Le mépris de la classe prolo.

Ces derniers mois, notamment avec les manifs timides d’octobre et novembre, j’ai parcouru pas mal de tracts, émanant de syndicats essentiellement, mais aussi de partis politiques. Après coup, y’a un truc que j’ai remarqué, c’est la disparition totale du mot prolétaire, ou prolétariat.

À croire que c’est un mot honteux, qui brûle les doigts quand on l’écrit, et la bouche quand on le dit. Un peu comme la lutte de classe, perçue ces dernières années comme un concept simpliste et dépassé. Il faudrait passer à autre chose paraît-il, arrêter de cracher sur les bourgeois et les patrons, genre on serait tous dans le même sac. Argh, j’ai même pas envie de rire…

Donc vas-y que ça se gargarise à coup de peuple, de citoyens, de salariés et de travailleurs. Salariés et travailleurs, c’est pas très sympa je trouve. Un peu égoïste et corporatiste puisqu’en sont exclus tous les non-travailleurs, et dieu sait qu’ils sont, et seront, de plus en plus nombreux. Peuple pourrait sembler plus ouvert, certes, mais un peu trop du coup puisqu’il inclut tous les bourgeois, et même les patrons ; et pour ceux qu’auraient pas encore pigé, les bourgeois et les patrons, j’aime pas ça. Et peuple est devenu depuis mai 2012 synonyme de Mélenchon. Et Mélenchon, j’aime pas ça non plus. Quant au citoyen il n’est lui défini – et donc réduit – qu’à des droits et des devoirs fixés par la « cité », donc par les dirigeants privilégiés. Aucun n’est synonyme de prolétariat.

C’est pourtant un joli mot prolétaire. C’était, chez les romains, celui ou celle qui, en-dehors de ses enfants (proles) et de sa force de travail ne possédait rien. C’était la classe la plus basse, celle des moins-que-rien. La classe la plus belle, la seule à n’exploiter personne. Le gros Marx avait repris le mot à sa sauce, en en excluant tous les « oisifs » et renforçant cette saleté artificielle qu’est la valeur du travail.

prolo1

En n’employant plus ce mot de prolétariat, les syndicats se sont définitivement coupés du projet premier du syndicalisme et du fédéralisme : défendre les travailleurs (et les travailleurs potentiels) face à la machinerie patronale, gouvernementale et capitaliste. Aujourd’hui les syndicats sont dits de « services », réservés à la défense (timide) des seuls salariés. Une fois licencié, à la rue, invalide, tu peux juste crever – si ce n’est déjà fait – ils ne lèveront plus le petit doigt pour toi, occupés à négocier leurs privilèges avec leurs exploiteurs. D’ailleurs, à y regarder de plus près, ils défendent plus le travail que les travailleurs eux-mêmes, parlant d’effectif, de masse salariale, de nombre de licenciés, reprenant ainsi le vocabulaire et la vision qu’a le patronat de ses employés. On leur donne, dans ces fameuses négociations, une impression d’égalité en leur lâchant parfois de pseudo-victoires sociales qui ne sont que quelques miettes comparées à ce que pourrait obtenir une grève générale ou tout autre véritable mouvement social. Car, comme on ne cesse de le répéter, et comme le montre l’histoire, seule la lutte paye.

Si je crache aujourd’hui avec autant d’allégresse sur les syndicats, c’est parce que d’un outil créé par les travailleurs pour s’émanciper (des patrons, des partis politiques) les secrétaires de ces syndicats ont dénaturé ce projet en le calquant sur le fonctionnement hiérarchique et centralisé de ses anciens ennemis. Les syndicats actuels sont des traîtres à la classe des travailleurs prolétaires.

Si je crache aujourd’hui avec autant de vigueur sur le travail et les bourgeois, c’est que j’y ai cru. J’ai gobé cette histoire de réussite sociale, j’ai vraiment cru que le soleil chaufferait plus si je m’élevais dans la pyramide sociale. Ça a si bien marché que je me suis coupé de beaucoup de mes potes d’enfance, celles et ceux qui ramaient et qu’on a vite aiguillés vers les filières courtes ; celles et ceux qui se foutaient gentiment de ma gueule parce que je lisais des livres ; parce qu’on m’a dit « tu n’as plus rien à voir avec eux ». Ça a si bien marché que j’en étais arrivé à avoir honte de mes parents au point de ne jamais parler d’eux, de les cacher, de les nier ; parce que je me suis dit « je n’ai plus rien à voir avec eux ». Le mépris de sa propre classe, c’était pas joli…

pyramide

Mais avec le recul, vu avec quelle persistance j’ai saboté et mes études et mes emplois, je pense que mon partenaire n’a pas été un Jiminy Cricket casse-couilles et moralisateur, mais plutôt un cafard ou un cloporte tapi dans l’ombre, qui n’a jamais lâché l’affaire, jusqu’à ce que je réalise enfin et prenne conscience de qui j’étais, d’où je venais, et de comment on m’avait toujours traité par rapport à ça. Alors ton ascension sociale, tu peux te la fourrer au fond du. Je ne marcherai jamais sur la gueule des copains. Je ne marcherai jamais sur la gueule de personne d’ailleurs. Parce que la loi du plus fort, le darwinisme social, l’individualisme forcené, ça a assez duré. Il est temps de prendre conscience que seul on ne peut rien, ou pas grand chose. Que la division réussie des prolétaires par le patronat, il ne tient qu’à nous de la transformer à nouveau en solidarité. Qu’on aura toujours plus en commun avec le fameux « beauf », simple victime du système qui lui ressasse jusqu’à l’hypnose qu’il n’est rien s’il ne possède rien, qu’avec n’importe quel petit chef, exploiteur volontaire et traître à sa classe.

Alors oui, c’est moins facile d’écouter et de parler aux autres que de les ignorer, mais au final tu gagnes tellement plus ! Tu gagnes la poignée de main « que dieu te gardes et surtout aussi ta petite » de la mamie tsigane ; tu gagnes la bise de Guy toujours rasé de près et embaumant l’after-shave cheap quand il fait la manche ; tu gagnes ce père de famille complètement bourré qui retient ses larmes parce que tu l’as écouté jusqu’au bout, même s’il est lourd, te dire à quel point il n’en peut plus ; tu gagnes ces gamins qui rangent l’artillerie viriliste et provoc’ quand tu leur réponds normalement en leur tendant ton briquet. Tu as toujours ton lot de cons complètement bornés, le populo n’est pas non plus un arc-en-ciel sur lequel on chevauche des licornes roses, mais c’est tellement plus chouette de laisser venir les gens, au moins dans un premier temps, sans jugement, sans prétention, sans mépris. Parce qu’on est tous des prolétaires, hein, mêmes les cons. On est tous dans la même merde, à cause de quelques parvenus ou bien nés qui engraissent sur notre dos, qu’on travaille ou non, et qui nous font crever, quand ça les arrange, quand ils le décident.

Aujourd’hui, je suis fier de ma classe. Ou plutôt fier d’y appartenir. J’y suis né, je l’ai détestée, je suis allé voir ailleurs avant d’y revenir – contraint et forcé – et de voir à quel point elle est belle.

Mon mépris aujourd’hui, il est tout entier pour toi, bourgeois.

lu sur http://coeurnoirteterouge.wordpress.com/

Ne votez jamais…

Toutes les versions de cet article : [Deutsch] [ελληνικά][English] [français] [italiano]

Nous nous plaisons à nous envisager tels des hommes et des femmes libres, entier/es et indivisibles, que l’on ne peut couper en petits bouts pour ranger dans les tiroirs institutionnels de l’Etat ou les tiroirs caisses des patrons et autres propriétaires. Mais il n’est pas difficile de se rendre compte que tout cela n’est qu’une illusion de plus. Le fait est que nous ne parvenons pas à nous appartenir à nous mêmes. Nous sommes possédés par des maîtres, à coup de fric et de temps. Notre temps est morcelé en petits bouts au loisir des politiciens, des publicitaires, des flics, des juges, des « aides » sociales, des patrons, de la médecine, des communautés et des familles. Tous s’allient à un moment ou un autre, de façon consciente ou non, pour nous diviser, nous monter les uns contre les autres, nous représenter de force, nous dépouiller, nous enrégimenter, nous analyser, nous menacer, nous acheter et nous vendre, ou plus basiquement, nous matraquer.


Les politiciens sont de ceux qui nous achètent au meilleur prix pour nous revendre au rabais, ils sont de ceux qui nous humidifient les yeux avant de nous violer le temps de cerveau disponible. Ils prétendent représenter nos aspirations en nous les dictant, un pistolet social sur la tempe. Contre un bulletin de vote, ils nous promettent des oasis dans les tempêtes de sable de nos existences, dans le désert de faux-semblants et de misère qui peuple lamentablement nos vies ennuyées.

Bientôt, une nouvelle échéance électorale, la foire d’empoigne, l’hégémonie absolue des marchands de tapis idéologiques. Mais qui est encore assez con pour y croire sincèrement ? Qui est encore assez con pour aller voter le cœur battant comme on se rend à un premier rendez-vous amoureux ?
A peu prés personne, on va voter comme d’autres vont pointer, on va voter comme on va travailler, on va voter comme on va remplir ses déclarations d’impôt : dans l’ennui le plus total ou en baissant les yeux et en se détestant.
Certains sont ouvertement les représentants de la bourgeoisie, certains autres prétendent représenter les pauvres et les dominés, mais rien ne ressemble plus à un représentant de la bourgeoisie qu’un représentant des pauvres.

Aucun candidat ne représentera jamais notre soif de ne plus être représentés, aucun d’entre eux ne pourra jamais représenter fidèlement deux individus à la fois. Aucune élection ne pourra jamais nous rendre libre, nous rendre nos vies. Voter pour qui ou pour quoi n’est pas la question, la question est pourquoi voter ?

Aux prochaines élections, comme à toutes les autres auparavant, nous nous abstiendrons, et nous inviterons tout un chacun à faire de même, à ne pas participer à son propre esclavage. Seulement, il ne s’agit pas seulement de s’abstenir ou de déserter les urnes, il s’agit de toutes les brûler et de mettre le feu à ce monde qui nous avilit et nous dégrade, de se réapproprier nos vies, nos corps et notre dignité, et si l’intelligence ne suffit pas, la force fera l’affaire.

Révolution.

Attaquons tout ce qui nous rend faibles et nous dépossède de nos propres vies.
Libérons nous de la politique

Des anarchistes.

 

QUAND LES FEMMES AVAIENT NETTEMENT PLUS BESOIN DE SEXE QUE LES HOMMES

Et comment le stéréotype s’est inversé. Traduction d’un article publié par la sociologue américaine Alyssa Goldstein sur le site Alternet.org.

quand les femmes avaient nettement plus besoin de sexe que les hommes (ref. photo (c) sapphic erotica)

quand les femmes avaient nettement plus besoin de sexe que les hommes (ref. photo (c) sapphic erotica)

J’inaugure aujourd’hui la catégorie traduction. Il y a concernant les histoires de couple, de sexe et de genre, une réelle richesse à aller voir ce qui se dit en dehors de notre cocon culturel francophone et néanmoins un peu autiste.

Je vous traduis donc cet article remarquable, publié le 19 mars 2013 sous le titre original When Women Wanted Sex Much More Than Men – And how the stereotype flipped, et qui me parle énormément puisque j’aime bien tout ce qui bouscule les idées reçues et remet un peu les pendules à l’heure en matière de sexe et de stéréotypes sexuels.

Partie I : l’ère des salopes

Au début du XVIIe siècle, un homme du nom de James Mattlock fut expulsé de sa paroisse à Boston. Son crime ? Il n’avait ni blasphémé ni souri le jour du Seigneur, ni enfreint d’autres interdits qu’on associe généralement à la morale puritaine. Non, le crime de James Mattlock avait été de se refuser à sa femme pendant deux ans. Même s’il est possible que les coreligionnaires de Mattlock aient considéré sa propre abstinence comme critiquable, il est probable que ce soit plutôt la souffrance de sa femme qui les ait convaincus d’ostraciser le mari. Les puritains étaient persuadés que le désir sexuel était une composante normale et naturelle de la vie, autant pour les hommes que pour les femmes (pourvu qu’il s’exprime dans le cadre d’un mariage hétérosexuel), mais aussi qu’en la matière les femmes avaient davantage de désirs et de besoins que les hommes. On pensait qu’un homme pouvait s’abstenir sans grande peine, mais qu’il était bien plus difficile pour une femme d’être privée de sexe.

Pourtant de nos jours, l’idée que les hommes s’intéressent au sexe davantage que les femmes est tellement répandue qu’on n’y prête même plus attention. Qu’on invoque les hormones ou la « nature humaine », il semble évident que les hommes ont beaucoup besoin de faire l’amour, de se masturber ou de regarder des films érotiques, et évident aussi que c’est nettement moins nécessaire pour les femmes (et si une femme ressent de tels besoins, c’est sûrement qu’il y a quelque chose qui cloche chez elle). Les femmes, il faut les courtiser, les persuader, voire les forcer à « se laisser faire » parce que la perspective du sexe ne les attire pas plus que ça — selon le stéréotype en vigueur. Pour les femmes, l’acte sexuel serait cette chose moyennement plaisante mais néanmoins nécessaire afin de gagner une approbation, s’assurer d’un soutien, ou préserver son couple. Et puisque les femmes ne sont pas — au contraire des hommes– esclaves de leurs désirs, elles sont responsables et doivent s’assurer que personne ne puisse « profiter d’elles ».

L’idée que les hommes sont naturellement plus portés sur la chose est tellement incorporée dans notre culture qu’on a du mal à imaginer que des gens aient pu croire le contraire par le passé. Et pourtant, durant l’essentiel de l’Histoire occidentale, de la Grèce antique jusqu’au début du XIXe siècle, on supposait que c’était les femmes les obsédées de sexe et les adeptes de porno de leur époque. Dans la mythologie grecque, Zeus et Héra se disputent pour savoir qui des hommes ou des femmes ont le plus de plaisir au lit. Ils demandent à Tirésias, qu’Héra avait un temps transformé en femme, d’arbitrer la question. Il répond : « si l’on divise le plaisir sexuel en dix parties, une seule échoirait à l’homme, et les neuf autres à la femme. » Plus tard, les femmes furent assimilées à des tentatrices à qui Ève avait légué son âme traîtresse. Leur passion sexuelle était vue comme le signe de leur infériorité morale et intellectuelle, laquelle justifiait un contrôle sévère par les maris et les pères. C’était donc aux hommes, moins enflammés de luxure et plus maîtres de leurs passions, qu’il convenait naturellement d’occuper les rôles de pouvoir et d’influence.

Au début du XXe siècle, le médecin et psychologue Havelock Ellis semble avoir été le premier à documenter le changement idéologique en cours. Dans son ouvrage de 1903 intitulé « Etudes de psychologie sexuelle », il dresse une longue liste de sources historiques antiques et modernes, de l’Europe à la Grèce, du Moyen-Orient à la Chine, quasi toutes unanimes pour dire que le désir féminin était le plus fort. Au début du XVIIe siècle, par exemple, Francesco Plazzoni concluait que la perspective de l’accouchement serait dissuasive pour les femmes si le plaisir qu’elles tiraient de l’acte sexuel n’était pas nettement supérieur à celui des hommes. Ellis note que Montaigne considérait les femmes comme « incomparablement plus sûres et plus ardentes en amour que les hommes, et elles en savent toujours bien davantage que ce que peuvent leur enseigner les hommes car ‘C’est une discipline qui naist dans leurs veines’. » L’idée que les femmes sont insensibles à la passion sexuelle était encore marginale à l’époque d’Ellis. Son contemporain le gynécologue autrichien Enoch Heinrich Kisch allait jusqu’à affirmer que « la pulsion sexuelle est si forte chez les femmes qu’à certaines période de la vie, sa force primitive domine entièrement leur nature. »

Mais le changement était clairement en route. En 1891, H. Fehling tenta de déboulonner la sagesse populaire : « c’est une idée totalement fausse que de prétendre qu’une jeune femme éprouve pour le sexe opposé un désir aussi fort qu’un jeune homme… Quand l’amour chez une jeune fille s’accompagne de manifestations sexuelles, il faut considérer le cas comme pathologique. » En 1896, Bernhard Windscheid postulait : « Chez la femme normale, particulièrement dans les classes sociales supérieures, l’instinct sexuel est acquis et non pas inné ; c’est quand il semble inné ou bien qu’il se manifeste spontanément que c’est anormal. Ne connaissant pas cet instinct avant le mariage, les femmes n’éprouvent pas de manque puisque la vie ne leur offre aucune occasion de l’acquérir. »

L’article est en trois parties. Pour continuer la lecture, c’est ici :

lu sur lesfessesdelacremiere.wordpress.com

Fourbi

Fourbi c’est un petit fanzine, brochure ou appelle-le comme bon te semble, qui rassemble des textes en vrac sur le travail salarié. Textes écrits par des travailleurs-euses, chômeurs-euses, étudiants-es et autre précaires.

Tout le monde peut le télécharger, photocopier et distribuer (gratuitement !) où bon lui semblera. Pour ce faire, un clic droit puis « enregistrer la cible du lien sous ».
Les viewers PDF des navigateurs, c’est de la crotte.

FOURBI #2
fzine2

FOURBI #1
fzine1

VU SUR http://coeurnoirteterouge.wordpress.com/

Je suis un « casseur » (et je suis hyper-sympa)

C’est un texte qui est arrivé sur la boîte mail de la rédaction d’Article11, de façon anonyme. Son auteur revient sur la manifestation agitée du 22 février à Nantes en soutien à Notre-Dame-des-Landes. Lui était parmi celles et ceux que les médias et le pouvoir nomment « casseurs ». Cette étiquette, il la retourne, la revendique. À lui la place.

Je suis donc « un casseur ». Mais « un casseur » hyper-sympa. La précision est importante. Parce que dans les deux semaines qui suivent ce genre de journée, tu as quand même largement l’impression que beaucoup de gens viennent mettre leur main dans le derrière de la manif afin de lui faire dire tout et n’importe quoi. Beaucoup de ventriloques et de tours de passe-passe, dans les articles, sous les articles, dans les images, sous les images. Une hypertrophie des enjeux, servie sur son flux continu d’informations, à la sauce virtuelle. Avec un soupçon de connerie.

JPEG - 127.2 ko
Lancer de pierre sur les forces anti-émeutes
Années 60, photo noir et blanc, 4 manifestants en avant-plan lancent des pavés sur une rangée de police anti-émeute en arrière plan, à quelques dizaines de mêtres.

Reprenons. Je suis « un casseur » sympa. Et je ne suis pas complètement con non plus. Alors quand je lis un peu partout que ce jour-là j’ai été manipulé et que je n’ai rien compris à ce qui s’est passé, j’ai envie de dire : comme d’habitude. Ni plus, ni moins – certainement moins, en fait. Oui, je suis manipulé. Comme au supermarché, au boulot, devant des guichets, des médecins, des profs, des représentants de la loi en tous genres. Comme tout le monde. Oui, je suis manipulé, pour peu d’entendre par là : « Soumis à des forces qui me dépassent ». Mais je me soigne. Je l’ai accepté, ce statut de petite souris dans une cage. Je l’ai accepté parce que je me suis dit : si je ne suis que ça, une petite souris dans une cage, alors je serai une petite souris qui dévisse, qui fait n’importe quoi. Cette manif du 22 février, je savais très bien qu’elle ne changerait pas le monde (sic), et qu’elle s’inscrivait dans un jeu de pouvoir, de territoires et de symboles qui me dépassent. Mais j’étais excité comme une souris qui a pété un plomb dans sa cage. Et qui tente d’invalider l’expérience qu’on mène sur elle.

Auscultons la manipulation vendue ici et là : « Les flics nous ont laissé la ville » ; « Il y avait des flics/provocateurs dans le cortège » ; « Les flics ont laissé faire ». Ou bien : « En bloquant l’accès à une partie de la ville, les flics ont crée la tension de toute pièce pour discréditer le mouvement ». Cette idée que les flics sont acteurs de la journée est à la fois assez vraie et très mensongère. Je ne rentrerai pas ici dans l’analyse de la répression ce jour-là ; je ne suis nullement un « spécialiste » de la question. Mais je me suis par contre rendu compte que le point commun de ces évocations de « l’émeute » comme favorisées par police tient à l’impossibilité pour les gens qui les évoquent de concevoir qu’on puisse être assez nombreux-ses à être en colère, suffisamment déterminé(e)s et organisé(e)s pour débarquer dans une ville afin de la retourner. Ça leur semble tellement fou et irrationnel que ça doit forcément être un complot. Ben non.

les flics n’ont pas créé la violence, ils l’ont gérée

La réalité est beaucoup plus simple : ce jour-là, les flics n’ont pas créé la violence, ils l’ont gérée. Violemment, patiemment et méthodiquement. Et ils avaient certainement conduit un efficace travail de renseignement en amont puisqu’ils avaient compris combien on était motivé(e)s. Ils avaient saisi que s’ils nous laissaient accès à toute la ville, on risquait d’avoir méchamment envie de faire du lèche-vitrine sans pour autant passer par les portes automatiques. J’imagine que de longues réunions se sont alors tenues dans de beaux bureaux soyeux pour décider comment administrer cette colère qui allait parcourir le cortège. Qu’en faire ? Comment la récupérer ?

Lire l’article complet sur Article11.

Crise et enquête

tumblr_n0bmyxEJ5i1t8953co3_500

Asad Haider revient ici sur deux traditions théoriques et militantes, l’opéraïsme et le conseillisme, qu’il propose de faire dialoguer autour des thèmes de la crise et de la composition de la classe ouvrière. Il milite en faveur d’un réinvestissement de la pratique opéraïste de l’enquête, seule susceptible de dégager les conditions d’une recomposition antagonique du prolétariat.

Print Friendly

Lorsqu’en 1968, les futurs membres de la « League of Revolutionary Black Workers » prirent le contrôle du journal étudiant de Wayne State, ils ajoutèrent à l’en-tête le slogan suivant : « Un ouvrier conscient vaut cent étudiants. »1 Ce genre d’arithmétique politique est aujourd’hui devenu beaucoup plus difficile. Non pas qu’il ne soit pas tenté ; on peut imaginer entendre « une infirmière syndiquée vaut cent serveuses. » Mais le calcul ne tient pas debout. La formule originelle a étéavancée dans le Detroit industriel, dont l’industrie automobile représentait l’avant-garde du développement capitaliste mondial. Detroit est désormais en faillite, et la gauche marxiste semble osciller entre la répétition des vieilles formules et leur démenti apocalyptique.

Il nous faut donc revenir au problème que cette formule était censéerésoudre : celui de la manière dont les catégories de classe se situent dans le développement capitaliste et dont elles peuvent être transformées en un sujet politique. La pratique de l’enquête ouvrière a toujours représenté une tentative de résolution de ce problème, et pour l’operaïsme italien, c’est le concept de composition de classe qui devait orienter ces recherches.

Dans Ouvriers et capital, Mario Tronti fonde la composition de classe sur la théorie de la valeur de Marx. Il commence par rappeler la thèse de Marx dans le livre II du Capital, selon laquelle le rapport de classe n’apparaît pas dans l’atelier, mais est déjà contenu dans l’échange central entre l’argent et la force de travail. Cet échange présuppose qu’un prolétaire dépossédé des conditions de travail rencontre le propriétaire d’argent sur le marché2.

Mais l’achat et la vente de la force de travail déclenchent une dynamique de recomposition. Le capitaliste individuel doit en effet rassembler une multiplicité de forces individuelles de travail pour constituer un force productive coopérative. Les prolétaires atomisés sont ainsi recomposés enclasse ouvrière collective. Or, dès que cette force productive est incorporée au capital, comme le ferment actif de la valorisation de la valeur, elle devient un agent antagoniste. La classe ouvrière résiste à sa réduction au statut de force de travail, même si cette résistance prend des formes totalement passives. Quand elle prend la forme d’une résistance à la journée de travail, les capitalistes sont forcés d’agir collectivement en tant que classe, pour protéger les conditions d’accumulation que leur concurrence pourrait par ailleurs saper. Ainsi, en limitant légalement la journée de travail, l’Etat capitaliste empêche l’exploitation, qui tend à écraser les corps de la classe ouvrière, de détruire ses propres conditions de possibilité. Mais cette dynamique force également les capitalistes à s’engager dans un bond technologique en avant de manière à renouveler l’accumulation; et cette revolutionarisation du procès de production est identiquement recomposition de la force productive de la force de travail à un niveau technologique plus élevé. Les enquêtes ouvrières menées, entre autres, par Romano Alquati, représentent une tentative d’analyse de la nature de cette force de travail technologiquement recomposée et de ses refus politiques.

La dynamique précédemment décrite correspond à la composition de classe sur le plan de laconstitution sociale. Elle est logiquement suivie par la composition de classe sur le plan de l’organisation. C’est cette question des formes organisationnelles qu’en 1967, Bologna met au cœur de ce qui est sans doute le texte le plus célèbre sur le concept de composition de classe, « composition de classe et théorie du parti aux origines du mouvement des conseils ouvriers ».

Dans ce texte, le rapport entre la constitution de la force de travail et son refus antagoniste est exprimé par le rapport entre les compositions « technique » et « politique » de la classe ouvrière. Bologna se concentre sur une composition technique spécifique à l’Allemagne du début du vingtième siècle: celle de « l’ouvrier professionnalisé », l’ouvrier qualifié opérant sur des machine-outils et attaché à son métier. Il cherche à montrer que malgré son caractère conservateur (protection d’une aristocratie ouvrière contre l’innovation technique, revendication de la position et de la fonction de producteur) le projet autogestionnaire avait néanmoins un caractère révolutionnaire dans la conjoncture au sein de laquelle il intervenait. En bloquant la tentative des employeurs d’augmenter la composition organique du capital, les conseils ouvriers ont représenté un obstacle fondamental à l’accumulation. Il a donc non seulement fallu les briser par la force politique, mais le capital a en outre été contraint de décomposer l’ouvrier professionnalisé. Le Taylorisme a ainsi été introduit en Allemagne après le deuxième guerre mondiale pour répondre au défi des conseils, en cassant l’ouvrier professionnalisé et en recomposant la classe ouvrière sous la forme du « travailleur à la chaîne déqualifié, déraciné, très mobile, et interchangeable. » Cet « ouvrier-masse » pouvait être soumis à un niveau plus élevé d’automation, mais il pouvait aussi avancer de nouvelles formes politiques organisées autour des luttes salariales, lesquelles définissent le cadre de la période étudiée par Bologna3.

Or, il y a au moins deux façons d’interpréter cette dynamique. Une première décrit les formes d’organisation comme autant de réponses stratégiques de la classe ouvrière à des moments déterminés du développement capitaliste. Elle reconduit corrélativement les réactions du capital à la perturbation que représente l’antagonisme ouvrier organisé. Quoique fluctuants, ces processus sont constitutifs l’un de l’autre, ils s’entre-limitent et ouvrent de nouvelles trajectoires pour leur développement respectif4.

Pour la seconde interprétation, en revanche, ces processus peuvent être compris comme autant d’étapes vers la réalisation d’un but historique, soumis à une « periodisation. » L’ouvrier professionnalisé aurait ainsi été dépassé par l’ouvrier-masse afin de réaliser l’abstraction complète du travail – autrement dit, afin d’assurer le plein développement du capital et de la subjectivité de la classe ouvrière. L’hégémonie du secteur avancé de la classe ouvrière sert de garantie au déroulement de ce processus historique. La composition de classe se transforme alors en théorie téléologique del’expression de la composition technique en composition politique.

Cette lecture n’est pas sans précédent chez Marx. Comme le souligne Toni Negri, on trouve un aperçu de ce déroulement historique de l’abstraction dans les Grundrisse, mais il passe à l’arrière-plan dans l’exposition scientifique et empirique du Capital. Bologna, qui semble préférer l’exposition scientifique et empirique, devait plus tard sévèrement critiquer cette deuxième interprétation, à la fois comme lecture de son propre travail et comme cadre d’analyse des nouvelles figures hégémoniques. Mais son texte ne propose pas d’alternative théorique, et la periodisation qu’il propose ne permet pas d’expliquer certains secteurs de la classe ouvrière allemande, qui, à l’instar des mineurs de la Ruhr, ne sauraient être assimilés à la composition de l’ouvrier professionnalisé5.

Il est à cet égard frappant de constater qu’alors même qu’il souligne le« pouvoir ouvrier de provoquer la crise et de geler le développement capitaliste » qu’ont exercé les conseils, Bologna ne mentionne pas le débat sur la théorie de l’effondrement mené au sein du mouvement conseilliste allemand. Pour la majorité des communistes de conseils qui se sont séparés du Parti communiste pour fonder le KAPD en 1920, l’imminence de la crise terminale conférait aux luttes économiques spontanées un caractère directement révolutionnaire. Mais les implications politiques de cette théorie ne furent pas discutées en profondeur avant 1929, quand Wall Street s’est écroulé alors qu’ Henryk Grossman venait de présenter une nouvelle théorie de la crise fondée sur « la loi de la baisse tendancielle du taux de profit. »

Cinq ans plus tôt, l’économiste allemand Erich Preiser avait affirmé que :

les parallèles avec la philosophie hégélienne de l’histoire ne sont nulle part plus clairs que dans la loi de la baisse tendancielle du taux de profit6.

Il revient à Paul Mattick, un participant de la Révolution allemande transplanté aux États-unis à partir des années 1920, d’avoir intégré cette philosophie de l’histoire au communisme des conseils. Mattick s’est appuyé sur la thèse avancée par Grossman d’une accéleration des crises cycliques pour prévoir « la crise permanente, ou crise mortelle du capitalisme », au cours de laquelle le capital, dans une ultime tentative de récupérer ses profits, engagerait un assaut frontal contre la classe ouvrière. Il écrit :

C’est seulement lorsque le prolétariat connaît un processus nécessaire de paupérisation absolue que les conditions objectives sont mûres pour un mouvement authentiquement révolutionnaire7.

À vrai dire, pour Mattick, cette stricte condition de l’action révolutionnaire remettait en question la signification politique des conseils allemands. Leur défaite aurait finalement démontré que :

la lutte du prolétariat allemand de 1912 à 1923 est apparue comme un ensemble de frictions mineures accompagnant le processus de réorganisation capitaliste8.

Cependant, au sein du mouvement international des conseils, tous ne souscrivaient pas à cette eschatologie pour laquelle les luttes de classe précédant l’effondrement sont autant de chaises longues sur le Titanic. Karl Korsch remarque ainsi que :

la théorie d’une tendance économique de développement objectivement donnée, dont le but peut être saisi en avance, emploie des images au lieu de concepts scientifiques explicitement déterminés9

Anton Pannekoek a quant à lui critiqué la théorie de l’effondrement en profondeur. Ayant présenté une réfutation mathématique de l’argument de Grossman, il s’est concentré sur le rapport théorique entre l’opération objective des lois économique et l’action subjective de la classe ouvrière. La conception de Grossman selon laquelle la révolution s’imposerait par une catastrophe économique ne laisse guère de place au développement de la « maturité révolutionnaire » de la classe ouvrière, maturité qui, si elle est généralement acquise au cours des luttes salariales, exige en fin de compte de « nouvelles formes de lutte. » La théorie de Grossman n’exprimerait ainsi que la vision des intellectuels, prêts à se présenter comme un « nouveau pouvoir gouvernant » lorsque le vieux monde se sera écroulé10.

Bref, le mouvement des conseils a bel et bien posé la question du rapport entre crise et révolution. Mais dans la théorie avancée par Grossman et Mattick, il a également réduit cette relation incertaine à la nécessité historique de l’effondrement. Il n’est dès lors pas surprenant que la théorie de la crise n’est pas été intégrée à l’analyse du caractère concret de la classe ouvrière. En fait, pour Grossman et Mattick, le développement technologique exprime simplement la relation transhistorique des être humains à leurs outils11. Sans une conception historiquement déterminée de la marchandise force de travail ou de l’impératif spécifiquement capitaliste de développement technologique, il est impossible de rendre compte de la manière dont le changement technique transforme l’existence concrète de la force de travail.

De l’autre côté, bien que Korsch et Pannekoek aient avancé une critique perspicace des présupposés téléologiques de la théorie de l’effondrement, ils furent incapables de proposer une analyse alternative du rapport entre les catégories économiques objectives et l’organisation révolutionnaire. Pour Pannekoek, la subjectivité politique peut en effet être réduite à un processus de « développement spirituel12. » Dans cette perspective, la forme-conseil, plutôt qu’une réponse politique à un niveau spécifique de développement capitaliste, ne représenterait rien d’autre que le « destin » d’une classe ouvrière appelée à gérer la production.

Notons que ces débats sur l’effondrement eurent lieu juste avant le plus long boom dans l’histoire du capitalisme. Mattick maintint tout au long de ce boom que les contradictions internes du capitalisme le propulsaient encore et toujours vers l’effondrement. La réponse de l’operaïsme, quant à elle, s’est développée dans une toute autre direction. Tronti rejete en effet explicitement toute théorie de l’effondrement, et insiste sur les moments de stabilisation cyclique qui suivent les crises économiques. Soutenant fermement que les luttes salariales ne sauraient mener à une crise catastrophique de profitabilité, il souligne néanmoins que ces luttes, dans la mesure où elles représentent le refus de la classe ouvrière d’être constituée en force de travail, peuvent provoquer une crise politique :

le maillon de la chaîne où se produira la rupture ne sera pas celui où le capital est le plus faible mais celui où la classe ouvrière est la plus forte13.

La révolution émergerait ainsi au point où la classe ouvrière pourrait contraindre le capital à un plus haut niveau de développement, et où son parti pourrait entraîner un rupture avec ce développement : Lénine en Angleterre. Le développement politique le plus avancé de la classe ouvrière est alors l’ouvrier-masse, dont Bologna a retracé les origines dans la réponse capitaliste aux conseils14.

Vinrent alors les années 1970 ; le développement capitaliste fonça tête baissée dans une nouvelle crise économique, et l’usine perdit de sa centralité dans les conflits sociaux. C’est dans ce contexte que des figures comme Bologna et Negri réactivèrent l’orthodoxe « baisse tendancielle du taux de profit. » Mais il s’agissait là d’une tentative réelle d’interprétation de la crise politique sur le base d’une conception dynamique de la force de travail15. Mettons donc entre parenthèse les détails techniques de ces débats renouvelés sur la théorie de la crise, ainsi que ceux qui concernent les mécanismes causaux à l’oeuvre derrière le déclin du boom d’après guerre, et concentrons-nous sur le rapport entre crise et composition de classe.

Dans un contexte marqué par l’augmentation du chômage et l’émergence des nouveaux mouvements sociaux, Negri a ambitieusement tenté de repenser le sujet révolutionnaire en proposant une nouvelle figure hégémonique: l’ouvrier socialisé. Les détails précis de cette théorie ont été largement critiqué par, entre autres, les operaïstes, mais la critique doit porter à un niveau conceptuel plus fondamental : ce qui est resté ininterrogé, c’est en effet la prémisse même d’une figure hégémonique de la classe ouvrière, d’une avant-garde ouvrière coincidant avec le « secteur avancé » de la production capitaliste.

Bologna et les contributeurs de son journal Primo Maggio ont quant à eux exploré une approche alternative, en revenant à l’enquête ouvrière. Leurs enquêtes sur la restructuration dans l’industrie automobile, surtout celles menées par Marco Revelli chez FIAT, se concentrent sur la stratégie de crise mise en place par le capital pendant les années 1970. On rencontre ici tous les termes qui nous sont devenus familiers: diversification, financiarisation, décentralisation, et délocalisation. Il s’agissait en même temps d’un processus de recomposition de la classe ouvrière, représenté par l’automation, la tertiarisation, et l’embauche d’une jeune génération d’ouvriers. Les licenciements massifs furent suivis par la robotisation accélérée du procès de production, non seulement comme facteur d’augmentation de la productivité, mais aussi comme mesure disciplinaire16.

Cette recomposition a également été marquée par une féminisation de la main-d’œuvre, encouragée par de nouvelles lois promouvant l’embauche des femmes. Comme le souligne Alisa Del Re, l’entrée des femmes sur le marché du travail salarié a été motivée par la « précarité d’accès aux moyens de survie. » L’inflation avait directement touché les femmes, qui géraient la consommation des ménages, et elle les a contrainte à occuper le « double poste de travail » du travail salarié et du travail domestique de reproduction17.

En octobre 1980, cette décennie de lutte de classe et de restructuration culmine dans une grève de cinq semaines contre les licenciements, rapportée par Revelli dans l’article « Les ouvriers de FIAT et les autres. » L’échec de la grève est dû à l’expression sans précédent d’un fort sentiment anti-ouvrier : les 10-15 000 travailleurs en grève durent en effet faire face à 20-40 000 cadres moyens, chefs d’équipe, et employés de bureau défendant, lors d’une contre-manifestation, leur « droit de travailler ». Pour Revelli, il s’agit là d’une « décomposition extrême de la classe » provoquée par « l’insécurité planifiée promue par le capital » ayant mené les « couches moyennes » à « offrir leur loyauté en échange de la sécurité. »

C’est pourquoi il était temps, selon Revelli, de réviser l’analyse « schématique » des compositions de classe unitaires pouvant faire l’objet d’une périodisation par étapes nettement délimitées. En fait, c’est l’hétérogénéité qui caractérise l’histoire globale du mouvement ouvrier. Les expériences de luttes passées se communiquent aux secteurs émergents, construisant ainsi des réseaux qui permettent de nouvelles luttes. L’ouvrier-masse n’a pas été dépassé par les mouvements des étudiants et de la jeunesse; les deux figures de classe étaient articulées de manières complexes, irréductibles à l’hégémonie de l’une ou l’autre. Comme l’écrit Revelli :

Le jeune prolétariat métropolitain peut aller « au-delà » du travail précisément parce que […] la région qui s’étend derrière la ligne de front est défendue par une puissance ouvrière qui a été moulé et formé par le travail.

Mais maintenant que cette défense a été détruite par l’offensive des employeurs contre le front ouvrier, de quelle théorie de la composition de classe avons-nous besoin ? Il faut commencer par souligner que cette décomposition dépasse la stratégie capitaliste initialement décrite par l’operaïsme, qui consistait à briser le contrôle ouvrier pour introduire des machines économisant le travail. Revelli avait prévu que malgré l’informatisation de l’usine, le capital ralentirait son investissement en capital fixe et opterait à la place pour la surexploitation de la main-d’œuvre. Or, comme l’a récemment montré Kim Moody, c’est exactement là ce qui s’est passé aux États-unis pendant les années quatre-vingt : le « maillon brisé » entre l’augmentation du rendement de travail et le salaire est une des ruptures opérées par le néolibéralisme. La trajectoire typique du développement capitaliste implique certes la constitution de la force de travail au sein de formes de production techniquement de plus en plus avancées. Mais – conséquence paradoxale de l’énorme succès rencontré par le capital dans la lutte de classe qu’il a mené ces dernières décennies – lorsque « l’incitation à de grandes percées technologiques est émoussée par le déclin des coûts relatifs au travail » un aspect classique du développement capitaliste se trouve miné18.

Il faut néanmoins insister sur le fait qu’on est très loin d’un effondrement de type conseilliste, caractérisé par l’émergence de luttes spontannées « riches d’implications révolutionnaire19. » Nous sommes au contraire toujours confrontés à cette classe ouvrière défaite que décrivait Revelli. Elle n’est pas spontanément unifiée, et son potentiel antagonique est soumis à un nouveau régime disciplinaire. Ses comportements et ses identités n’expriment pas une composition de classe avancée, mais plutôt les divisions fondamentales de la précarité. La recherche d’une figure hégémonique de la classe ouvrière représente un obstacle à la compréhension de ces changements. Il nous faut bien plutôt poser une question qui ne pouvait pas l’être dans les débats classiques sur l’effondrement, et qui n’a jamais été clairement articulée dans l’operaïsme : si la composition de classe est interne aux rapports d’échange et au développement capitaliste, que signifie le fait que les crises du capitalisme décomposent le rapport de classe ? La réponse à cette question implique un retour à l’enquête – à une enquête militante sur la constitution inégale de la force de travail et les formes d’organisation susceptibles de répondre à la décomposition et la crise.

Print Friendly
  1. Voir Dan Georgakas, “Revolutionary struggles of Black workers in the 1960s,”http://isreview.org/issues/22/black_workers.shtml []
  2. Je résume Mario Tronti, « Marx, force de travail, classe ouvrière » in Ouvriers et Capital, Paris, Christian Bourgeois, 1977. Pour une explication détaillée qui situe cette analyse dans l’histoire de l’enquête ouvrière, voir Asad Haider et Salar Mohandesi, “Workers’ Inquiry: A Genealogy,” Viewpoint 3 (2013), http://viewpointmag.com/2013/09/27/workers-inquiry-a-genealogy/ []
  3. Sergio Bologna, “Class Composition and the Theory of the Party at the Origins of the Workers’ Council Movement,” disponible sur http://libcom.org/library/class-composition-sergio-bologna[]
  4. On trouve cet argument dans les textes de Negri qui vont de « La crise de l’État-plan » à Marx au-delà de Marx. Pour des réponses critique a cette approche, voir Riccardo Bellofiore et Massimiliano Tomba, “On Italian Workerism” http://libcom.org/library/italian-workerism, et Michael Heinrich, “The ‘Fragment on Machines’: A Marxian Misconception in the Grundrisse and its Overcoming in Capital” in Riccardo Bellofiore, Guido Starosta, et Peter D. Thomas (dir.), In Marx’s Laboratory, Leiden, Brill, 2013. []
  5. Pour les commentaires de Bologna lui-même, voir “The Factory-Society Relationship as an Historical Category,” http://libcom.org/library/factory-society-relationship-historical-category ; “Eight Theses On Militant Historiography,” http://libcom.org/library/eight-theses-militant-historiography et “Negri’s Proletarians and the State: A Review” in Timothy S. Murphy and Abdul-Karim Mustapha (dir.) The Philosophy of Antonio Negri, Londres, Pluto Press, 2005. On trouve une explication utile des thèses de Bologna au chapitre 8 de Steve Wright, A l’assaut du ciel. Composition de classe et lutte de classe dans le marxisme autonome italien, EditionsSenonevero, 2007. L’historien de la Ruhr Franz Brüggemeier critique Bologna pour son inattention à la manière dont l’auto-organisation autonome des mineurs était enracinée dans les formes de vie autour du travail, notamment dans le soutien mutuel entre les familles des mineurs et ses locataires immigrés ; voir Franz Brüggemeier “Ruhr Miners and their Historians” in Raphael Samuel (dir.), People’s History and Socialist Theory, Londres, Routledge, 1981, p. 328. []
  6. E. Preiser, « Das Wesen der Marxschen Krisentheorie », 1924, cité dans M.C. Howard et J.E. King, A History of Marxian Economics, tome 2, Londres, Macmillan, 1992, p. 132. []
  7. Paul Mattick, “The Permanent Crisis – Henryk Grossman’s Interpretation of Marx’s Theory Of Capitalist Accumulation,” 1934. https://www.marxists.org/archive/mattick-paul/1934/permanent-crisis.htm. En français, voir Paul Mattick, Crises et théories des crises,Paris, Champ Libre, 1976. On trouve des analyses utiles des débats allemands sur la crise élaborée dans une perspective convergeante avec l’opéraïsme dans Giacomo Marramao, “The Theories of Collapse and Organized Capitalism in the Debates of ‘Historical Extremism,’” “Theory of Crisis and the Problem of Constitution,” et “Political Economy and Critical Theory”; Guido De Masi and Giacomo Marramao, “Councils and State in Weimar Germany”; et Gabriella M. Bonacchi, “The Council Communists between the New Deal and Fascism.” Tous ces textes sont disponibles sur www.libcom.org. Malgré des références intermittentes à « la composition de classe », ces textes son trop fondés dans la problématique Grossman-Mattick pour donner lieu à une approche satisfaisante. On peut adresser la même critique à Russell Jacoby “The Politics of the Crisis Theory: Toward the Critique of Automatic Marxism II,” Telos 23, 1975. []
  8. Paul Mattick, “Anti-Bolshevist Communism in Germany,” 1947http://www.marxists.org/archive/mattick-paul/1947/germany.htm Cette position devait se révéler quelque peu instable. Les écrit tardifs de Mattick suggèrent en effet que les conditions révolutionnaires ont cours pendant les crises en général et pas seulement durant la crise terminale. On lit ainsi dans “Marxism Yesterday, Today, and Tomorrow,” 1978http://www.marxists.org/archive/mattick-paul/1978/marxism.htm : « En principe, toute crise prolongée et profonde peut donner lieu à une situation révolutionnaire susceptible d’intensifier la lutte de classe jusqu’au point de renversement du capitalisme – à condition, bien sûr, que les conditions objectives engendrent une disposition subjective à changer les rapport sociaux de production » . Ici, la subordination du subjectif à l’objectif prend une tournure dialectique, mais elle reflette néanmoins un profond pessimisme quant aux chances de rencontre entre les conditions objectivement révolutionnaires de la crise et la conscience subjectivement révolutionnaire de la classe ouvrière. Pour Mattick, la receptivité des ouvriers à l’idéologie réformiste et bourgeoise est un fait objectif ; elle représente l’obstacle principal à la révolution, et l’on ne comprend pas vraiment comment cet obstacle peut être vaincu. Puisque le conseil n’est pas seulement le moyen de l’action socialiste, mais aussi la forme concrète de la société socialiste, aucune mécanisme en dehors du conseil ne peut être la source de la conscience révolutionnaire ; pourtant le cas allemand a démontré que le conseil a historiquement permis la capitulation devant l’idéologie de la démocratie bourgeoise. []
  9. Karl Korsch, “Some Fundamental Presuppositions for a Materialist Discussion of Crisis Theory,” 1933 https://www.marxists.org/archive/korsch/1933/crisis-theory.htm []
  10. Anton Pannekoek, « La théorie de l’écroulement du capitalisme », 1934.http://www.marxists.org/francais/pannekoek/works/1934/00/pannekoek_19340001.htm La question des lois objectives et de la subjectivité politique est abordée avec une grande clarté dans Lucio Colletti, “The Theory of the Crash,” Telos 13, 1972. []
  11. « Depuis le début de l’histoire humaine, c’est la capacité qu’a l’ouvrier individuel avec sa force de travail T de mettre en marche un plus grande masse des moyens de production M qui a orienté le progrès technologique et économique. L’avance technologique et le développement de la productivité humaine sont directement exprimés dans la croissance de M par rapport à T. Comme toute forme d’économie, le socialisme sera également caractérisé par l’avance technologique dans sa forme immédiatement naturelle M : T. » Henryk Grossman, The Law of Accumulation and the Breakdown of the Capitalist System, trad. Jairus Banaji, Londres, Pluto Press, 1992, p. 31. Voir aussi Mattick, “Permanent Crisis.” []
  12. Anton Pannekoek, “Party and Working Class,” 1936,http://www.marxists.org/archive/pannekoe/1936/party-working-class.htm. En français, voir « Au sujet du Parti communiste » in K. Korsch, P. Mattick, A. Pannekoek, O. Ruhle, H. Wagner,La contre-révolution bureaucratique, Paris, UGE, 10/18, 1973. []
  13. Mario Tronti « Une vieille tactique au service d’une nouvelle stratégie » in Ouvriers et Capital,op. cit. []
  14. Voir Mario Tronti, Ouvriers et Capitalop. cit. p. 105-113 et 289-311 où on lit : « Tel est le nouveau concept de crise du capitalisme qu’il faut introduire : non plus la crise économique, l’écroulement catastrophique, le Zusammenbruch même purement temporaire, en raison d’une impossibilité objective pour le système de fonctionner ; mais la crise politique, dictée par les mouvements subjectifs des ouvriers organisés, à travers un enchaînement de phases critiques de la conjoncture provoquées délibérément avec pour seule stratégie : le refus ouvrier de résoudre les contradictions du capitalisme au moyen d’une tactique organisationnelle à l’intérieur des structures productives du capital, mais en dehors de ses initiatives politiques et libre vis-à-vis d’elles. » []
  15. Sergio Bologna, « Money and Crisis: Marx as Correspondent of the New York Daily Tribune, 1856-57 » http://libcom.org/history/money-crisis-marx-correspondent-new-york-daily-tribune-1856-57-sergio-bologna ; Negri a anticipé ces thèmes dans plusieurs articles réunis dans La classe ouvrière contre l’Etat, Paris, Galilée, 1978. Steve Wright présente les débats de Primo Maggio sur la théorie monétaire dans « Revolution from Above? Money and Class-Composition in Italian Operaismo » in Karl Heinz-Roth et Marcel van der Linden (dir.), Beyond Marx, Leiden, Brill, 2014. []
  16. Marco Revelli, Gli operai di Torino e gli ‘altri’ » Primo Maggio n°14 (hiver 1980/81). En anglais, voir « Defeat at Fiat » http://libcom.org/history/1980-defeat-fiat-marco-revelli. En français, on consultera http://multitudes.samizdat.net/Fiat-apres-Fiat . Bologna synthétise certaines des données empiriques utilisées dans ces articles dans « The Theory and History of the Mass Worker in Italy » http://libcom.org/library/theory-history-mass-worker-italy-sergio-bologna et on trouvera un récit historique de ces évènements dans dans Steve Wright, A l’assaut du ciel,op. cit., ch. 9. []
  17. Alisa Del Re, “Women and Welfare: Where is Jocasta?” in Radical Thought in Italy et “Workers’ Inquiry and Reproductive Labor,” Viewpoint 3, 2013,http://viewpointmag.com/2013/09/25/workers-inquiry-and-reproductive-labor/. L’argumentation sur l’inflation a été avancée assez tôt par Mariarosa Dalla Costa dans Women and the Subversion of Community, 1972. http://www.commoner.org.uk/wp-content/uploads/2012/02/02-dallacosta.pdf []
  18. Kim Moody, “Contextualising Organised Labour in Expansion and Crisis: The Case of the US,”Historical Materialism 20:1, 2012, p. 23-24. []
  19. Paul Mattick “Marxism Yesterday, Today, and Tomorrow », art. cit. []
Asad Haider
lu sur http://revueperiode.net/

la revue SIC 2 en français

Sic2-th

Numéro 2, février 2014

Commander la revue papier ici.

Thémis « Ce n’est pas un éditorial » http://dndf.org/?p=12907

Woland, Disparités dans la dynamique de l’ère des émeutes

Leon de Mattis, Les mesures communistes

R.S., La conjoncture

Woland, L’émergence du (non-)sujet

R.S., Le mouvement contre la réforme des retraites en France, automne 2010

Rocamadur, Le quart-monde sauvage prend la rue : Sur les émeutes anglaises et d’autres calvaires

Rust Bunny Collective, Sous une tenue anti-émeute

Research & Destroy, L’analyse de la limite et ses limites

Agents of Chaos, Sans toi aucun rouage ne tourne…

L’imposture zapatiste au Chiapas

L’imposture zapatiste au Chiapas
Alors que toutes les organisations du mouvement social de France célèbrent la révolte au Chiapas commencée en 1994, il semble indispensable d’analyser cette contestation folklorique et inoffensive.

 

La révolte au Chiapas de 1994 s’apparente toujours à un phénomène de mode. Avec la commémoration des 20 ans de ce mouvement, il devient une banale marchandise militante et touristique qui complète une panoplie folklorique du ridicule gauchiste. Les pitreries du sous-commandant Marcos ont même ouvert le cycle altermondialiste et de sa confusion politique. Pourtant, dès 1996, une brochure critique la mode altermondialiste du Chiapas. Ses auteurs semblent proches d’un marxisme critique qui attaque toutes les formes de bureaucratie et de marchandise.

 

« La tâche de ceux qui optent pour l’émancipation sociale se doit toujours, autant que possible, d’œuvrer à mettre en valeur ce qu’il y a d’autonome dans une lutte, tout en critiquant les organisations qui s’approprient la représentativité de ceux qui se battent », souligne l’introduction de la brochure. Les exploités ne doivent pas s’enfermer dans une catégorie spécifique, sociale ou identitaire. Cette introduction critique le « réalisme » qui impose de se placer derrière les projets étatiques des organisations hiérarchisées.

Malgré l’effondrement de l’horreur bureaucratique en URSS, les gauchistes restent toujours en quête de modèles exotiques comme celui du Venezuela. Ses militants préfèrent le folklore et l’idéologie, et ne s’intéressent pas à la vie quotidienne des populations et du prolétariat.

Avec le Chiapas, des libertaires se sont même enthousiasmés pour un mouvement autoritaire, patriotique et identitaire. Ils restent fascinés par les révoltes, surtout lorsqu’elles médiatisent un chef charismatique. Dans les milieux libertaires et radicaux, le confusionnisme s’impose. « Une fois disparue la dimension anticommuniste, le courant libertaire resta livré à la faiblesse de son analyse du capitalisme moderne, devenu système global », observe la brochure. Les anarchistes se contentent d’un simple activisme qui ne permet pas de renouveler la pensée critique. Il faudrait rajouter que leur antimarxisme primaire les conduit à dénigrer une grille d‘analyse en terme de classe sociale, la seule qui permet de sortir de la confusion citoyenniste. « Ils sont ainsi entraînés vers l’humanisme social-démocrate », constate la brochure. Les libertaires, devenus des démocrates radicaux, se mettent à réhabiliter l’idée de nation. Les positions de classe et internationalistes sont alors abandonnées.

 

 

Les limites des communautés paysannes

 

Sylvie Deneuve et Charles Reeve démontent le mythe du Chiapas. Les communautés indiennes sont souvent présentées comme idylliques, malgré leur caractère autoritaire et patriarcal. « Comme si la forme communautaire des sociétés précapitalistes empêchait l’existence d’une hiérarchie très structurée, d’un pouvoir centralisé et d’une exploitation barbare du travail », ironisent Sylvie Deneuve et Charles Reeve. Les Mayas vivent dans une société féodale, avec la domination des nobles et des prêtres. Cette pseudo démocratie primitive repose sur la contrainte et ne permet pas la contradiction. La cohésion sociale repose sur la soumission à l’autorité.

Même le mouvement zapatiste ne semble pas socialiste puisqu’il ne tente pas transformer le Mexique tout entier. Il ne s’inscrit pas dans la perspective d’une rupture avec le capitalisme. Il se contente de demander la restitution des terres et se repose sur une aspiration au passé communautaire indien. Les communautés traditionnelles permettent même le développement du capitalisme avec la disparition des grandes propriétés du modèle féodal. « Les communautés dont on mythifie aujourd’hui les traditions démocratiques et émancipatrices furent, des décennies durant, la structure sociale aliénant les exploités aux grands propriétaires », rappellent Sylvie Deneuve et Charles Reeve. Le développement de la condition de prolétaire permet au contraire de faire éclater les communautés pour déclencher des révoltes véritablement émancipatrices.

 

LA SUITE SUR SUR zones-subversives

Félix Guattari, penseur de l’écosophie

Félix Guattari, penseur de l’écosophie
Le philosophe Félix Guattari propose une réflexion sur l’écosophie pour repenser les pratiques politiques dans la France de la fin des années 1980. 

 

Félix Guattari peut permettre de penser la société moderne. Ce philosophe participe d’abord au mouvement trotskyste et aux luttes contre la psychiatrie. Ensuite, il défend lemouvement autonome italien et l’effervescence révolutionnaire des années 1968. Au début des années 1980, il critique les « années d’hiver », avec la gauche au pouvoir. Félix Guattari écrit de nombreux textes pour penser la situation de 1985 à son décès en 1992. Un récueil de textes est publié récemment.

Durant cette période, il se rapproche du mouvement écologiste qui semble réinventer la politique et renouveler la pensée critique. Pourtant, Les Verts reproduisent les pratiques bureaucratiques de tous les autres partis.

 

L’écosophie se distingue de l’écologie qui peut être revendiquée par beaucoup, des conservateurs aux libertaires. Le mouvement écologiste prétend inventer de nouvelles pratiques sociales et de nouvelles formes d’organisation. Mais Félix Guattari ne voit pas encore la dérives de l’écologie politique vers les manœuvres des appareils politiciens. Pourtant, le terme d’écosophie permet de se distinguer du parti écologiste et de ses limites.

 

 

couverture de QU'EST-CE QUE L'ÉCOSOPHIE ?

 

Révolte des subjectivités

 

Félix Guattari décrit la modernité marchande, avec l’uniformisation culturelle et l’abrutissement de masse. « La subjectivité se trouve ainsi menacée de pétrification, elle perd le goût de la différence, de l’imprévu, de l’évènement singulier », observe Félix Guattari. Le capitalisme impose une logique quantitative avec la croissance et la recherche du profit. Au contraire, la dimension qualitative doit s’imposer pour réhabiliter la singularité et les désirs humains. L’écosophie comprend une dimension environnementale, mais aussi économique, urbaine, sociale et mentale. « La naissance et la mort, le désir, l’amour, le rapport au temps, au corps, aux formes vivantes et inanimées appellent un regard neuf, épuré, disponible », constate Félix Guattari.

Le mode de vie urbain impose la discipline du travail et façonne les subjectivités à travers l’éducation, la santé, le contrôle social et culturel. « C’est la sensibilité, l’intelligence, le style interrellationnel et jusqu’aux fantasmes inconscients qui se trouvent modélisés par ces mégamachines », observe Félix Guattari. Il décrit la destruction des relations humaines et invite à expérimenter de nouvelles manières d’habiter la ville.

 

L’écosophie permet d’attaquer l’emprise du capital sur tous les aspects de la vie. De nouvelles pratiques doivent s‘inventer. « Au-delà des revendications matérielles et politiques émerge l’aspiration à une réappropriation individuelle et collective de la subjectivité humaine », estime Félix Guattari. Au contraire, les vieilles idéologies imposent une séparation entre le politique, l’éthique et l’esthétique.

Le mode de production capitaliste ne se réduit pas à des infrastructures matérielles, mais lamine également les subjectivités. Face à ce constat, les pratiques artistiques et la créativité dans tous les domaines peuvent permettre de diffuser des sensations nouvelles pour reconstruire une subjectivité.

Pourtant, la culture semble désormais encadrée par l’État. Les maisons de la culture colonisent le territoire pour étouffer toute forme de créativité. « Je ne ferai pas l’apologie du spontanéisme, mais le désir de culture ne peut coïncider avec une demande programmée », estime Félix Guattari.

 

La psychanalyse évoque la répression des désirs pour conformer l’individu à l’ordre social. « Un inconscient machinique trop diversifié, trop créatif, serait contraire à la bonne tenue des rapports de production fondés sur l’exploitation et la ségrégation sociale », souligne Félix Guattari. Mais le désir n’est pas uniquement réprimé, il est également contrôlé et orienté par la société capitaliste.

Le capitalisme mondial intégré (CMI) ne se limite plus à la sphère productive pour également façonner les subjectivités, à travers les médias, la publicité, les sondages ou l‘urbanisme. Des professions et une uniformisation encadrent la subjectivité capitaliste. « C’est ainsi qu’elle ira jusqu’à tenter de gérer ce qui est de l’ordre de la découverte et de l’invention du monde par l’enfance, par l’art ou l’amour, aussi bien que ce qui a rapport à l’angoisse, la douleur, la mort, le sentiment d’être perdu dans le cosmos », précise Félix Guattari.

lire la suite sur : zones-subversives.over-blog.com