A ECOUTER SUR QUARTIERS LIBRES
Ce lundi 10 février est mort Stuart Hall, sociologue majeur du monde anglo-saxon. Considéré comme «le père du multiculturalisme», figure centrale des Cultural Studies, à l’origine d’importants débats sur les médias, la race, le genre ou la sexualité, il avait 82 ans.
Pour ce théoricien né en 1932 à Kingston (Jamaïque), mais qui avait fait toute sa carrière en Grande-Bretagne, la culture était un lieu d’affrontement d’idéologies. Stuart Hall décrivait un monde partagé entre dominants et dominés, avec des diasporas multiculturelles et une incessante activité de traduction d’une culture à l’autre. Au sein de ce débat, un concept fondamental: l’hybridité. «Quand je demande à quelqu’un d’où il vient j’espère toujours qu’il va me répondre: « C’est une histoire très compliquée »», disait-il.
Intellectuel très engagé à gauche, il contribua à refaçonner la vision marxiste du monde. C’est à lui qu’on prête l’invention de l’expression«thatchérisme», qu’il considérait comme un «populisme autoritaire».
Ses textes sont longtemps restés méconnus en France. Ils ont cependant fait l’objet, en 2008 et 2013, d’une publication dans une anthologie en deux volumes, «Identités et cultures» (Ed. Amsterdam). Leur édition avait été établie par Maxime Cervulle, maître de conférences en sciences de l’information et de la communication à l’Université Paris 8. Il répond ici à nos questions
LA SUITE SUR BIBLIOBS.NOUVELOBS.COM
J’ai reçu récemment un commentaire en réaction à mon article-témoignage sur le harcèlement de rue. J’ai hésité longtemps et finalement décidé de ne pas le publier car il va à l’encontre de mes critères de modération. Je le considère en effet comme raciste, mais ce racisme n’est pas évident pour tout le monde, donc je considère utile de m’expliquer sur ce sujet ici.
Le commentaire en question:
Je trouve incroyable que, par lâcheté intellectuelle, on ne mentionne pas l’origine culturelle des harceleurs en question. La jeune Belge qui a fait le fameux film en caméra cachée dont on a beaucoup parlé sur Internet a avoué du bout des lèvres que la très grande majorité d’entre eux étaient d’origine maghrébine. Ce phénomène n’existe pas en Pologne, en Russie, au Canada (trois pays dans lesquels j’ai vécu et où on peut se promener à moitié nue sans être insultée). Mais il est très présent en France, notamment dans certains quartiers… qui rappellent les images que l’on peut voir des foules masculines huant les femmes au Caire, à Alger ou à Tunis… Que ce dernier argument soit repris ad nauseam par des franges de l’extrême droite est une chose, l’occulter complètement comme vous le faites en est une autre…
On est donc en présence d’un phénomène social que beaucoup refusent d’analyser à sa juste mesure, et qui usent de circonvolutions pour ne pas nommer une réalité qui les dérange. Aussi parce que cela remet en cause leur doxa de bourgeois libertaires, adeptes tout à la fois de la « diversité culturelle », de la « libération sexuelle » et de « la déconstruction », sans réaliser que ces trois notions sont en contradiction les unes avec les autres.
La diversité culturelle, tant portée aux fonts baptismaux ces dernières décennies, c’est justement cela: des gens issus d’horizons culturels variés, qui n’ont pas nécessairement la même vision des rapports hommes-femmes, qui considèrent que l’espace public n’est pas un endroit pour les femmes, que l’homosexualité est un crime… Voilà ce que pensent la plupart des gens qui peuplent cette planète. Voilà le monde.
Vous ne pouvez pas, d’un côté, plaider pour la diversité et le multiculturalisme, et, de l’autre, vouloir que les individus issus de cultures non-européennes adhèrent spontanément à vos modes de vie de bourgeois occidentaux. On ne peut pas ériger nos valeurs de caste en loi de l’univers. Car nous sommes peu de choses: nous sommes avant tout déterminées par notre classe sociale, notre tribu, notre sexe, notre position au sein des rapports de production.
Donc par pitié les Bisounours, prenez conscience du tragique d’ici-bas. Il n’y a pas de douce harmonie entre gentils-bobos-ouverts-d’esprit-tous-unis-malgré-leurs-différences. Non. Il n’y a qu’une lutte incessante entre des groupes antagonistes aux intérêts (et aux valeurs, mais c’est la même chose) contradictoires, et qui s’affrontent perpétuellement, dans un rapport conflictuel incessant. Les harceleurs de rue vous en donnent un petit aperçu. Pour cela au moins, remerciez-les de vous rendre moins naïves.
Je ne mentionne pas « l’origine culturelle » des hommes qui m’ont harcelée ou agressée parce qu’il n’y a pas d’ »origine » systématique. La personne qui commente (une femme) sous-entend clairement, et l’explicite ensuite, qu’il s’agit d’hommes arabes ou noirs, « issus de l’immigration » comme on dit. J’ai été harcelée par des hommes blancs, des arabes, des noirs. Pas de systématicité, donc.
« Ce phénomène n’existe pas en Pologne, en Russie, au Canada (trois pays dans lesquels j’ai vécu et où on peut se promener à moitié nue sans être insultée). » Ah? Vraiment? Le projet Hollaback, qui vise à lutter contre le harcèlement de rue, existe en version polonaise, belge, dans trois villes canadiennes, et dans 26 pays en tout. Mais peut-être que le harcèlement de rue dérange plus certaines personnes quand il vient de non-Blancs.
« La diversité culturelle, tant portée aux fonts baptismaux ces dernières décennies, c’est justement cela: des gens issus d’horizons culturels variés, qui n’ont pas nécessairement la même vision des rapports hommes-femmes, qui considèrent que l’espace public n’est pas un endroit pour les femmes, que l’homosexualité est un crime… » Ce type d’arguments vise à faire de la misogynie et de l’homophobie une affaire de « culture » – entendre: d’autres cultures, et de défaut de civilisation. On respecte et protège NOS femmes, nous. Idem pour l’homonationalisme, qui repose sur l’idée que l’homophobie est chez nous une affaire du passé et est reservée aux étrangers, aux Arabes, aux Africains. Comme le dit cet article:
L’homonationalisme, impérialisme gay ou encore pinkwashing, est un phénomène aux facettes multiples, et c’est un des exemples de la domination blanche occidentale sur le reste du monde. C’est une forme de nationalisme qui prend appui sur l’accès des homosexuels à quelques droits et à une plus grande visibilité dans les pays du Nord, pour prouver une supériorité civilisationnelle de ces pays.
C’est ainsi que des pays impérialistes comme les Etats-Unis ou la France peuvent se présenter comme plus « progressistes », quand bien même ils mèneraient des guerres impérialistes dans des pays du Sud, et quand bien même le racisme (et même l’homophobie…) gangrènent leurs sociétés. Bref, c’est toujours « moins pire » que-là bas DONC on n’a pas à questionner leur impérialisme, puisque les « progressistes », c’est eux.
« Donc par pitié les Bisounours, prenez conscience du tragique d’ici-bas. Il n’y a pas de douce harmonie entre gentils-bobos-ouverts-d’esprit-tous-unis-malgré-leurs-différences. Non. Il n’y a qu’une lutte incessante entre des groupes antagonistes aux intérêts (et aux valeurs, mais c’est la même chose) contradictoires, et qui s’affrontent perpétuellement, dans un rapport conflictuel incessant. Les harceleurs de rue vous en donnent un petit aperçu. » Le harcèlement de rue serait donc affaire de choc des civilisations, « nous » contre « eux ». Encore une fois, le harcèlement de rue est loin d’être l’apanage des non-Blancs. C’est une manifestation parmi d’autres, et une des plus visibles, de la domination masculine, qui est elle aussi bien portante dans notre société, merci pour elle.
Beaucoup de personnes soulignent la convergence très problématique qui s’opère parfois entre arguments féministes et arguments d’extrême-droite racistes et xénophobes. Je conseille à ce sujet la lecture de Les féministes blanches et l’empire, que j’ai déjà évoqué sur ce blog. Judith Butler l’évoque dans Le pouvoir des mots au détour d’une analyse de la violence verbale dans la musique rap. Elle montre que les discours conservateurs qui rendent le « gangsta rap » responsable de l’humiliation des femmes empêche de réfléchir de manière plus approfondie à « l’appartenance raciale, la pauvreté et la révolte », mais aussi que « la violence sexuelle contre les femmes est comprise au travers de tropes raciaux: la dignité des femmes est censée être menacée non par l’affaiblissement des droits reproductifs ni par la diminuation générale de l’aide publique [elle parle du contexte américain mais cela s’applique aussi à la France], mais d’abord et avant tout par des chanteurs afro-américains » (p. 45).
De même, les arguments féministes tendent à être utilisés par l’extrême-droite raciste et xénophobe pour, d’une part, nier la permanence du sexisme au sein de la société française et, d’autre part, attribuer ses reliquats à la présence de populations « étrangères » qui seraient culturellement enclines à la misogynie. Ce détournement est inacceptable et doit pousser à réfléchir sérieusement à la manière dont le féminisme présente ces questions.
Références citées:
« L’homonationalisme: une définition simple », sur le blog Chronik de nègres invertis.
Stella Magliani-Belkacem et Félix Boggio Ewanjé-Epée, Les féministes blanches et l’empire, La Fabrique, 2012).
Judith Butler, Le pouvoir des mots. Discours de haine et politique du performatif, Editions Amsterdam, [1997] 2004.
LU SUR CA FAIT GENRE
Lettre sur l’auto-gestion.
Extrait de correspondance sur un vieux débat.
Je te fais une réponse la plus courte possible. Tu vas la trouver très réactive et pas vraiment argumentée d’un point de vue historique mais j’en ai marre des citations pompeuses et érudites, mais aussi de cette rhétorique mielleuse «des gens sympas» qui veulent que les choses viennent «vraiment d’en bas», parce que c’est vraiment trop mieux et «démocratique».
Que tu te pointes à «l’autogestion de la foire» c’est ton problème. Mais ce qui m’embarrasse c’est que les anarchistes et autres libertaires s’y pointent et se prosternent ou dissertent devant ces formes d’organisations, de gestions, et qu’ils en fassent la préfiguration de ce que pourrait-être une société communiste. Cela me gène profondément. Une forme ne dit rien de ce que peut-être une société débarrassée du fétichisme de la marchandise. D’un point de vue épistémologique c’est même un non-sens. Car les paramètres de réflexions ne sont, à mon avis, pas les bons.
la suite sur VOSSTANIE
Par Hakim Bey
Qu’est-ce que l’anarchisme ?
Le Prophète Mahomet a dit que tous ceux qui vous saluent par « Salam ! » (paix) doivent être considérés comme musulmans. De la même manière, tous ceux qui s’appellent eux-mêmes « anarchistes » doivent être considérés comme des anarchistes (à moins qu’ils ne soient des espions de la police) – c’est-à-dire, qu’ils désirent l’abolition du gouvernement. Pour les soufis, la question « Qu’est-ce qu’un musulman? » n’a absolument aucun intérêt. Ils demandent, au contraire, « Qui est ce musulman ? Un dogmatique ignorant ? Un coupeur de cheveux en quatre ? Un hypocrite ? Ou bien est-ce celui qui tend à expérimenter la connaissance, l’amour et la volonté comme un tout harmonieux ? »
« Qu’est-ce qu’un anarchiste ? » n’est pas la bonne question. La bonne question c’est : « Qui est cet anarchiste ? Un dogmatique ignorant ? Un coupeur de cheveux en quatre ? Un hypocrite ? Celui-là qui proclame avoir abattu toutes les idoles, mais qui en vérité n’a fait qu’ériger un nouveau temple pour des fantômes et des abstractions ? Est-ce celui qui essaye de vivre dans l’esprit de l’anarchie, de ne pas être dirigé / de ne pas diriger – ou bien est-ce celui qui ne fait qu’utiliser la rébellion théorique comme excuse à son inconscience, à son ressentiment et à sa misère ? »
Les querelles théologiques mesquines des sectes anarchistes sont devenues excessivement ennuyeuses. Au lieu de demander des définitions (des idéologies), posez la question : « Qu’est-ce que tu sais ? », « quels sont tes véritables désirs ? », « que vas-tu faire à présent ? » et, comme Diaghilev le dit au jeune Cocteau : « Étonne-moi ! »
Qu’est-ce que le gouvernement ?
Le gouvernement peut être décrit comme une relation structurée entre les êtres humains par laquelle le pouvoir est réparti inégalement, de telle manière que la vie créatrice de quelques-uns est réduite pour l’accroissement de celle des autres. Ainsi, le gouvernement agit dans toutes les relations dans lesquelles les intervenants ne sont pas considérés comme des partenaires à part entière agissant dans une dynamique de réciprocité. On peut ainsi voir à l’œuvre le gouvernement dans des cellules sociales aussi petites que la famille ou « informelles » comme les réunions de voisinage – là où le gouvernement ne pourra jamais toucher des organisations bien plus grandes comme les foules en émeute ou les rassemblements de passionnés par leur hobby, les réunions de quaker ou de soviets libres, les banqueteurs ou les œuvres de charité.
Les relations humaines qui s’engagent sur un tel partenariat peuvent, au travers d’un processus d’institutionnalisation, sombrer dans le gouvernement – une histoire d’amour peut évoluer en mariage, cette petite tyrannie de l’avarice de l’amour ; ou bien encore une communauté spontanée, fondée librement afin de rendre possible une certaine manière de vivre désirée par tous ses membres, peut se retrouver dans une situation où elle doit gouverner et exercer une coercition à l’encontre de ses propres enfants, au travers de règles morales mesquines et des reliquats d’idéaux autrefois glorieux.
Ainsi, la tâche de l’anarchie n’est jamais destinée à perdurer qu’à court terme. Partout et toujours les relations humaines seront concrétisées par des institutions et dégénéreront en gouvernements. Peut-être que l’on pourrait soutenir que tout cela est « naturel »… Mais quoi ? Son opposé est tout aussi « naturel ». Et s’il ne l’était pas, alors on pourrait toujours choisir le « non-naturel », l’impossible.
Cependant, nous savons que les relations libres (non gouvernées) sont parfaitement possibles, car nous en faisons l’expérience assez souvent – et plus encore lorsque nous luttons pour les créer. L’anarchiste choisit la tâche (l’art, la jouissance) de maximiser les conditions sociales afin de provoquer l’émergence de telles relations. Puisque c’est ce que nous désirons, c’est ce que nous faisons.
Et les criminels ?
Les considérations ci-dessus peuvent être comprises comme impliquant une forme d’« éthique », une définition mutable de la justice dans un contexte existentiel et situationniste. Les anarchistes ne devraient probablement considérer comme « criminels » que ceux qui contrarient délibérément la réalisation des relations libres. Dans une société hypothétique sans prison, seuls ceux que l’on ne peut dissuader de telles actions pourront être livrés à la « justice populaire » ou même à la vengeance.
Aujourd’hui, cependant, nous ferions bien de réaliser que notre propre détermination à créer de telles relations, même de manière imparfaite et utopique, nous placera inévitablement dans une position de « criminalité » vis-à-vis de l’État, du système légal et probablement de la « loi non écrite » du préjugé populaire. Depuis longtemps être un martyr révolutionnaire est passé de mode – le but présent est de créer autant de liberté que possible sans se faire attraper.
Comment fonctionne une société anarchiste ?
Une société anarchiste œuvre, partout où deux ou plusieurs personnes luttent ensemble, dans une organisation de partenariat original, afin de satisfaire des désirs communs (ou complémentaires). Aucun gouvernement n’est nécessaire pour structurer un groupe de potes, un dîner, un marché noir, un tong (ou une société secrète d’aide mutuelle), un réseau de mail ou un forum, une relation amoureuse, un mouvement social spontané (comme l’écosabotage ou l’activisme anti-SIDA), un groupe artistique, une commune, une assemblée païenne, un club, une plage nudiste, une Zone Autonome Temporaire. La clé, comme l’aurait dit Fourier, c’est la Passion – ou, pour utiliser un mot plus moderne, le désir.
Comment pouvons-nous y parvenir ? En d’autres termes, comment maximiser la potentialité que de telles relations spontanées puissent émerger du corps putrescent d’une société asphyxiée par la gouvernance ? Comment pouvons-nous desserrer les rênes de la passion afin de recréer le monde chaque jour dans une liberté originelle du « libre esprit » et d’un partage des désirs ? Une question à deux balles – et qui ne vaut réellement pas beaucoup plus puisque la seule réponse possible ne relève que de la science-fiction.
Très bien. Mon sens de la stratégie tend vers un rejet des vestiges des tactiques de l’ancienne « Nouvelle Gauche » comme la démo, la performance médiatique, la protestation, la pétition, la résistance non-violente ou le terrorisme aventurier. Ce complexe stratégique a été depuis longtemps récupéré et marchandisé par le Spectacle (si vous me permettez un excès de jargon situationniste).
Deux autres domaines stratégiques, assez différents, semblent bien plus intéressants et prometteurs. Le premier est le processus résumé par John Zerzan [1] dans Elements of Refusal – c’est-à-dire, le refus de mécanismes de contrôle étendus et largement apolitiques inhérents aux institutions comme le travail, l’éducation, la consommation, la politique électorale, les « valeurs familiales », etc. Les anarchistes pourraient tourner leur attention vers des manières d’intensifier et de diriger ces « éléments ». Une telle action pourrait bien tomber dans la catégorie traditionnelle de l’« agitprop », mais éviterait la tendance « gauchiste » à institutionnaliser ou « fétichiser » les programmes d’une élite ou avant-garde révolutionnaire autoproclamée.
L’action dans le domaine des « éléments du refus » est négative, « nihiliste » même, tandis que le second secteur se concentre sur les émergences positives d’organisations spontanées capables de fournir une réelle alternative aux institutions du Contrôle. Ainsi, les actions insurrectionnelles du « refus » sont complétées et accrues par une prolifération et une concaténation des relations du « partenariat original ». En un sens, c’est là une version mise à jour de la vieille stratégie « Wobbly » [2] d’agitation en vue d’une grève générale tout en bâtissant simultanément une nouvelle société sur les décombres de l’ancienne au travers de l’organisation des syndicats. La différence, selon moi, c’est que la lutte doit être élargie au-delà du « problème du travail » afin d’inclure tout le panorama de la « vie de tous les jours » (dans le sens de Debord).
J’ai essayé de faire des propositions bien plus spécifiques dans mon essai Zone Autonome Temporaire (Autonomedia, NY, 1991) ; donc, je me restreindrai ici à mentionner mon idée que le but d’une telle action ne peut être désigné proprement sous le vocable de « révolution » — tout comme la grève générale, par exemple, n’était pas une tactique « révolutionnaire », mais plutôt une « violence sociale » (ainsi que Sorel l’a expliqué). La révolution s’est trahie elle-même en devenant une marchandise supplémentaire, un cataclysme sanglant, un tour de plus dans la machinerie du Contrôle – ce n’est pas ce que nous désirons, nous préférons laisser une chance à l’anarchie de briller.
L’anarchie est-elle la Fin de l’Histoire ?
Si le devenir de l’anarchie n’est jamais « accompli » alors la réponse est non – sauf dans le cas spécial de l’Histoire définie comme auto-valorisation privilégiée des institutions et gouvernements. Mais, l’histoire dans ce sens est déjà probablement morte, a déjà « disparu » dans le Spectacle, ou dans l’obscénité de la Simulation. Tout comme l’anarchie implique une forme de « paléolithisme psychique », elle tend traditionnellement vers un état post-historique qui refléterait celui de la préhistoire. Si les théoriciens français ont raison, nous sommes déjà entrés dans un tel état. L’histoire comme l’histoire (dans le sens de récit) continuera, car il se pourrait que les humains puissent être définis comme des animaux racontant des histoires. Mais l’Histoire, en tant que récit officiel du Contrôle, a perdu son monopole sur le discours. Cela devrait, sans aucun doute, travailler à notre avantage.
Comment l’anarchie perçoit-elle la technologie ?
Si l’anarchie est une forme de « paléolithisme », cela ne signifie nullement que nous devrions retourner à l’Âge de la pierre. Nous sommes intéressés par un retour au Paléolithique et non en lui. Sur ce point, je crois que je suis en désaccord avec Zerzan et le Fifth Estate [3] ainsi qu’avec les futuro-libertariens de CaliforniaLand. Ou plutôt, je suis d’accord avec eux tous, je suis à la fois un luddite et un cyberpunk, donc inacceptable pour les deux partis.
Ma croyance (et non ma connaissance) est qu’une société qui aurait commencé à approcher une anarchie générale traiterait la technologie sur la base de la passion, c’est-à-dire, du désir et du plaisir. La technologie de l’aliénation échouerait à survivre à de telles conditions, alors que la technologie de l’amélioration survivrait probablement. La sauvagerie, cependant, jouerait aussi nécessairement un rôle majeur dans un tel monde, car la sauvagerie est le plaisir. Une société basée sur le plaisir ne permettra jamais à la techné [4] d’interférer avec les plaisirs de la nature.
S’il est vrai que toute techné est une forme de médiation, il en va de même de toute culture. Nous ne rejetons pas la médiation per se (après tout, tous nos sens sont une médiation entre le « monde » et le « cerveau »), mais plutôt la tragique distorsion de la médiation en aliénation. Si le langage lui-même est une forme de médiation alors nous pouvons « purifier le langage de la tribu » ; ce n’est pas la poésie que nous haïssons, mais le langage en tant que contrôle.
Pourquoi l’anarchie n’a-t-elle pas marché auparavant ?
Qu’est-ce que vous voulez dire par là ? Elle a marché des milliers, des millions de fois. Elle a fonctionné durant 90 % de l’existence humaine, le vieil Âge de la pierre. Elle marche dans les tribus de chasseurs/cueilleurs encore aujourd’hui. Elle marche dans toutes les « relations libres » dont nous avons parlé auparavant. Elle marche chaque fois que vous invitez quelques amis pour un piquenique. Elle a « marché » même dans les « soulèvements ratés » des soviets de Munich ou de Shanghai, de Baja California en 1911, de Fiume en 1919, de Kronstadt en 1912, de Paris en 1968. Elle a marché pour la Commune, les enclaves de Maroons, les utopies pirates. Elle a marché dans les premiers temps du Rhodes Island et de la Pennsylvanie, à Paris en 1870, en Ukraine, en Catalogne et en Aragon.
Le soi-disant futur de l’anarchie est un jugement porté précisément par cette sorte d’Histoire que nous croyons défunte. Il est vrai que peu de ces expériences (sauf pour la préhistoire et les tribus primitives) ont duré longtemps – mais cela ne veut rien dire quant à la valeur de la nature de l’expérience, des individus et des groupes qui vécurent de telles périodes de liberté. Vous pouvez peut-être vous souvenir d’un bref, mais intense amour, un de ces moments qui aujourd’hui encore donne une certaine signification à toute votre vie, avant et après – un « pic d’expérience ». L’Histoire est aveugle à cette portion du spectre, du monde de la « vie de tous les jours » qui peut aussi devenir à l’occasion la scène de l’« irruption du Merveilleux ». Chaque fois que cela arrive, c’est un triomphe de l’anarchie. Imaginez alors (et c’est la sorte d’histoire que je préfère) l’aventure d’une importante Zone Autonome Temporaire durant six semaines ou même deux ans, le sens commun de l’illumination, la camaraderie, l’euphorie – le sens individuel de puissance, de destinée, de créativité. Aucun de ceux qui ont jamais expérimenté quelque chose de ce genre ne peut admettre, un seul moment, que le danger du risque et de l’échec pourrait contrebalancer la pure gloire de ces brefs moments d’élévation.
Dépassons le mythe de l’échec et nous sentirons, comme la douce brise qui annonce la pluie dans le désert, la certitude intime du succès. Connaître, désirer, agir – en un sens nous ne pouvons désirer ce que nous ne connaissons déjà. Mais nous avons connu le succès de l’anarchie pendant un long moment maintenant – par fragments, peut-être, par flashes, mais réel, aussi réel que la mousson, aussi réel que la passion. Si ce n’était pas le cas, comment pourrions-nous la désirer et agir peu ou prou à sa victoire ?
Hakim Bey. Titre original : « The Willimantic/Rensselaer Questions » tiré de : Anarchy and the End of History, pp. 87-92. Traduction française par Spartakus FreeMann, avril 2009 e.v.
Notes :
[1] John Zerzan est un auteur américain anarchiste, philosophe du primitivisme. Ses travaux critiquent la civilisation comme oppressante dans son essence, et défendent des modes de vie conçus comme plus libres tirant leur inspiration des chasseurs-cueilleurs préhistoriques.
[2] Industrial Workers of the World ou IWW (les adhérents du syndicat sont aussi appelés plus familièrement les Wobblies) est un syndicat international fondé aux États-Unis en 1905 dont le siège actuel se trouve à Cincinnati dans l’Ohio. Aujourd’hui, l’organisation milite activement, et compte environ 2 000 membres à travers le monde. L’adhésion aux IWW ne requiert pas de travailler dans une entreprise où existe une représentation syndicale, ni n’exclut l’adhésion à une autre organisation syndicale.
[3] Revue anarchiste nord-américaine.
[4] La tekhnè ou technè, du grec τέχνη, désigne le savoir-faire des métiers de l’artisanat ou de l’art, l’action efficace chez les grecs de l’antiquité. Elle s’oppose chez Aristote à la praxis, qui est la sphère de l’action proprement dite.
Déposé par Spartakus FreeMann sur KAOSPHORUS
À l’automne 2010, en plein dans le mouvement des retraites qui secouait alors l’économie et la vie sociale en France, une polémique enflait sur la présence de « casseurs » au sein des manifestations, cristalisée autour de l’affaire du « ninja ». Polémique qui n’est que la redite d’un éternel débat ; en réalité une approche dogmatique (et gestionnaire) du prolétariat. L’AG Turbin, une assemblée parisienne de plusieurs centaines de personnes, tentait alors d’en expliquer le fond. Il nous a paru intéressant de relire ce texte avant de sombrer, à nouveau, dans des dénonciations malvenues.
Dans le mouvement en cours, la grève se heurte à certaines limites. L’encadrement législatif du « droit de grève » avec les réquisitions qui forcent les grévistes à travailler sous la menace de la prison, le service minimum et l’interdiction des occupations cherchent à limiter les effets de la grève. La légalisation de la part la moins efficace des luttes et la pénalisation de leur part la plus offensive est une des méthodes pour les contrôler – même si le mouvement, quand il est en recherche de puissance et de commun, ne se focalise pas sur ces distinctions et que pour lui la légalité n’est pas une frontière infranchissable ni l’illégalité un but en soi.
Le premier des dispositifs répressifs, c’est le parcours négocié et encadré par les flics, la collaboration des services d’ordre syndicaux et l’attention à ce que tout demeure sous contrôle.
Il en va de même pour la manifestation. Le premier des dispositifs répressifs, c’est le parcours négocié et encadré par les flics, la collaboration des services d’ordre syndicaux et l’attention à ce que tout demeure sous contrôle. Chercher à sortir de ce dispositif, c’est tenter de constituer une force collective, se réapproprier la rue et sortir du simple comptage des forces en présence. C’est ce qui s’est passé le soir du samedi 16 octobre, lorsqu’un groupe de plusieurs centaines de personnes a quitté le rassemblement officiel pour tenter d’occuper l’opéra Bastille dans l’idée d’y tenir une assemblée générale et perturber la retransmission en direct du spectacle. Ce type d’action a eu lieu un peu partout et participait d’une dynamique générale. Ailleurs aussi, on cherchait à sortir du cadre institué des manifestations.
À l’issue de cette tentative, on compte une quarantaine de personnes interpellées et placées en garde à vue. La garde à vue (reconduite automatiquement à 48 heures) est utilisée par les flics comme une punition en tant que telle. Sur ces quarante personnes, huit sont poursuivies, certaines pour participation « à un groupement, même formé de façon temporaire, en vue de la préparation, caractérisée par un ou plusieurs faits matériels, de violences volontaires contre les personnes ou de destructions ou dégradations de biens » et violences sur agents. Parmi les arrêtés se sont aussi trouvés des gens qui étaient déjà sous contrôle judiciaire pour des poursuites liées à des actions antérieures. Leur contrôle leur interdisait de se rencontrer : interpellés tous deux ce soir-là, ils auraient selon la justice violé cette obligation. L’argument ne tient pas : ils ont été arrêtés en compagnie de dizaines de personnes et l’action, appelée publiquement, rassemblait des centaines de personnes. Convoqués par un juge d’instruction, ils ont reçu un avertissement avec menace de réincarcération « la prochaine fois ». Cinq des huit qui vont passer en jugement sont aussi placés sous contrôle judiciaire.
Au final, ce qu’on leur reproche, c’est d’avoir participé à une manifestation au lieu de faire profil bas et de rester chez eux. Le contrôle judiciaire est une méthode d’intimidation et d’isolement. Il s’agit d’interdire à certains de fréquenter certains lieux, de voir certaines personnes, d’avoir certaines attitudes : bref il revient à empêcher ceux qui sont dans le collimateur du pouvoir de participer à la contestation sociale sous peine d’emprisonnement. Au total, la répression, comme toujours, se décline en plusieurs versions, s’individualise de manière à briser les solidarités collectives.
Ce qui est juridiquement réprimé dans la participation à cette manifestation, c’est d’avoir été partie prenante d’une action au cours de laquelle quelques vitrines de banque ont été brisées. L’idée, assez bien illustrée par l’usage de cette fameuse « loi sur les bandes » récemment votée, c’est que la simple participation à un rassemblement, un « attroupement » ou une action nous rend pénalement coresponsable de tout ce qui s’y passe. Pour autant, on le voit bien, c’est le fait même de sortir des cadres institués et des formes d’organisation habituelles qui est visé.
Soyons clairs : s’en prendre à un symbole du capitalisme en brisant une vitrine de banque n’a rien d’exceptionnel ni d’incompréhensible. Des pratiques offensives comme des sabotages ou des affrontements avec les flics font partie intégrante de la lutte d’hier comme de celle d’aujourd’hui. Mais on voit actuellement que la répression touche non seulement ceux qui sont directement accusés de mener ces attaques, mais aussi tous ceux qui les entourent. Ces lois ont pour objectif de ne rendre possible que les actions encadrées par des services d’ordre, où les participants doivent se fliquer eux-mêmes, et où rien ne peut jamais se passer. Tout vise à policer nos pratiques et nos esprits.
Dans le discours policier et médiatique, l’attaque d’une vitrine de banque devient l’œuvre des « casseurs ».
Dans le discours policier et médiatique, l’attaque d’une vitrine de banque devient l’œuvre des « casseurs ». Ce terme, utilisé exclusivement dans le but de disqualifier les pratiques d’action directe est une catégorie abstraite construite de part en part. Celle-ci gomme une réalité sociale complexe et la dessaisit de tout contenu politique. Ces pratiques deviennent de la destruction purement asociale, sans perspective ni sens.
Qu’on dise que les casseurs « ne sont que des voyous » ou qu’on imagine, comme c’est si souvent le cas aujourd’hui, qu’il s’agisse de flics déguisés et infiltrés dans les manifestations relève, au fond, d’un même raisonnement : le « casseur » est étranger à la lutte, extérieur au mouvement.
Surfant sur le complotisme ambiant, des politiciens ou des syndicalistes comme Mélenchon et Thibault ressortent un discours vieux comme le stalinisme : tout ce qui leur échappe et qu’ils ne peuvent contrôler est accusé d’être manipulé par les flics.
Il est vrai que, depuis quelques années, des flics en civils ont de moins en moins peur de venir au cœur des manifestations pour procéder à des interpellations. Il est important de ne pas les tolérer et, lorsqu’ils sont clairement identifiés, de les chasser dans la mesure du possible . Cependant, cela a fait monter la paranoïa au point que certains voient des flics partout. Surfant sur le complotisme ambiant, des politiciens ou des syndicalistes comme Mélenchon et Thibault ressortent un discours vieux comme le stalinisme : tout ce qui leur échappe et qu’ils ne peuvent contrôler est accusé d’être manipulé par les flics.
L’hystérie politicienne et médiatique a crû autour de l’épisode du « casseur ninja », comme l’a appelé la presse. A partir d’images confuses diffusées sur Internet, les théories les plus délirantes ont proliféré : l’action de l’opéra était organisée par des flics, ou en tout cas voulue par la préfecture, des journalistes étaient déjà positionnés pour diffuser des images de violence au 20 heures, etc. Sous couvert de complotisme ressort l’idée que tout ce qui offensif et illégal ne peut avoir lieu que si le pouvoir en est à l’origine ou du moins laisse faire. On se persuade si bien de la toute-puissance de l’État que le moindre acte de révolte devient suspect. Le contrôle social est tel qu’il s’insinue dans les cervelles qu’il est impossible d’y échapper. On en arrive à une identification entre la barrière du légal et le champ du possible.
Cette frénésie, cette confusion, alimentent directement la répression : les flics se sont lancés, brigade criminelle en tête, à la recherche des protagonistes masqués de la vidéo et ont déjà incarcéré quelqu’un sous cette accusation. (Il est à Fleury-Mérogis jusqu’à son procès le 6 décembre prochain.) Dans d’autres villes aussi, par exemple à Nanterre et à Lyon, l’obsession des casseurs pousse la police à utiliser des moyens d’enquête sophistiqués, le plus souvent dédiés au grand banditisme, pour retrouver ceux qui se sont affrontés avec les CRS : photos haute résolution depuis un hélicoptère, recherche d’ADN sur des cailloux, etc.
Ainsi, tout concourt à ce qu’on devienne notre propre flic : la peur et la paranoïa, le soucis de la légitimité du mouvement, la répression ciblée sur tous ceux qui veulent sortir des sentiers battus.
Il nous faut rompre cette paranoïa et l’individualisation causée par la répression en s’organisant collectivement.
16 novembre 2010
Texte tiré du recueil : Soap opéra & lutte de classes
Cette phase répressive marquait également la fin du mouvement des retraites. Les derniers sites en grève étaient lâchés un par un par les confédérations syndicales.
Suite à la tentative râtée d’occuper l’Opéra Bastille, 8 personnes avaient été mises sous contrôle judiciaire, qui dura près de 2 ans. Ils ont été relaxés.
Le « ninja » a été condamné à 1 an de prison dont 6 mois fermes, malgré le fait que la personnes « agressée » ait plaidé en sa faveur au tribunal, après avoir compris la portée du geste, et affirmé avoir porté plainte sous pression des flics.
LU SUR PARIS LUTTES INFO
Le problème n’est pas que l’on a trop révélé, mais que chacune de ces révélations a trouvé son sponsor, son PDG, son chèque mensuel, ses clones de Judas & ses remplaçants.
Tu ne peux pas tomber malade à cause d’un trop-plein de connaissances – mais tu peux souffrir de la virtualisation de la connaissance, de son aliénation & de son remplacement par un sombre crétin ennuyeux ou un simulacre – la même « donnée », oui, mais désormais crevée – comme des légumes de grande surface – aucune « aura ».
Notre malaise (ce 1er janvier 1992) naît de ceci : nous n’entendons pas le langage, mais l’écho, ou plutôt la reproduction ad infinitum du langage, son reflet sans une série de reflets de lui-même, toujours plus auto-référent & corrompu. Les perspectives vertigineuses de ce paysage informatif de réalité virtuelle nous rendent nauséeux, car elles ne contiennent aucun espace caché, aucune opacité de choix.
Un accès sans limites à la connaissance qui échoue à interagir avec le corps ou avec l’imagination– en fait l’idéal manichéen de la pensée désincarnée & sans âme – la politique/les médias modernes comme pures mises en œuvre gnostiques, les inesthétiques ruminations des Archontes & des Eons, le suicide des Elus…
L’organique est secretif – il sécrète du secret comme de la sève. L’inorganique est une démocratie démonique – tout est égal, mais également sans valeur. Nul don, mais des marchandises. Les manichéens ont inventé l’usure. La connaissance peut agir comme une forme de poison, ainsi que l’a souligné Nietzsche.
Au sein de l’organique (la « Nature », la « vie de tous les jours ») est enchâssée une forme de silence qui n’est pas simplement du mutisme, une opacité qui n’est pas de la pure ignorance – un secret qui est aussi une affirmation – un tact qui sait comment agir, comment changer les choses, comment respirer au milieu d’elles.
Pas une « nuée d’ignorance » – pas un « mysticisme » – nous n’avons nul désir de nous resservir à nouveau cette triste excuse obscurantiste du fascisme – néanmoins, nous pourrions invoquer une forme de sens taoïste de l’« ainsité des choses » – « une fleur ne parle pas », & ce ne sont certes pas les organes génitaux qui nous confère le logos (en y repensant, peut-être que ce n’est pas tout à fait vrai ; après tout, le mythe nous offre l’archétype de Priape, un pénis parlant). Un occultiste demanderait comment « travailler » ce silence – nous demanderions plutôt comment jouer avec, comme un musicien, ou comme l’enfant enjoué d’Héraclite (*).
Une mauvaise humeur où chaque jour est identique. Quand est-ce que ça péter ? Dur de croire au retour du Carnaval, des Saturnales. Le temps s’est peut-être arrêté en ce Plérôme, dans ce pays de rêve gnostique où nos corps pourrissent, mais où nos « esprits » sont téléchargés dans l’éternité ? Nous savons tant – comment se pourrait-il que nous ne connaissions pas la réponse à cette question vexante au plus haut point ?
Parce que la réponse (comme dans le « Harpocrate » d’Odilon Redon) ne peut être donnée par le langage de la reproduction, mais dans celui du geste, du toucher, de l’odorat, de la chasse. En fin de compte la virtu (**) est infranchissable – manger & boire c’est manger & boire – l’inculte paresseux laboure un sillon tortueux. Le Monde Merveilleux de la Connaissance s’est transformé en une forme de Communiqué Spécial de l’Enfer. Je veux de la vraie boue dans mon ruisseau, du véritable cresson. Mais, les indigènes ne sont pas seulement maussades, ils sont taciturnes – éhontément non communicatifs. Très bien gringo, nous en avons marre de tes sondages, tests & questionnaires puants. Il y a certaines choses que les bureaucrates ne sont pas censés connaître – & donc il y a des choses que même les artistes doivent garder secrètes. Ce n’est pas de l’auto-censure ni de l’auto-ignorance. C’est du tact cosmique. C’est notre hommage à l’organique, à son cours irrégulier, à ses contre-courants & à ses tourbillons, à ses marécages & ses cachettes. Si l’art est un « travail » alors il deviendra connaissance & finira par perdre, en fin de compte, son pouvoir rédempteur & même son goût. Mais si l’art est un « jeu », alors tout à la fois il préservera & racontera des secrets qui resteront des secrets. Les secrets doivent se partager, comme des sécrétions de la Nature.
La Connaissance est-elle mauvaise ? Nous ne sommes pas des reflets de manichéens – nous comptons sur la dialectique afin de péter quelques briques. Certains savoirs sont dadata, d’autrescommodata (***). Certains savoirs sont sagesse – d’autres de simples excuses pour ne rien faire, ne rien désirer. Le pur savoir universitaire, par exemple, ou la connaissabilité des nihilistes postmodernistes, sombre dans le royaume du Non-Mort – & du Non-Né. Certains savoirs respirent – d’autres étouffent. Ce que nous savons & comment nous le savons doit prendre racines dans la chair – toute la chair, pas uniquement un cerveau dans un bocal de formaldéhyde. Le savoir que nous désirons n’est ni utilitaire ni « pur », mais festif. Le reste n’est qu’une totentanz (****) d’informations-fantômes, un appel aux goules des médias, un Culte Cargo de l’épistémologie du Capitalisme en-Retard (*****).
Si je pouvais fuir cette mauvaise humeur, je le ferais & vous emmènerais avec moi. Ce dont nous avons besoin c’est d’un plan. Une évasion ? Un tunnel ? Un flingue de savon, une cuillère aiguisée, une lime dans un gâteau ? Une nouvelle religion ?
Laissez-moi être votre évêque itinérant. Nous jouerons avec le silence & nous le ferons nôtre. Dès que le printemps sera là. Une pierre dans le courant, contournant ses turbulences. Visualisez-le : moussu, humide, verdâtre comme un morceau de cuivre oxydé frappé par la foudre. Un gros crapaud telle une émeraude vivante, comme une nuit de Walpurgis. La force du bios (******), comme celle de l’arc ou de la lyre, réside dans la réflexion.
Hakim Bey, extrait d’Immédiatisme. Traduction française et notes par Spartakus FreeMann au nadir de Libertalia, août 2011 e.v.
Notes :
(*) « Héraclite appelait jeux d’enfant les pensées des hommes » Fragments 70.
(**) Virtu est un mot tiré de l’italien – lui-même dérivé du latin virtus, excellence, vertu – et qui sert à désigner « l’amour des beaux arts », mais au sens premier la qualité intrinsèque de la chose.
(***) Bey forge un barbarisme, dadata, formé à partir de deux mots : dada et data. Il signifie par là le côté ludique, artistique, hors normes des données, de la connaissance. Un autre barbarismecommodata forgé à partir de : commodity, marchandise, et data, donnée. Ce terme dépeint la donnée marchandise, la donnée travail.
(****) Totentanz mot d’origine allemande signifiant une danse macabre.
(*****) « Late Capitalism » est un terme forgé par les marxistes afin de définir le capitalisme post-seconde guerre mondiale. Bey fait un jeu de mot « too-Late Capitalism » qu’il est impossible de rendre justement en français.
(******) De l’organique.
LU SUR KAOSPHORUS
312 minutes d’émission. ! (ouf…)
Pendant l’émission quelques morceaux de l’album SamplObsession
Les citations traduites ci-dessous sont extraites de divers textes, entretiens, discours et lettres d’Assata Shakur. On peut retrouver ces citations et d’autres, en anglais, à l’adresse suivante :
http://www.assatashakur.org/axioms.htm.
Collectif Angles Morts, avec Lukas Podzhog
anglesmorts@gmail.com
« Trop de mes soeurs ignorent qui sont les vrais criminels et les vrais chiens. Elles se reprochent d’avoir faim, elles se détestent parce qu’elles survivent du mieux qu’elles peuvent. Voir tant de peur, de doute, de souffrance et de haine de soi, est l’aspect le plus douloureux de la vie dans ce camp de concentration. Malgré tout cela, je ressens comme une brise sur ma nuque, qui se transforme en ouragan, et quand je prends une profonde inspiration, je peux sentir la liberté. »
« La place d’une femme est dans la lutte. »
« Nous avons dû apprendre que
nous étions beaux. Nous avons dû réapprendre quelque chose qui nous avait été arraché. Nous avons dû apprendre ce qu’était le Black Power. Les gens ont du pouvoir quand ils s’unissent. Nous avons appris l’importance de nous rassembler et d’agir. »
« J’ai plaidé et je plaide toujours pour un changement révolutionnaire »
« J’ai réalisé que j’étais liée à l’Afrique. Je n’étais pas seulement une fille de couleur. Je faisais partie d’un monde à part entière qui aspirait à une vie meilleure. Je fais partie d’une majorité et non d’une minorité. J’ai passé ma vie à grandir. Si vous ne grandissez pas, vous ne comprendrez jamais ce qu’est l’amour véritable. Si vous ne tendez pas la main vers les autres pour les aider, alors vous rétrécissez. Ma vie a été une vie d’action. Je ne suis pas spectatrice. »
« Notre situation aujourd’hui est critique. Nous ne pouvons ni fuir ni Nous cacher. Nous allons devoir passer aux choses sérieuses. Déterminer qui Nous sommes. Sommes-Nous des Nègres de maison ? Allons-Nous marcher pacifiquement vers les chambres à gaz ? Ou sommes-Nous des Nègres des champs qui vont se battre jusqu’à être libres ? Nous ne sommes pas venus ici comme des Nègres de maison. Nous ne sommes pas venus ici d’Afrike comme des minables. Nous ne sommes pas venus ici d’Afrike comme des imbéciles. Nous ne sommes pas venus ici comme des Oncle Tom pour hésiter, tergiverser, traîner des pieds stupidement, nous gratter la tête et embrasser les pieds de nos maîtres. Nous ne sommes pas venus ici comme ça. Nous sommes venus ici comme de fiers, forts et beaux Afrikains. Nous sommes venus ici avec une culture, avec fierté. Nous sommes venus ici en sachant qui Nous étions. Nous sommes venus ici comme un peuple intelligent et sensible, qui a lutté et combattu à tous les niveaux dès le moment où nous avons été amenés ici enchaînés. Nous devons prendre conscience de qui Nous sommes et devons réaliser que Nous avons une tradition à perpétuer. »
« Je pense que pour lutter, il faut être créatif. Dans ma vie, la créativité m’a soutenue, elle a éveillé ma lutte spirituelle. »
« J’ai été condamnée à la perpétuité plus 30 ans par un jury entièrement blanc. Ce que j’ai vu en prison, c’était partout de la chair noire enchaînée. Des femmes enfermées dans des cages. Et nous serions les terroristes ? Ça n’a simplement aucun sens. »
« Durant mon enfance, le nom « Freeman » [« homme libre »] ne signifiait rien de particulier. C’était un nom comme un autre. Ce n’est qu’à partir du moment ou j’ai grandi et commencé à lire l’histoire noire que j’ai découvert la signification de ce nom. À la fin de l’esclavage, de nombreux Noirs ont refusé d’utiliser le nom de famille de leurs maîtres. À la place, ils se sont donné le nom de « Freeman ». Le nom était aussi utilisé par des Africains qui avaient été libérés avant que l’esclavage ne soit « officiellement » aboli, mais c’est surtout après l’abolition de l’esclavage que beaucoup de Noirs ont pris le nom de « Freeman ». Le jour où j’ai appris ça, j’ai commencé à voir mes ancêtres sous un nouveau jour. »
« Chères soeurs, le peuple noir ne sera jamais libre tant que les femmes noires ne participeront pas à tous les aspects de la lutte. »
Le premier film 300 était le récit d’un événement historique dont les scénaristes avaient choisi de ne raconter qu’un des aspects pour en faire une légende raciste et viriliste, un récit par omission. Le deuxième film, intitulé La naissance d’un empire, qui n’est cette fois pas tiré d’une bande dessinée de Franck Miller, pour sa part, transforme et manipule complètement les faits historiques. Ainsi, 300, la naissance d’un empire,n’est pas un simple film de divertissement, c’est un outil servant à faire passer des convictions idéologiques et politiques.
LA SUITE SUR QUARTIERS LIBRES
« Je me suis demandé comment, au sein de ma petite ville de l’Iowa, je pouvais tuer et manger 2 000 personnes par an sans que personne ne remarque quoi que ce soit » – Pat Burgus.
Sigillum Diaboli
En 1987, l’un des prêtres du lycée catholique dans lequel je préparais mon bac fit circuler dans les classes une plaquette destinée à avertir les adolescents que les disques de hard rock contenaient des messages subliminaux susceptibles de pousser au suicide, au meurtre et bien entendu au culte de Satan [1]. L’idée qu’écouter Iron Maiden puisse conduire à égorger rituellement des bébés fit franchement marrer le petit groupe de métalleux de l’établissement dont je faisais partie. Il ne faisait pour nous aucun doute que les auteurs de cette perle étaient d’affreux intégristes religieux. Nous étions par ailleurs persuadés qu’en des temps reculés, notre apparence et nos goûts nous auraient conduits droit dans les tribunaux de l’Inquisition – ce en quoi nous nous trompions lourdement, mais je ne l’ai compris que longtemps plus tard et pour cela, il m’a fallu effectuer un détour par les histoires de « Satanic Ritual Abuses ».
Lorsqu’il y a quelques mois, j’ai tapé « Michelle Remembers » dans un moteur de recherche, je voulais simplement en savoir davantage sur un ouvrage réputé avoir déclenché, dans les années 80, une véritable « panique sataniste » aux États-Unis. Trente ans ont passé et un fait est désormais certain : durant cette panique qui a consisté à imputer d’innombrables et horribles crimes aux membres de soi-disant réseaux satanistes, il n’y a jamais eu ni crime ni sataniste.
Par contre, il y a eu des victimes. Des centaines de sacrifiés dont la vie a été brisée en raison de fausses et souvent ridicules accusations. Aucun fan de métal, cependant. Ni occultiste, ni gothique, ni néopaïens, aucun joueur de Donjon & Dragon et aucun membre de la radicalement athée et très ennuyeuse Église de Satan. Loin d’appartenir aux épouvantails classiques, les accusés étaient des instituteurs, des éducateurs, des assistantes sociales, des gens ordinaires.
Dès les premières accusations de SRA (Satanic Ritual Abuse), des voix sceptiques se sont élevées, mais la cohorte des bien pensants les a fait taire. Il fallut attendre le début des années 90 pour que des journalistes, enquêteurs privés & magistrats publient des articles et ouvrages dénonçant les procès comme une véritable « chasse aux sorcières », démontant les dossiers, soulignant l’absence de preuve, s’autorisant à réfléchir sur le phénomène.
En France, nous n’avons bénéficié que d’échos affaiblis de la tempête : la plaquette anti rock’n’roll de Regimbal, le fameux procès de Judas Priest où l’on voit de très sérieux enquêteurs écouter « je veux boire une limonade » sur un enregistrement passé à l’envers. Des personnes de ma génération que j’ai pu questionner, aucune n’était « au courant ». J’ai donc décidé de vous faire partager mes découvertes.
la suite sur KAOSPHORUS
Louis Janover et la revue Front noir articulent une appropriation critique du surréalisme avec une réflexion sur l’aliénation artistique inspirée par Marx.
La réflexion des surréalistes permet de dépasser les revendications grotesques des intermittents du spectacle qui se contentent de défendre un statut d’artiste. Au contraire, les surréalistes aspirent au dépassement de l’art dans la perspective d’une société sans classes. Dans ce contexte, la révolte radicale des avant-gardes artistiques doit être ravivée pour penser l’aliénation moderne. Même si ses mouvements semblent aujourd’hui récupérés, il faut revenir aux origines de leur charge subversive.
Dans les années 1960, Louis Janover participe à la revue Front noir qui tente de raviver la révolte surréaliste alimentée par un Marx libertaire. Cette revue marginale «était placée sous le signe de la critique des aliénations politique et artistique et de la remise en question du rapport poésie-révolution inscrit au cœur même du projet surréaliste », précise Louis Janover.
LA SUITE SUR ZONES SUBVERSIVES