aussi la réception annuelle de l’élite organisée par le président finlandais. Normalement leur petite sauterie se tient dans le palais présidentiel à Helsinki, mais cette année la palais étant en cours de rénovation ils ont déménagé leur fête nationaliste et élitiste à l’hôtel de ville de Tampere.

En 1918 Tampere était le bastion des Rouges durant la guerre civile. Nous ne l’avons pas oublié. Sur la place qui est dans le centre et aux alentours des milliers de révolutionnaires ont été tués. Nous voulions montrer qu’il y a toujours des révolutionnaires ici, que nous n’avons pas oublié le passé. Une manifestation a été organisée sur le thème très populaire ici du hockey sur glace. Le nom de la manif était “La fête de hockey sur glace des intrus” (Kiakkovierasjuhlat).

Tampere1Près de 500 personnes ont participé, certains fidèles au hockey, d’autres à la pyrotechnie. Nous n’avons pas réussi à nous introduire dans le gala du président, mais la réalité de la société de classe a résonné durant la nuit et les jours suivants dans tous les journaux nationaux qui étaient choqués par les vitrines brisées et les flics blessés.

La manif a continué dans les rues environnantes après que les flics nous aient empêché de marcher sur la rue principale. Alors que la majorité des gens pensaient que la manif était finie et quittaient la scène, des participants voulaient revenir vers le lieu de la fête présidentielle. À ce moment là une personne a été arrêtée. Ensuite ils sont repartis vers les grilles de l’hôtel de ville de Tampere et ont réussi à attaquer les flics une fois de plus. La plupart des gens étant partis au fur et à mesure, la police a arrêté au hasard des individus.

Au total 28 personnes ont été arrêtées. Elles ont été relâchées les jours suivants avec des charges mineures contre elles et des amendes allant de 60 à 200 euros.

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Le citoyennisme est une illusion – À bas l’État

Le citoyennisme est une illusion – À bas l’État

Traduit de takku par camotazo, 12 décembre 2013

Frantz Fanon : la vie oubliée du damné de la terre

Il y a 52 ans, presque jour pour jour, mourrait Frantz Fanon non loin de Washington. La mémoire humaine est souvent trop sélective. Il paraît aussi que nul n’est prophète chez lui. C’est le cas de Fanon, penseur français d’origine martiniquaise et révolutionnaire algérien, qui demeure largement méconnu en France, en Martinique comme en Algérie. Le psychiatre reste pourtant une figure majeure pour tous les révolutionnaires tiers-mondistes, souvent africains et afro-américains – un paradoxe qui ne fait que refléter la complexité de celui qu’Aimé Césaire qualifiait de « premier penseur de la colonisation et de la décolonisation ». Rappelons à notre bon souvenir, aux côtés des fanoniens Matthieu Renault et Magali Bessone, l’auteur du légendaire essai Les Damnés de la terre.

Intellectuel incontournable pour certains, révolutionnaire exemplaire pour d’autres, initiateurs de la violence et danger pour l’Occident pour les derniers, Frantz Fanon est assurément de ceux qui ne font pas consensus. Ce paradoxe tient sans nul doute à la radicalité de ses écrits et de son action. Inspirateur du FLN, de la décolonisation africaine ou encore du Black Panther Party, il ne pouvait pas faire l’unanimité. Chose un peu plus surprenante : si Fanon est très connu des milieux militants et intellectuels, son nom n’a que peu été porté aux oreilles d’un public plus large.

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Frantz Fanon : psychiatre, penseur et révolutionnaire

Frantz Fanon, le révolutionnaire

Né en 1925, à Fort-de-France, Frantz Fanon est issu d’une famille nombreuse de la petite bourgeoisie. Jeune, il connait la Martinique pétainiste de l’amiral Robert, marquée par les pénuries alimentaires et la division raciste de la société. Il fréquente le Lycée Victor Schœlcher, où il a comme professeur Aimé Césaire, puis s’engage à dix-sept ans dans la résistance avec son ami Marcel Manville au sein de l’armée du général de Lattre de Tassigny. Après un retour en Martinique pour obtenir son baccalauréat, le futur révolutionnaire s’installe à Lyon afin d’effectuer des études de médecine pour devenir psychiatre. Il suit en parallèle des cours de psychologie et de philosophie, notamment ceux deMaurice Merleau-Ponty, qu’il admire, et de l’ethnologue Leroi-Gourhan. Dans le même temps, d’après son amie et biographe Alice Cherki, il dévore les ouvrages de Marx qu’il apprécie particulièrement, mais ne lira jamais Le Capital, ceux de Lévi-Strauss, de Mauss, de Hegel, de Heidegger, de Lénine ou encore de Trotsky. Il garde cependant un mauvais souvenir de cette époque : c’est à l’université qu’il découvre un monde profondément raciste.

Après sa thèse en 1951, il rédige son premier ouvrage théorique, Peau noire, Masques blancs : un pamphlet où le Martiniquais analyse le racisme et le colonialisme d’un point de vue psychanalytique. Il se borne à décrire la double aliénation – du colonisé et du colon – qui apparaît dans les sociétés coloniales. Un thème qu’il étendra par la suite à toute forme de système de domination et qui restera central dans toute son œuvre. Démarrant par une citation d’Aimé Césaire, « Je parle de millions d’hommes à qui on a inculqué savamment la peur, le complexe d’infériorité, le tremblement, l’agenouillement, le désespoir, le larbinisme. » tiré du Discours sur le colonialisme, ce livre ne fait pas de concession. Plus qu’une simple analyse sociale, Fanon entend bien « libérer l’homme de couleur de lui-même » et commence dès lors un nécessaire militantisme : « L’objectivité scientifique m’était interdite, car l’aliéné, le névrosé, était mon frère, était ma sœur, était mon père ». Cet ouvrage fait l’effet d’une bombe : très mal reçu en France, il sera même un temps interdit à la vente.

« Son livre est interdit en France dès sa sortie : le ministère de l’intérieur de l’époque déclare qu’il « menace la sécurité de l’État ». »

Ce ne sera pas sur les terres qui le virent naître que le psychiatre mènera ses plus grands combats : la Martinique, la Guadeloupe et la Guyane s’engagent en 1946 dans la voie de la départementalisation sous l’impulsion d’Aimé Césaire. Les camarades insulaires de Frantz Fanon ne sont pas prêts pour l’indépendance et l’intellectuel le sait. Les Antillais verront ainsi éternellement en lui un homme qui a davantage lutté pour les autres que pour les siens. Ce paradoxe, Césaire l’a très bien compris quand il déclare : « Le tragique ? C’est que sans doute cet Antillais n’aura pas trouvé des Antilles à sa taille et d’avoir été, parmi les siens, un solitaire ». Simone de Beauvoir, qui le connaissait bien, écrit dans son autobiographieLa Force des choses : « On le sentait tout de même gêné de ne pas militer dans son pays natal ».

C’est donc en Algérie qu’il livrera bataille. En 1953, il est nommé médecin-chef d’une division de l’hôpital psychiatrique de Blida-Jionville. Là-bas, il côtoie au quotidien le colonisé qui est son patient. Il explore de très près la détresse et la douleur algériennes. Il doit s’opposer à l’École algérienne de psychiatrie d’Antoine Porot qui décrit l’Algérien comme « un menteur, un voleur, un fainéant et un débile ». Pour Fanon, il ne fait aucun doute que c’est le système colonial qui déshumanise les Algériens. Il n’occupe ce poste que trois ans ; dès 1954, la Révolution algérienne se met en place et le psychiatre la soutient. Fanon démissionne deux ans plus tard pour rejoindre le Front de libération nationale (FLN). L’année d’après, il est expulsé d’Algérie et rejoint Tunis où il collabore à El Moudjahid, organe de presse du FLN. Il fait ensuite partie de la délégation algérienne au congrès panafricain d’Accra, au Ghana, en 1959, puis devient l’ambassadeur du Gouvernement provisoire de la République algérienne (GPRA) auprès de l’Afrique noire.

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Jean-Paul Sartre

Il écrit dans la foulée son troisième livre : L’An V de la révolution algérienne, sociologie d’une révolution. En 1960, il fait la rencontre de Jean-Paul Sartre : l’admiration est réciproque depuis longtemps déjà. Le philosophe existentialiste préface l’œuvre majeure de Fanon, Les Damnés de la Terre. À la fois manifeste en faveur de la décolonisation, analyse de la violence inhérente aux sociétés coloniales (« Le colonialisme […] est la violence à l’état de nature »), ce livre est interdit en France dès sa sortie : le Ministère de l’intérieur déclare alors qu’il « menace la sécurité de l’État ». Il ne manquera pourtant pas de s’imposer comme une œuvre essentielle au sein des mouvements tiers-mondistes et anticolonialistes. Atteint d’une leucémie, Fanon décède le 6 décembre 1961 à Washington, quelques mois avant l’indépendance algérienne. Quantitativement pauvre, son œuvre est néanmoins dense et sa pensée, en plus d’être encore trop ignorée, est souvent mal comprise.

Frantz Fanon, penseur de la colonisation

La pensée de Fanon est très liée à sa formation de psychiatre. En tant que marxiste, il s’intéresse naturellement à la structure sociale des sociétés qu’il analyse, mais sa profession le pousse à réfléchir plus particulièrement à l’aliénation. Il n’est pas tout à fait exact de le considérer, d’une façon exclusive et cloisonnée, comme un penseur des colonisés : c’est tout le colonialisme, qui crée une double aliénation sur le colonisé comme sur le colon, qu’il examine dans son œuvre. Peau noire, Masque blanc jette les bases de cette étude en profondeur. Le psychiatre se penche d’abord sur les rapports entre noirs et blancs : le Noir, animalisé par le système colonial inégalitaire par essence est emprisonné par le colonialisme même s’il peut provoquer différents types de réactions sur lui (« le Noir qui veut blanchir sa race est aussi malheureux que celui qui prêche la haine du Blanc ») ; le Blanc est juridiquement et socialement supérieur au Noir. Chacun intériorise en lui ce rapport et accepte volontiers les clichés racistes. Et ce rapport poursuit Fanon, n’est pas le propre des sociétés coloniales : il existe également en France car le problème est avant tout le racisme en tant que fait de société.

Le rap et Frantz Fanon

Si Fanon est un oublié de l’intelligentsia française, le rap français lui est largement reconnaissant. Les fanonistes les plus remarqués sont certainement ceux qui appartiennent à l’école du « rap de fils d’immigrés » qui est composée de La Rumeur, Anfalsh (et sa tête d’affiche, Casey), Al ainsi que de Shéryo et du groupe Less du Neuf à une époque. Engagés et réfléchis, ces rappeurs ont toujours eu pour priorité de dénoncer les injustices qui frappaient principalement les minorités en France. Il n’est donc pas illogique de retrouver dans leurs musiques des références au penseur antillais. La Rumeur est sans aucun doute le groupe qui montre le plus souvent sa sympathie pour Fanon : on peut apercevoir un exemplaire des Damnés de la Terre sur la couverture de leur mixtape Nord Sud Est Ouest, ainsi que des références plus explicites surNature morte ou Le chant des Casseurs. De son côté, Casey n’hésite pas à parler des « pamphlets de Fanon » qu’elle bouquine.

Mais Fanon est une figure appréciée par un large éventail de rappeurs. On pourrait citer parmi eux : MédineDisiz,M.A.P.Rockin’ SquatDemi-Portion ou encore Rocé, qui se déclare « lecteur de Kateb, Fanon et consorts ». La raison est fort simple : le hip-hop est un mouvement qui se considère en marge de la société, du moins pour sa partieunderground, et dont les activistes sont souvent issus de communautés minoritaires. Le radicalisme de Fanon, son engagement en faveur des peuples du Tiers-Monde et sa marginalité au sein des milieux intellectuels en font une icône naturelle. C’est certainement pour cela que Youssoupha, dans Noir Désir, peut clamer : « Récupérez vos Voltaire et vos Guevara / Mon histoire est écrite par Frantz Fanon et par Sankara ».

Outre-Atlantique aussi, le Martiniquais est une référence pour les milieuxunderground, certainement grâce au Black Panther Party. Dès les années 1970, des précurseurs comme Last Poets ou Gill Schott Heron (« Never can a man build a working structure for black capitalism./ Always does the man read Mao or Fanon ») n’hésitaient pas à faire référence au psychiatre.

Fanon n’est cependant pas reconnu uniquement dans le rap comme l’atteste le titre Year of tha Boomerangde Rage Against The Machine.

Le racisme est une doctrine qui instaure et justifie une hiérarchie fondée sur une prétendue différence biologique entre des individus d’ethnies différentes. Dans une société raciste, le racisme n’est que l’expression de la domination sociale, explique-t-il dans son livre posthume Pour la Révolution africaine: « Le racisme n’est pas un tout mais l’élément le plus visible, le plus quotidien, pour tout dire, à certains moments, le plus grossier d’une structure donnée  ». La France est pour lui du mauvais côté de la barrière. Il écrit dans Peau noire, Masques Blancs : « Une fois pour toutes, nous posons ce principe : une société est raciste ou ne l’est pas. Tant qu’on n’aura pas saisi cette évidence, on laissera de côté un grand nombre de problèmes. Dire, par exemple, que le nord de la France est plus raciste que le sud, que le racisme est l’œuvre des subalternes, donc n’engage nullement l’élite, que la France est le pays le moins raciste du monde, est le fait d’hommes incapables de réfléchir correctement ».

Il décrit la société française ainsi : « Le Français n’aime pas le Juif, qui n’aime pas l’Arabe, qui n’aime pas le Nègre ». Le Noir en France subit la même aliénation que dans les pays colonisés. Il n’est qu’une minorité dans un pays raciste qui le renvoie face aux préjugés que l’on porte sur lui. Quand le Martiniquais s’installe dans l’Hexagone, il veut alors devenir Blanc et s’assimiler à lui. Il adopte le langage du Blanc et perd son accent et son créole. Fanon s’oppose alors à Sartre qui, dans Anthologie de la poésie nègre et malgache, développe l’idée que l’adoption du langage blanc par le Noir est une manière de s’opposer au colon. De son côté, le Blanc développe une relation particulière avec le Noir, qu’il ne voit jamais comme son égal. Dans la société raciste, estime Fanon, le Blanc impose ses valeurs au Noir qui perd tous repères. C’est pour cela que le psychiatre voit en la « négritude » de Césaire, Senghor et Damas une impasse, qu’il va jusqu’à qualifier de « mirage noir ».

S’il reconnaît que la négritude peut permettre aux Noirs de se libérer de l’emprise blanche, ce mouvement exalte à ses yeux une culture erronée. Pour Fanon, le repli sur la famille, la religion et les valeurs traditionnelles auraient pu être une solution si celles-ci n’avaient pas été perverties par le colonialisme. De plus, la négritude essentialise le Noir et l’enferme. À titre d’exemple, quand Senghor déclare que « l’émotion est nègre » dans L’Homme de couleur (1939), il interdit au Noir d’être un être de raison. La dernière critique de Fanon à l’encontre de ce mouvement tient au fait que le psychiatre se veut universaliste : s’il est d’accord avec Aimé Césaire sur la nécessité qu’a le Noir à prendre conscience de sa couleur, il rejette l’exaltation de prétendues valeurs noires en disant : « Pour nous, celui qui adore les nègres est aussi “malade” que celui qui les exècre ». Pour lui, briser le colonialisme impose de briser toute ethnicisation.

C’est au nom de l’universalisme que Frantz Fanon combat en Algérie. Un universalisme qui lui permet en outre d’élargir le champ de son analyse : ce n’est plus seulement le Noir et le Blanc qui l’intéressent mais le colonisé et le colon, l’opprimé et l’oppresseur, le dominé et le dominant. Il s’éloigne finalement de la dialectique marxiste et de la lutte des classes pour s’approcher de Hegel et de la dialectique de l’esclave et du maître. Fanon veut aider tous les dominés à se libérer des dominants. En Algérie, il doit s’opposer à l’École algérienne de psychiatrie : les pathologies sont diverses et fréquentes chez les indigènes algériens et cette École les explique par des défauts et des caractéristiques inhérentes aux Algériens et dont ne souffriraient pas les Européens.

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Aimé Césaire

Fanon démontre très rapidement qu’ils ne font que transposer leur aliénation coloniale sur leurs patients. L’exemple du voile, développé dans L’An V de la révolution algérienne, l’illustre parfaitement : à l’époque, beaucoup de voix s’élèvent pour dévoiler la femme algérienne et l’administration, estime défendre la femme dominée par le patriarcat algérien en combattant pareille coutume. Ce que Fanon remarque, c’est que ce n’est qu’un moyen d’européaniser la société algérienne. Contrairement à ses collègues, le but poursuivi par Fanon n’est pas d’adoucir la douleur du colonisé. Non, ce qu’il veut avant tout, c’est libérer le colonisé.

Frantz Fanon, penseur de la décolonisation

Une erreur répandue et qui a servi à le discréditer est de voir en Fanon un théoricien de la violence. Certes, elle est présente partout, des Damnés de la Terre jusqu’à la célèbre préface de Sartre: « Car, en le premier temps de la révolte, il faut tuer : abattre un Européen c’est faire d’une pierre deux coups ; supprimer en même temps un oppresseur et un opprimé ». Mais à vrai dire, la violence n’intéresse pas le psychiatre. En tout cas pas en tant que telle. Fanon veut décoloniser les opprimés et la décolonisation va plus loin que l’indépendance. C’est une liberté totale et d’abord mentale ; le théoricien entend opérer une «décolonisation des esprits ». Si cette idée est surtout présente dans Les Damnés de la Terre, elle se trouvait déjà dans Peau noire, Masques blancs lorsqu’il écrivait dans sa conclusion : « Je ne suis pas esclave de l’Esclavage qui déshumanisa mes pères ».

« Cet universalisme lui permet d’élargir le champ de son analyse. Fanon veut aider tous les dominés à se libérer des dominants. »

Comme chez Georges Sorel, la violence n’est pour Fanon qu’une réponse à une oppression et un moyen de se libérer. Ce n’est pas une fin en soi, mais tout au plus un moyen. C’est ainsi qu’il l’exprime en déclarant : « Le colonialisme n’est pas une machine à penser, n’est pas un corps doué de raison. Il est la violence à l’état de nature et ne peut s’incliner que devant une plus grande violence ». L’oppression aliène l’opprimé qui n’a plus que la violence pour lui et en lui (« La première chose que l’indigène apprend, c’est à rester à sa place, à ne pas dépasser les limites ; c’est pourquoi les rêves de l’indigène sont des rêves musculaires, des rêves d’action, des rêves agressif »). La société coloniale prive le colonisé de tout : de valeur, d’amour, de liberté et même d’air. Toute vie décente lui est interdite. Même indépendant le colonisé n’est pas libre. Pour cela il faut qu’il soit indépendant et désaliéné, ce qui suppose une renaissance du dominé (« La décolonisation est très simplement le remplacement d’une “espèce” d’hommes par une autre “espèce” d’hommes»).

Frantz Fanon

Fanon par Zacharie Marignel, pour RAGEMAG.

Son analyse en termes de dominants et de dominés dévie de celle développée par Karl Marx etFriedrich Engels. À l’encontre des philosophes allemands, le Martiniquais ne pense pas que le prolétariat soit la seule classe révolutionnaire par essence. À l’instar de Bakounine, il estime que la paysannerie et le lumpenproletariat ont un rôle essentiel à jouer dans la Révolution. Contrairement aux pays européens, les colonies sont majoritairement rurales et les paysans y sont les plus opprimés. La paysannerie est donc la première classe à libérer. Elle doit se libérer et doit libérer la société. Le paysan de Fanon est le prolétaire de Marx. Ce sont sur ses épaules que repose la Révolution. Son diagnostic est sans appel : «Il est clair que, dans les pays coloniaux, seule la paysannerie est révolutionnaire. Elle n’a rien à perdre et tout à gagner. Le paysan, le déclassé, l’affamé est l’exploité qui découvre le plus vite que la violence, seule, paie. Pour lui, il n’y a pas de compromis, pas de possibilité d’arrangement. La colonisation ou la décolonisation, c’est simplement un rapport de force. L’exploité s’aperçoit que sa libération suppose tous les moyens et d’abord la force ». Mais cet aspect de la classe paysanne est souvent ignoré jusque dans le FLN que soutient Fanon (« La paysannerie est laissée systématiquement de côté par la propagande de la plupart des partis nationalistes »).

Black Panther Party - 1960s

Membres du Black Panther Party dans les années 1960.

Plus étonnant, du moins pour un marxiste, est le rôle qu’il donne au lumpenproletariat. Pour rappel, lelumpenproletariat ou « sous-prolétariat » est la partie du prolétariat urbain non organisée qui vit en marge de celui-ci. Composée de rebuts, vagabonds ou pilleurs, cette couche de la société est vue par Marx et Engels comme ne possédant aucune conscience politique. Les deux philosophes recommandent même au prolétariat de s’en méfier, le lumpenproletariat servant d’après eux souvent les intérêts de la bourgeoisie et de l’aristocratie dont il dépend. Pour Fanon, la donne est différente : lelumpenproletariat n’est pas forcément contre-révolutionnaire ; il peut même constituer « une des forces la plus spontanée et la plus radicalement révolutionnaire d’un peuple colonisé » (Les Damnés de la Terre), une fois doté d’une conscience politique. Cette analyse s’épanouira notamment au sein du Black Panther Party, qui perçoit dans les Noirs des ghettos le lumpenproletariat américain.

« Si Fanon dérange, c’est parce que sa vie et son œuvre – toutes deux indissociables – dérangent. »

Le penseur ne s’intéresse d’ailleurs pas seulement qu’aux moyens de parvenir à la décolonisation mais aussi à l’avenir du pays décolonisé. Dans cette perspective, il se méfie de la bourgeoisie nationale qui se constitue durant la lutte pour l’indépendance (« La naissance de partis nationalistes dans les pays colonisés est contemporaine de la constitution d’une élite intellectuelle et commerçante »). La nation ne doit pas se reconstituer en se mettant au service d’une élite. C’est à cette dernière de servir le peuple : « Il semble que la vocation historique d’une bourgeoisie nationale authentique dans un pays sous-développé soit de se nier en tant que bourgeoisie, de se nier en tant qu’instrument du capital et de se faire totalement esclave du capital révolutionnaire que constitue le peuple ».

Le vrai danger est de voir la bourgeoisie nationale se substituer aux colons et étouffer tout espoir de liberté. Pour Fanon, la seule voie possible est le socialisme : « Les bourgeoisies nationales ne sentant plus la menace de la puissance coloniale traditionnelle se découvrent soudain de grands appétits. Il nous faut encore une fois revenir aux schémas marxistes », souligne-t-il dans Pour la Révolution africaine. C’est d’ailleurs ce qu’il écrit dans la conclusion des Damnés de la Terre : la libération ne peut pas passer par le capitalisme. Les anciennes colonies ne doivent pas chercher à devenir des pays capitalistes, sauf à devenir – à l’instar des États-Unis – à leur tour une caricature de l’Europe. Ils ne doivent pas non plus céder au second impérialisme de leur époque, soviétique. En pan-africaniste, le seul chemin qu’entrevoit le penseur est la coopération des anciennes colonies constituées en nations libres.

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Chefs historiques du FLN.

Si Fanon dérange, c’est parce que sa vie et son œuvre – toutes deux indissociables – dérangent. Elles dérangent d’abord la France car Fanon renvoie la République universaliste à ses contradictions, comme le relève Alice Cherki dans Fanon, Portrait : «Fanon fait apparaître comment la notion de “race” n’est pas extérieure au corps républicain et comment elle le hante ». Il dérange aussi l’Algérie, sa patrie d’adoption qui l’a partiellement oublié. Même si l’hôpital psychiatrique de Blida-Jionville porte aujourd’hui son nom, peu de références au révolutionnaire ont été maintenues. Il a d’ailleurs fallu attendre les années 1980 pour que son nom apparaisse, sur la pointe des pieds, dans les manuels scolaires du pays. La raison de cette légère amnésie ? Le FLN que Fanon soutenait est un parti qui, s’il s’inspire certes du socialisme, se réclame avant tout du nationalisme arabo-musulman. Difficile, dès lors, pour lui, d’ériger en héros de la liberté un Noir agnostique.

Enfin, sa Martinique natale demeure encore pour le moins frileuse. Si un établissement scolaire porte son nom, sa popularité reste très faible en comparaison d’Aimé Césaire, comme l’atteste le résultat du vote pour le nom de l’aéroport de la Martinique. Elle considère encore qu’il n’a rien fait pour elle tout en voyant en lui celui qui lui rappelle sans cesse son manque de volonté d’indépendance, elle qui préféra s’intégrer plutôt que de se libérer… La portée de la pensée de Fanon n’a pourtant cessé de s’actualiser un peu partout dans le monde. Laissons alors sa fille, Mireille Fanon-Mendès-France, en parler : «En Afrique, en Europe, en Asie, au Moyen-Orient, en Amérique, Fanon apparaît aujourd’hui comme plus actuel que jamais. Il fait sens pour tous les militants de la liberté et des droits humains, car l’émancipation est toujours l’objectif premier des générations qui arrivent à l’âge de la maturité politique. »

Entretien avec Magali Bessone

Maître de conférences en philosophie politique à l’Université de Rennes 1, spécialisée sur les questions liées au racisme, Magali Bessone a notamment préfacé un ouvrage regroupant les principales œuvres de Frantz Fanon.

En quoi la pensée de Fanon peut-elle nous aider à combattre le racisme ?

Le racisme « ordinaire » fait l’actualité depuis quelques semaines : au-delà d’effets médiatiques liés aux échéances électorales, au-delà plus largement d’une stratégie de désignation de boucs émissaires qui ressurgit sans cesse (l’histoire l’a hélas montré) en période de crise économique et qui conduit aux replis identitaires sur du « nous » fantasmé, je crois qu’il y a là une sorte de mise en visibilité d’une réalité raciste de la France qui subsistait à couvert ou déguisée. Le racisme n’avait pas disparu, il avait seulement changé de visage et pris l’apparence de la respectabilité. Fanon nous le rappelle : « un homme raciste dans une société coloniale est un homme normal ». Or si la France n’est plus ouvertement coloniale, elle a hérité, sans jamais la déconstruire réellement, de la réalité sociologique de l’organisation inégalitaire et hiérarchisée du colonialisme, dissimulée sous les idéaux prétendument « aveugles à la différence » du républicanisme. La pensée de Fanon nous rappelle l’actualité de la structure coloniale en France et la nécessité de la déconstruire, pour arriver enfin à la certitude que « Le Nègre n’est pas. Pas plus que le Blanc. »

Le processus de « décolonisation des esprits » prôné par Fanon est-il aujourd’hui achevé ?

Fanon, militant, psychiatre et humaniste, traquait la colonisation et ses effets tant dans les structures politiques, sociales et économiques, que dans les esprits : le racisme, comme rapport de domination lié au « schéma épidermique racial » et comme produit culturel de la colonisation produit une déshumanisation, une aliénation à la fois socio-économique et psychique des racisés, qu’il a diagnostiquée dans de nombreux travaux, dès 1952 et l’article Le syndrome nord-africain. Ce faisant, les racisants, les dominants, nourrissent l’illusion d’être « sans race ». Ce double processus est loin d’être achevé : « l’inconscient colonial » est encore très présent dans les revendications universalistes de la figure du « citoyen » français. Mais comme le rappelait inlassablement Fanon, la décolonisation des esprits ne peut passer que par la décolonisation réelle, effective, des structures sociales.

Entretien avec Matthieu Renault

Docteur de philosophie politique à l’université Paris VII Diderot et à l’Università degli Studi di Bologna. Il a soutenu une thèse sur Frantz Fanon en septembre 2011, intitulée « Frantz Fanon et les langages décoloniaux. Contribution à une généalogie de la critique postcoloniale », ainsi qu’un livre la même année qui a pour titre « Frantz Fanon, de l’anticolonialisme à la critique post-coloniale ».

Quel rôle a joué Frantz Fanon dans les différents mouvements de décolonisation, hors de celui algérien ?

fanonTout d’abord, il faudrait regarder son rôle en Afrique quand il était encore vivant, c’est-à-dire entre la fin des années 1950 et le début des années 1960. Quand il était en Tunisie, il est devenu ambassadeur auprès de l’Afrique noire du gouvernement algérien provisoire. Il participait à différentes conférences, notamment au Ghana et en Tunisie. Certes, il travaillait pour le gouvernement algérien mais il était engagé dans un mouvement en un certain senspanafricain. Il a toujours pensé que la lutte algérienne était complètement intégrée à un projet africain et allait même au-delà. Au moment où il est mort, une grande partie de l’Afrique est décolonisée. Ou je dirais plutôt indépendante, car je fais toujours la différence entre « indépendance » et « décolonisation ». Pour Fanon, la décolonisation est un processus plus long que l’indépendance et se poursuit après celle-ci. Il faut une décolonisation des structures cognitives et des esprits. Pour revenir à la question, après sa mort, il a dû jouer un rôle chez Amílcar Cabral, en Guinée. L’indépendance des colonies portugaises vient après et il y a de nombreuses similitudes entre la pensée du guinéen et celle de Fanon, par exemple sur le rôle de la culture ou la critique des bourgeoisies nationales. Il faudrait voir l’influence de Fanon dans le socialisme africain, comme en Tanzanie mais pas dans la version de Senghor. Hors d’Afrique, l’influence la plus importante du psychiatre se situe sans aucun doute aux États-Unis. Même s’il n’est pas question de décolonisation à proprement parler, la situation des Noirs américains a souvent été décrite comme une situation de colonisation interne. Un usage assez intensif a été fait des Damnés de la Terre dans le mouvement Black Power et en particulier chez le Black Panther Party. On retrouve cela dans l’un des bouquins fondateurs du mouvement…

Celui de Bobby Seale et Huey Newton ?

Oui, celui-là [ndrl : A l’affût. Histoire du parti des Panthères noires et de Huey Newton de Bobby Seale] ! Ils retiennent de Fanon le rôle de la violence et son analyse sur le lumpenproletariat. Mais il y a un héritage perdu de Fanon. Il y a aussi des lectures dans des situations qui ne sont ni coloniales, ni post-coloniales, comme au Japon à une époque. En revanche, il y a eu une sorte de déni de Fanon, en Martinique, jusque dans les années 1980. Il était vu comme une sorte de traître à la Patrie. Il y a eu un colloque à Fort-de-France dans les années 1980 sur Fanon [ndlr : en avril 1982] et à partir de là, il y a eu une appropriation plus importante, notamment dans les mouvements indépendantistes. Mais elle reste limitée.

Est-ce qu’en France métropolitaine, la pensée de Fanon peut avoir un rôle dans la lutte contre le racisme ?

Je pense qu’elle joue déjà un rôle mais il reste à voir comment. Elle doit certainement jouer un rôle dans les mouvements décoloniaux français. Je crois aussi qu’elle sera amenée à jouer un rôle plus important. Parce qu’ils mettent l’accent sur le fait que le racisme est un reste du colonialisme. Ils revendiquent que le racisme n’est pas un problème individuel et moral mais bien un problème structurel. La raison du racisme serait à chercher dans les structures matérielles. Il ne suffit pas de comprendre qui est raciste et qui ne l’est pas. Fanon rejette l’idée que les masses sont plus racistes que les élites, cela a peu de sens : il faut analyser si un pays est raciste ou ne l’est pas. Ils rejoignent aussi l’idée que la décolonisation va plus loin que la simple indépendance et doit s’effectuer autant dans les anciennes colonies que les anciennes métropoles. De plus, elle doit se faire pour les descendants d’ex-colonisateurs et pour les descendants d’ex-colonisés. Le processus doit être réciproque. C’est toute son idée de « décolonisation des esprits » qui reste à faire et à clarifier. Il faut comprendre ce qu’est le phénomène de colonisation des esprits, pourquoi il perdure et se reproduit vers de nouvelles formes. Il faut rappeler que pour Fanon, cette colonisation des esprits ne perdure pas d’elle-même dans un imaginaire mais à cause de structures matérielles et politiques qui soutiennent certaines formes de domination. Par exemple, pour reprendre l’exemple du penseur dans Les Damnés de la Terre, la ségrégation spatiale dans les formes d’urbanisation et de division de l’espace public joue un rôle.

Quelle lecture font les études post-coloniales de Fanon ?

La grande réussite des études post-coloniales est d’avoir rétabli Fanon en tant que penseur et théoricien à part entière. En France, on voyait avant tout en lui un révolutionnaire, un homme d’action dont la pensée restait au second plan, ce qui rendait sa réappropriation plus compliquée et l’ancrait dans un passé colonial dépassé. Les études post-coloniales montrent comment Fanon utilisait des théories nées en Europe – notamment le marxisme – pour les distendre ou les traduire, afin de les rendre plus aptes à servir les peuples colonisés. Leurs défauts ont été semblable à ce qui a été fait en France, à savoir le décontextualiser. Ils ont aussi souvent perdu les sources intellectuelles sur lesquelles il travaillait. Mais depuis que la bibliothèque de Frantz Fanonet de sa femme ont été déposées au ministère de la culture algérien, il y a de plus en plus d’études dessus. Nous pouvons maintenant travailler librement sur ses sources, notamment les anglophones qui ont souvent manqué ce contexte intellectuel. Il y a eu un moment une lecture du psychiatre comme théoricien de l’identité. Mais je me suis toujours opposé à cette idée, car ce n’est pas son langage. Il réfléchit en termes de conscience de races et de classes mais jamais en termes d’identité. Il y a une troisième voie à creuser qui est de s’inspirer de ce qu’ont fait les études post-coloniales et de le remettre dans son contexte historique et politique. On ne peut pas juste voir en lui un penseur du multiculturalisme. Ce n’est pas ce qu’il était. Il voulait plus une rupture avec l’Europe mais qui serait dans un deuxième temps une condition de l’ouverture à l’autre.

Boîte Noire

Kévin Victoire sur http://ragemag.fr

Guide Pratique pour gérer son éducation fasciste

Introduction

a) Le vilain petit canard

Il était une fois, dans une famille blanche, hétérosexuelle, cisgenre, valide, catholique, une petit fille nommée Gwendoline (on ne se moque pas). Elle avait tout pour être heureuse : un grand-père nostalgique de la colonisation, un père raciste, une mère homophobe. Certains membres de sa famille étaient mêmes des cumulards proches de l’idéologie fasciste. Et pourtant, alors que les grands déployaient fièrement leur carte d’électeur pour accomplir leur devoir frontiste, Gwendoline hésitait et se disait que tous ces bienheureux avaient peut-être tord. Elle quitta l’étang, sa famille, son éducation, et partit à l’aventure. Quelle déception pour sa famille après une naissance aussi prometteuse.

Bon c’est bien de rigoler, mais soyons plus claires.

J’ai reçu une éducation stricte. C’est le moins qu’on puisse dire. Violente aussi, mais c’est une autre histoire. J’ai reçu une éducation fasciste. Il y a eu pêle-mêle du racisme (énormément !), de l’islamophobie, de l’antisémitisme, de l’homophobie, de la misogynie, une haine profonde pour les gauchistes et les syndicats, le mépris de la rébellion et j’en passe. Ceux qui me connaissent vont trouver que finalement, malgré ce bagage, je m’en tire bien. Je ne nierai pas que des réflexes haineux et méprisants me chatouillent encore parfois, l’habitude, mais j’ai tôt fait de me raisonner.

Un ami m’a fait remarquer que ce n’était pas si courant, de se débarrasser de la partie haineuse de son éducation comme cela. Il se demandait bien comment j’avais fais. Lui ayant été élevé dans le respect et la culture devait déjà beaucoup bosser pour être un militant vigilant. Mais moi, comment avais-je fait pour mettre un pied à l’étrier du coup ?

b) Ne pas trop en savoir

J’ai toujours considéré que les propos racistes, homophobes, sexistes, antisémites, islamophobes, etc. que j’entends autour de moi sont plus basés sur l’ignorance que sur la haine. Pardon : avant tout sur l’ignorance, qui entraîne une haine bien palpable. Ah oué facile à dire hein. Ça permet de traiter l’autre de benêt plutôt que de monstre sans cœur. C’est plus assumable comme conflit. Et puis cela laisse un peu d’espoir : l’ignorant peut apprendre. Un vrai méchant a une nature de méchant et rien à y faire.

Dans ma famille, on explique aux enfants que l’école est la seule chose importante dans leur vie avant le travail, qu’il faut respecter ses enseignants, obéir au règlement, bien travailler, ramener de bonnes notes. Pourtant parfois, quand je contestais un propos raciste d’un membre de ma famille, j’avais toujours droit au même refrain : «ah ça encore un de tes chers profs gauchistes qui t’as mis ça en tête !». La colère était palpable. Incompréhension ! D’une part, pourquoi mes profs auraient toujours raison excepté quand ils m’encouragent à mieux comprendre et accepter les personnes différentes de moi, à éviter la haine ? D’autre part, pourquoi partaient-ils systématiquement du principe que si je ne suis pas raciste, c’est «à cause» de mes enseignants ? Ils avaient déjà tout compris mes parents, ils m’avaient déjà donné la clé : pour finir raciste, il fallait refuser d’apprendre. Attention, les maths, l’orthographe, l’histoire, il faut les travailler ! Mais si une analyse permet de remettre en doute la légitime haine entre humains de différentes catégories arbitraires, alors je devais la voir comme une odieuse propagande et dénoncer l’enseignant indélicat.

Plantons un peu le décor : je viens d’une famille prolétaire. Père ouvrier à l’usine, mère caissière à mi-temps quand elle a un travail. Beaucoup de chômage, d’intérim, de maladies, de précarités. Mais ce n’était pas la misère intellectuelle pour autant : plein de livres à la maison, mon père sachant causer et écrire joliment. Il a pu m’aider à faire mes devoirs jusqu’au collège inclus, ce qui est déjà une grande chance. Par contre, les livres de la maison, j’en avais vite fais le tour et il était rare d’en acheter de nouveaux. Quand à la médiathèques, j’ai longtemps été tenue injustement à l’écart de la section adulte par crétinisme administratif. C’est au lycée que mes parents ont décidé que je méritais un peu d’argent de poche et que nous avons emménagé plus près d’une ville. Ainsi je m’achetais un livre de poche chaque mois, deux avec de la chance. La médiathèque n’était ouverte que durant les heures de cours des lycéens, et si on voulait y passer rapidement après la classe, cela signifiait qu’on ratait le dernier bus de la journée (18h04). Bref, heureusement qu’il y avait ma collection personnelle. Et magie des magie : internet ! Quand internet a débarqué à la maison, je pillais Webencyclo et assimilés, avant l’apparition de Wikipedia, et la multiplication des sites de vulgarisation scientifiques et journaux en ligne. J’ai commencé à manger de l’internet 3 à 8 heures par jour, oubliant de dormir.

Plus j’achetais de livres, plus j’allais sur internet, et plus mes parents trouvaient que je commençais à ressembler à une dangereuse anarcho-syndicaliste. J’en savais trop !

Si je n’avais pas eu la chance d’accéder à ces multiples sources d’informations, que me serait-il resté ? Les discours, ou plutôt monologues familiaux sur la vie, l’Homme, l’Histoire, la France, le JT de TF1 commenté en live ( le live tweet selon papa) et l’école. Et pour le peu de subversion qu’on nous laissait entrevoir à l’école, autant vous dire que ce serait ma famille qui l’aurait emportée largement. Vous voyez : c’était tout tracé, si seulement je n’avais pas été irrémédiablement curieuse !

I- Changer d’autorité

Quand on était petits, les adultes savaient tout et avaient une réponse à tout, et ils pouvaient nous faire avaler des couleuvres qu’on en redemandait. Comme vous tous, j’ai progressivement appris à critiquer, me méfier, questionner. Seulement voilà, parfois il y avait un gros conflit d’intérêt : je pouvais considérer que ce qu’on vient de me dire est tout à fait véridique et légitime et passer une bonne journée… ou critiquer et finir punie, essuyer une engueulade ou m’en prendre une. J’ai finis par avoir l’autorité coincée en travers de l’intellect. Il arrivait toujours un moment de ma réflexion où mon obéissance m’empêchait d’aller plus loin. Presque un réflexe. Il devenait douloureux de considérer qu’ils puissent avoir tous tord : ça ferait autant de baffes dans ma poire, d’insultes, de propos condescendants.

Un jour j’ai menacé physiquement ma mère. J’ai refusé de m’en prendre une pour la première fois de ma vie. J’ai mis le temps hein, j’avais 16 ans. J’avais commencé la boxe française et développais quelques réflexes. Je ne sais plus comment cette dispute là avait commencé. Je me souviens d’une chose : j’ai découverts que ce type d’autorité bête et violente, j’en étais aussi capable. Que je pouvais aussi gueuler, m’énerver, rendre les coups. Que de toutes façons depuis le temps que ça parlait de me virer de la maison, ils n’en seraient pas chiches et quand bien même : tant mieux !

J’ai enlevé leur autorité mal placée de ma tête pour la leur foutre au cul (oui je suis sur ma deuxième nuit blanche, je perds en poésie). Voilà qui est fait, la barrière mentale, psychologique, est levée !

II- Fact Checking

Bravo, à présent vous êtes capable de pratiquer la remise en question jusqu’au bout. Dans l’introduction de cet article j’ai déjà expliqué comment j’avais varié mes ressources intellectuelles. Passons à la mise en pratique.

Dans la propagande fasciste que je subissais au quotidien, le fonctionnement était terriblement basique. Mais hey, soyez indulgents, j’avais été élevée là dedans, bain total. Que ce soit par écrit via les fameux mails transférés douze fois dix puissance trente-douze-mille fois avec une mise en page atroce (et parfois même, comble de l’horreur, des .ppt) ou par oral lors d’un trop long repas, ou par oral devant la télé, ils ne faisaient qu’énumérer des faits avec beaucoup d’aplomb. Une fois l’énumération terminée, on était comme assommés par tant d’informations révoltantes. Et c’était asséné avec une telle assurance que j’étais persuadée qu’avant de l’ouvrir, ils avaient vérifié ! Naïve hein !

Tenter de démonter leur argumentaire était peine perdue. Ces gens là coupent la parole, n’écoutent pas, gueulent, repartent en boucle sur le même propos que tu étais en train de discuter comme si tu n’avais rien dit. Leur idéologie ne bougera pas. Hors de question. Tu ne leur enlèveras pas leur raison de se battre : tu n’as plus qu’à les désarmer ! Brave facho peut répéter inlassablement les mêmes arguments et exemples des années durant, cela te permettra de les mémoriser, les chercher, les vérifier, trouver une preuve qu’ils sont faux. Un exemple particulier fait souvent office d’argument chez le facho, ce sera d’autant plus facile. Il s’agira d’un chiffre, d’un événement historique, de l’aspect d’un bâtiment, du contenu d’un texte de loi, de la conclusion d’une affaire criminelle, etc. À l’oral, contente toi de démonter un exemple de temps en temps, disons toutes les deux phrases. Cela va vider le propos du facho de toute son venin. À l’écrit, tu peux te fendre d’un long listing de fact checking sans pitié qui sera du plus bel effet.

III- Masochisme

Bah oui forcément, t’as pas passé une heure à démolir l’argumentaire-fleuve de pappy et il répond simplement que tu es jeune et con et enchaine sur un autre sujet sans transition. Dommage hein, tu vas pas le changer. Mais ce n’est pas seulement pour lui que tu as fais ça, mais aussi pour toi, en démolissant ses arguments, tu défais ton éducation fasciste : félitications !

Oui, ça pique un peu, c’est normal. Oui, c’est long. Oui, c’est fatigant. Oui, c’est compliqué. Oui, ta famille t’en veux. Oui, tu doutes. Ah en même temps si tu veux juste rejoindre faf-land vas y hein c’est plus facile ! Mais pour devenir aux yeux de ta famille un dangereux subversif aux ordres du complot judéo-maçonnique financé par le lobby gay et dirigé en amont par les végétariens, il faut des sacrifices !

IV- Pêle-Mêle

À toi qui a reçu une éducation similaire à la mienne, je compatis. Voici quelques idées pour te donner des pistes de réflexions et sortir de la logique douloureuse de ton éducation : tu mérites de vivre même si tu ne sers à rien, on travaille pour vivre mais on ne vit pas pour travailler, il n’est jamais trop tard pour changer, le monde est grand et tu peux t’y déplacer à volonté, seule la mort est la fin, et encore, juste la fin de ton corps personnel. Maintenant, passe à table, et bon courage pour écouter les grandes thèses sur les noirélézarabes, les colonies, les juifs, les pédé… Et si vraiment l’ambiance est étouffante, part réfléchir au grand air. Ils t’en voudront au début, et puis tu leur manqueras.

LU  SUR http://biaise.net/

La lutte antinucléaire en France et ses limites

 

En France, une critique radicale de l’industrie nucléaire alimente de nouvelles luttes contre le monde marchand.
 

L’activisme écologique ne se limite pas à Notre-Dame des Landes, et encore moins aux pitreries d’Europe Écologie. La lutte antinucléaire permet d’attaquer le capitalisme, l’État et la civilisation industrielle. La catastrophe nucléaire, avec l’épisode récent de Fukushima, révèle le désastre de la civilisation marchande et son processus d’autodestruction.

Le brochure Antinucléaire Mix-Texte regroupe des analyses et des réflexions critiques sur la lutte contre le nucléaire et son monde. Les tracts et les textes recueillis sont issus directement du mouvement antinucléaire et s’inscrivent dans une démarche d’automédia. Les luttes n’ont pas besoin des partis, des intellectuels, des journalistes ou d’une quelconque avant-garde pour produire leurs propres réflexions.

Cette brochure assume le ton de la subjectivité. Les luttes dans la région de la Normandie sont privilégiées. Surtout, entre octobre 2011 et septembre 2012, cette région connaît une activité politique importante. Un camp antinucléaire est organisé à Valognes et la lutte anti-THT se développe au Chefresne. Les textes recueillis s’inscrivent dans un mouvement qui se construit en dehors du cadre corseté défini par les partis et les associations écologistes. Ensuite, loin du triomphalisme militant, les limites de la lutte antinucléaire semblent également évoquées.

 

 

La lutte antinucléaire de Fukushima à la Normandie

Malgré le désastre de Fukushima, la lutte antinucléaire semble déliquescente. La ligne Très Haute Tension (THT) Cotentin Maine relie des réacteurs nucléaires. Cette THT produit un champ électromagnétique particulièrement nocif pour la santé. Mais la contestation contre ce projet s’affaiblit. L’opposition s’est essentiellement portée sur le terrain juridique, avec toutes les illusions sur l’État démocratique et la légalité que cette démarche colporte. Ensuite, les politiciens de l’écologie (Greenpeace ou Europe Écologie) délaissent la lutte contre le nucléaire pour privilégier le réchauffement climatique, plus rentable électoralement. La résignation et l’échec de nombreuses luttes expliquent également l’effondrement de l’opposition au nucléaire. Ce mouvement est vécu par la population en spectateur. « Le combat contre le nucléaire, l’EPR et les THT, ne se gagnera pas avec un bulletin de vote, mais seulement avec un mouvement capable de faire plier l’État », précise la brochure.

 

Un texte sur les lignes THT, diffusé en juillet 2011, inscrit cette lutte dans le cadre d’une opposition globale à l’énergie nucléaire. Les réacteurs implantés en France «sont des bombes à retardement qui menacent à tout moment d’exterminer la population vivant à proximité et ailleurs et risquent de contaminer durablement l’ensemble de la planète », informe le texte. La diffusion de la radioactivité touche une grande partie de la population. 40 % de la population en Europe a subit les conséquences de Tchernobyl. Après Fukushima, des colis radioactifs circulent tranquillement à travers la planète. Les lignes THT ont également des conséquences avec des effets indésirables et de nombreux troubles qui vont des maux de têtes à l’état dépressif en passant par l’apathie, le manque de sommeil ou l’agressivité.

 

L’État soutien l’industrie nucléaire. Il finance les paysans pour qu’ils acceptent des projets mortifères. Surtout, la police n’hésite pas à réprimer la moindre contestation. Le nucléaire et son monde incarnent une civilisation industrielle, avec ses TGV et ses décors high-tech, mais aussi ses guerres et ses pillages pour extraire l’uranium. Le nucléaire incarne un monde mortifère d’oppression et de désastre permanent.

Seule la lutte à travers l’action directe peut permettre d’en finir avec la catastrophe marchande. Les élections ne changent rien. Le pouvoir change de main mais les projets restent inchangés. Les écologistes participent tout aussi activement à la destruction de la planète que les autres politiciens. Mais ils véhiculent davantage d’illusions. « Nous n’avons d’autre choix que de lutter par nous-mêmes et pour nous-mêmes », tranche le texte. Des pique-niques, des manifestations, des actions de sabotages et même la pose d’un faux bidon radioactif deviennent des moyens de lutte.

 

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Camp de Valognes et assemblée du Chefresnes

En novembre 2011, un Appel au camp de Valognes est diffusé. Le train Castor transporte des déchets nucléaires tranquillement enfouis sans soucis des conséquences. Le parcours du train devient un symbole pour lancer une vague d’actions. Manifestations et blocages doivent perturber le bon fonctionnement de l’horreur nucléaire. En France, tout un lobby industriel défend cette technologie mortifère, mais jugée prestigieuse et rentable.

Informer ne suffit plus. Malgré la catastrophe de Fukushima, la résignation perdure. Si le nucléaire doit être arrêté en Allemagne, c’est en raison de la puissance d’un mouvement qui a construit un rapport de force avec l’État. La lutte doit également s’appuyer sur un ancrage local pour bénéficier du soutien de la population.

Le réformisme demeure une impasse. Le nucléaire même mieux géré et sécurisé demeure toujours très nocif. Ensuite, les énergies alternatives ne sont pas la solution. Ses nouvelles sources de profit ne permettent pas de satisfaire les besoins de la population. L’énergie doit être produite et contrôlée par la population locale.

Le mouvement antinucléaire français semble tiraillé entre de multiples tendances. Les luttes parviennent à construire un rapport de force lorsque la diversité des stratégies est assumée. Les différentes démarches et les divers types d’action participent aux succès de ses mouvements.

L’auto-organisation de la lutte demeure indispensable. Les bureaucraties écologistes et électoralistes se contentent d’un lobbying inoffensif. Au contraire, le mouvement antinucléaire doit permettre à chacun de se réapproprier la lutte pour réfléchir et agir collectivement. Le camp antinucléaire à Valognes doit permettre de reprendre en main la conduite de nos révoltes et de nos vies.

 

Un texte pertinent brise cet enchantement militant de l’Appel au camp Valognes. L’arrêt du nucléaire, en Allemagne et ailleurs, s’apparente à un effet d’annonce et à une promesse politicienne qui vise à démobiliser la contestation. Les États ne sont pas des entités neutres car leurs intérêts convergent avec ceux de l’industrie nucléaire.

Ensuite, l’idéologie triomphaliste du militantisme doit être désamorcée. La catastrophe de Fukushima et toutes les informations sur le nucléaire ne suscitent aucune prise de conscience. En France, les partisans du nucléaire sont particulièrement nombreux et c’est un secteur économique majeur. Un camp Valognes ne suffit pas. Seules des luttes enracinées localement, qui construisent un véritable rapport de force sur la durée, peuvent tenter d’inverser la tendance. L’opposition au nucléaire semble réduite à des écologistes arrivistes et au Réseau Sortir du nucléaire qui s’apparente à une bureaucratie en décomposition.

L’appel du camp Valognes s’apparente à un cri militant aussi volontariste qu’inaudible. En dehors du petit milieu militant libertaire, personne n’est au courant de cet appel. Surtout, cette initiative s’apparente à un appel au suivisme. Les organisateurs planifient l’événement et les individus doivent se mouler dans le cadre déjà décidé. En revanche, malgré ses limites, cette tentative de blocage peut permettre de rompre avec la résignation ambiante et le lobbying ridicule.

 

Le camp Valognes apparaît comme un succès militant et les organisateurs semblent contents d’eux. Mais, dans les assemblées, l’activisme prime sur la réflexion collective. Comme souvent dans ce type de cadre, les discussions portent sur l’organisation pratique et immédiate plutôt que sur les perspectives de lutte à long terme.

 

L’assemblée du Chefresne diffuse un texte rédigé le 4 mars pour présenter son combat. Dans le sillage du camp Valognes, le mouvement se poursuit localement. La lutte contre la ligne THT Cotentin-Maine sort des vielles routines militantes, avec ses bureaucraties hiérarchisées et ses pleurnicheries réformistes. « Cette assemblée, composée autant d’habitants proches du projet que d’individus en lutte contre toutes les politiques de gestion de nos vies par l’aménagement des territoires, assume entièrement l’héritage de l’action de Valognes, autant sur les pratiques de lutte, les formes d’organisation que sur le sens politique de ses luttes», présente le texte. Cette lutte s’oppose à l’industrie nucléaire, mais aussi au règne de l’économie et du productivisme. Les différents projets d’aménagements du territoire, comme l’aéroport de Notre-Dame des Landes ou la ligne de TGV Lyon-Turin, participent à la même logique d’une dépossession de la population face à la gestion bureaucratique. Le mouvement se construit en dehors des appareils politiques et syndicaux. L’assemblée, avec des pratiques horizontales, doit permettre à la population de se réapproprier la lutte.

Rassemblements, occupations et déboulonnements de pylône rythment ce mouvement.

 

En juin 2012, le Collectif Radicalement AntiNucléaire (CRAN) publie un texte qui propose un bilan critique de la lutte anti-THT. Le retour de la gauche au pouvoir ravive les illusions citoyennistes. Des membres du collectif Stop THT demandent même un moratoire et ont rencontré des élus. Pourtant, les intérêts de l’industrie nucléaire convergent avec ceux de l’État. Mitterrand et le Parti Socialiste ont permis la promotion du programme nucléaire en France. « Avec l’industrie nucléaire et ses THT c’est un monde qui travaille à la domination capitaliste de l’homme sur lui-même et la nature, à la domestication étatique de l’ensemble du vivant », analyse le CRAN.

L’idéologie autonome de l’activisme révèle également ses limites. Les actions directes et le sabotage révèlent leur faible portée. Surtout, l’État laisse faire pour peaufiner ses fichiers policiers et ces actions exposent à la répression ceux qui y participent. Le mouvement des faucheurs anti-OGM a reflué en raison des lourdes amendes que l’État a imposées à ses activistes. Mais le repli sur des actions isolées n’aurait aucun impact sur la population et sur la construction de la lutte. «Comment continuer à porter des actions qui nous permettent de nous croiser, de discuter, d’élaborer mais qui nous évite également de nous exposer trop facilement à l’arsenal répressif ? », interroge le CRAN. La lutte doit surtout permettre de construire de nouvelles relations humaines, sans représentants ni hiérarchies, et de propager le désir de révolte.

 

 

 

Les limites de la spécialisation antinucléaire

 

Le CRAN critique le texte de l’Assemblée du Chefresne. Des illusions citoyennistes perdurent. L’Assemblée du Chefresne se contente de dénoncer les excès du capitalisme et s’indigne du « mépris » de l’État. Pour le CRAN, le désastre productiviste demeure une conséquence inévitable du capitalisme qui ne peut être ni aménagé, ni régulé. Ses dérives supposées demeurent inévitablement liées à l’organisation de la société. Ensuite, l’État ne pourra jamais entendre la contestation et lui céder. Seul un rapport de force durable peut faire plier l’État, et non d’éventuelles négociations qui ne peuvent qu’échouer.

Ensuite, le CRAN dénonce la rhétorique de la « résistance ». Ce terme demeure surtout défensif et présuppose un échec. La résistance ne suffit plus pour s’opposer au nucléaire. « Seul pourrait en effet y parvenir un mouvement qui saurait reconnaître, dans la ligne THT Cotentin-Maine, une modalité parmi d’autre d’un processus général d’asservissement par l’aménagisme, l’électrification totale de la vie et l’anéantissement du monde sensible », souligne le CRAN. La lutte doit donc également dépasser le cadre local pour construire un mouvement plus vaste et coordonner les révoltes.

 

André Dréan revient sur un phénomène étrange. L’assemblée du Chefresne, qui prétend s’opposer à l’État et aux institutions, semble soutenue par la mairie qui lui prête ses lieux de réunion. Les opposants aux nucléaires semblent donc conserver certaines illusions sur l’État et les pouvoirs locaux, ce qui limite les perspectives de lutte et crée des divisions.

Certes le « week-end de résistance » a subit une forte répression policière, avec de nombreux blessés. Pourtant, le campement semble autorisé par la mairie. Cette occupation ne s’inscrit donc pas dans la démarche d’une action qui brise la légalité et l’autorité des institutions. Même les insurrectionnalistes, et autre partisans de l’affrontement direct avec la police, attendent que les forces de l’ordre respectent le cadre de la légalité et s’indignent naïvement des tirs tendus à hauteur du visage.

L’expérience historique de la lutte à Malville montre que les illusions sur la nature de l’État a précipité l’effondrement de la contestation. Quelques moratoires ont suffit pour calmer les municipalités et les oppositions citoyennes.

 

Le témoignage d’une jeune femme, blessée au court du « week-end de résistance », revient sur ce carnage. Loin des fanfaronnades insurrectionnalistes, elle évoque sa peur de la police et décrit son expérience sensible. Elle replace sa lutte contre le nucléaire dans la révolte plus large contre l’aliénation dans un monde mortifère. «Nous, à force, dépossédés de presque tout ; de notre histoire, de son sens, du langage, de l’information, de nos corps, de nos désirs, de notre temps, de nos vies», décrit la jeune émeutière. Pour elle, il n’y a pas à s’indigner de la brutalité policière. Cette violence semble banale et quotidienne. Même en démocratie, la répression demeure féroce et aucune bienveillance n’est à attendre de la part de l’État.

 

Un texte évoque la lutte contre le nucléaire comme un aspect de la contestation du monde marchand. Ce texte évoque les assemblées et les relations tissées par le mouvement. Il évoque même le plaisir de la révolte. « La jouissance dans la lutte permet de renforcer cette dernière, et, d’après moi, porte en elle la puissance de son propre auto-dépassement vers un mouvement plus large que celui existant actuellement », souligne son auteur.

 

Ce mouvement antinucléaire demeure particulièrement isolé et minoritaire. Cette lutte permet d’ancrer la critique du monde marchand à partir de ses conséquences locales. La réflexion part de la réalité et de la vie quotidienne, plutôt que d’une idéologie abstraite. C’est effectivement la principale force de l’opposition au nucléaire. En revanche, cette lutte doit sortir de la spécialisation. Ce ne sont pas des appels, des camps et autres émeutes programmées qui permettront de détruire l’industrie nucléaire. Seul un mouvement d’ampleur, qui regroupe tous les exploités, peut permettre d’abattre cette technologie mortifère et le monde qui la produit.

La lutte écologiste devient aujourd’hui une espèce de spécialité, avec ses sous-spécialités comme le gaz de schiste, la ZAD de Notre-Dame des Landes, l’opposition au nucléaire ou aux OGM. Ce morcellement de la révolte semble rarement remis en cause. Ensuite, les luttes écologistes semblent déconnectées des luttes menées par les salariés, les chômeurs, les précaires. Des sociologues, comme le répugnant Alain Touraine, ont même théorisé les « nouveaux mouvements sociaux » qui ne remettent pas directement en cause l’exploitation capitaliste. Les activistes autonomes se complaisent dans ce cloisonnement. Seul un mouvement de tous les exploités peut détruire ce monde marchand, et toutes ses conséquences mortifères. Seule une lutte globale peut permettre de reprendre le contrôle de nos vies.

 

Source : Antinucléaire Mix-Texte, Volume 0, Textes choisis autour de la lutte antinucléaire dans le Nord-Ouest, d’octobre 2011 à septembre 2012, Automne 2012

 

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Pour aller plus loin :

Rubrique « Anti Nucléaire » sur le site du journal La Mouette Enragée

Film « THT : Remballe ton éleck ! » publié sur le site Regarde à vue

Rubrique « Luttes antinucléaires » sur le site Le Jura Libertaire

Rubrique « Sciences, technologies mortifères et industrie » sur le site Non Fides

Site du Collectif Radicalement Anti-Nucléaire (CRAN)

Site de l’assemblée anti-THT

Site de l’action à Valognes

Brochure sur Greenpeace et la dépossession des luttes écologistes, Texte paru en version courte dans Pas de Sushi l’Etat Geiger n°3, juin 2012

Organisation Communiste Libertaire, Brochure « Aperçu sur l’histoire du mouvement antinucléaire en France«