[Sur l’écologie] ???? Battre l’enfer quand il fait chaud ????️

Chronique de l’écocide. Cet été, le « jour du dépassement », symbole d’une économie de prédation qui conduit l’humanité à accélérer le pillage de la Terre, coïncide avec des vagues de chaleur sans précédent à travers le monde. Assiste-t-on enfin à la rencontre du monde sensible et du monde intelligible ? Comment transformer la violence de ces épisodes en énergie politique ?

Jusqu’à peu, la chaleur de l’été instaurait une souveraineté particulière sur les corps et les esprits : y dominaient des affects d’excitation, des désirs de délassement et d’évasion – même pour ceux, nombreux, qui ne partent pas en vacances. Désormais, […]

DÉFAITE DU SCEPTICISME ÉCOLOGIQUE

Bouffée d’air chaud ou bouffée d’angoisse ? Depuis 30 ans, l’ensemble des médias de masse ont beaucoup contribué à biaiser le cadrage de la question climatique. Finalement, dans le sauna métropolitain, ils ont tranché la question : le réchauffement est une affaire sérieuse. Davantage que les petits comptoirs idéologiques fort rentables des Luc Ferry, Gérald Bronner, Pascal Bruckner, Jean de Kervasoudé, Benoît Rittaud, Bruno Tertrais qui ont largement participé à leurrer le public sur les enjeux écologiques. La postérité, s’il y en a une, se souviendra avec quelle assurance et constance tout ce beau monde a matraqué les esprits et semé la plus grande confusion pendant une double décennie sur l’ensemble des sujets écologiques.

L’étrange défaite est d’abord celle de tous ces scribouillards qui feuilletonnent la misérable vie politique française, de ces conférenciers de philosophie qui invitent à apprendre à vivre en écartant délibérément la question politique et métaphysique centrale de notre époque, de ces micro-cravates imposant leurs diverses obsessions à tout le pays. L’immersion dans les archives de la presse dominante illustrerait le néant informationnel dans lequel ces fabriques de l’information ont plongé leur lectorat, ou pire, la désinformation régulière qu’ils ont propagée durant toutes ces années.

Dans cet accident industriel médiatique de longue période émerge la voix d’un des éditocrates les plus conformistes, pro-business et pro-gouvernementaux qui puissent exister : Jean-Michel Aphatie. Mieux vaut attendre les maigres fraîcheurs de la nuit pour écouter avec étonnement ce chroniqueur en appeler à la décroissance sur une radio incitant sans cesse par ses batteries publicitaires à vivre en parfait larbin de l’Economie. A une heure de grande écoute, Aphatie explique dans sa chronique que nous vivons notre première canicule politique, que les hommes sont responsables du réchauffement climatique et que ce que la politique a fait, elle peut le défaire : « Les esprits malins (…) parlent de croissance verte pour lutter contre les dérèglements climatiques et changer les modes de production. Mais le mot est faux. Le concept n’existe pas. Ce qu’il faut organiser, c’est la décroissance. Consommer moins, voyager moins, se déplacer moins, produire moins : c’est de la décroissance. (…) Nous sommes prisonniers. Nous assistons au dérèglement climatique. Nous ne savons pas comment changer nos modes de production pour y faire face4». Passé le vertige d’un tel diagnostic, Aphatie suspend son survol critique et regagne des terres idéologiques bien cadastrées : finalement, affirme-t-il, une politique décroissante est compromise au regard de l’importance de la faim dans le monde et de la forte croissance démographique à venir. Voilà comment s’achève le réveil brutal d’un demi-lucide : en dépolitisant les phénomènes sociaux et en expliquant que l’ordre du monde est inaltérable. Convoquer ces deux enjeux importants, qui méritent une analyse en soi plutôt que de servir d’épouvantail, conduit à neutraliser complètement la charge subversive initiale de sa chronique. Conclusion : la décroissance est nécessaire, mais impossible. L’ébranlement idéologique d’Aphatie est de plus courte durée que le temps de sa chronique.

FAIM DANS LE MONDE ET DÉMOGRAPHIE, DEUX ARGUMENTS-ÉPOUVANTAILS

Arrêtons-nous un instant sur cette rhétorique de l’impuissance qui déclare impossible par le verbe ce qu’elle redoute de voir advenir dans les faits. Le discours du scepticisme écologique aime s’appuyer sur ces deux sujets qui justifieraient l’impossibilité de toute mutation économique et politique : la faim dans le monde et l’humanité en surnombre. Pourtant, ces discours malthusiens n’ont aucun fondement : les plus de 800 millions de personnes souffrant de faim dans le monde le sont non parce qu’il y aurait pénurie de denrées alimentaires à l’échelle globale mais en raison de problèmes d’accès à la ressource (conflits, aléas climatiques, rareté artificielle produite par le marché, non solvabilité des populations, etc.). L’offre alimentaire mondiale excède largement la demande. Quant à la démographie, depuis le milieu des années 1960, on observe une diminution continue du taux annuel d’accroissement de la population mondiale : si le taux de croissance annuelle de la population était de 20 habitants pour 1000 il y a cinquante ans, il s’établit aujourd’hui à 11 habitants pour 1000 seulement. La plupart des modèles démographiques s’accordent sur une stabilisation de la population mondiale entre 9 et 11 milliards autour de 2050. Autrement dit, on constate une décélération de la croissance de la population mondiale après un pic dans les années 1960 et on s’attend à une stabilisation de la population au milieu du siècle. Cette mise au point faite, l’évolution de la croissance démographique au XXIe siècle reste un enjeu politique important qui doit être discuté collectivement, en s’appuyant notamment sur le travail sérieux et courageux du chercheur Michel Bourban. Ce dernier explore calmement les différentes politiques de réduction possible de la croissance démographique afin d’éviter, parmi de nombreux autres éléments de transformation systémique, le chaos climatique7.

Sous quel méridien politique vit-on pour assister à une brève fraternité d’idée entre un éditocrate français connu pour être au service des puissants et n’importe quel article du journal La Décroissance ? Nul doute qu’un mélange de cynisme et d’opportunisme explique la faculté des fast thinkers à changer de ton et de teint : si la rapidité du réchauffement climatique empêche la plupart des espèces de s’adapter et les condamne à moyen terme, les éditocrates savent parfaitement muer soudainement et regagner le sens du nouveau courant. Il y a dix ans, nombre d’entre eux appartenait au chœur des climato-sceptiques ou climato-silencieux (comme Aphatie), presque tous aujourd’hui prennent un air grave et s’émeuvent des désordres climatiques.

Phénomène banal : la critique du système est métabolisée par le système lui-même et on sait combien cela contribue à rendre le capitalisme si résilient.

LA DÉCROISSANCE, UN MOT DÉJÀ USÉ ?

Alors que pour y masquer les lézardes le vert se peint sur toutes les façades idéologiques – extrême droite comprise –, le discours des limites et la mise en cause d’une civilisation emportée par la démesure tend à devenir la petite monnaie qui s’échange partout. Aussi le ralliement d’un chroniqueur mainstream à cette perspective peut être le signe d’une incapacité des écolos décroissants à rendre l’idée de décroissance non appropriable par ses ennemis. La décroissance reste vague et semble toute entière obsédée par la perspective de voûter une série de courbes. On peut pourtant bien imaginer un capitalisme gérant la pénurie de certaines ressources et la décroissance énergétique sans rien changer à ses rapports sociaux fondamentaux. Le renchérissement du coût de l’énergie peut bloquer la croissance globale tout en conservant les structures de ce système économique.

Certes, la décroissance n’est pas soluble dans le capitalisme si on l’entend comme un renversement de la logique d’accumulation illimitée du capital. Pourtant le terme ne semble pas complètement ignifugée contre le feu de la récupération : mot sans doute utile dans les années 2000, il se révèle vingt ans plus tard peu efficace pour penser, et sans doute inoffensif face au capitalisme de catastrophes. On peut craindre qu’une écologie qui n’attaque pas franchement le socle de la société industrielle et la matrice économique qui l’a engendrée soit absorbée par le discours dominant. Demain, pour sauvegarder l’essentiel, le Cercle des économistes appellera à une décroissance raisonnée, Terra Nova à une gouvernance partagée des ressources, le parti socialiste le droit à avoir une épicerie bio à moins de 15 km de son domicile et l’extrême droite à la réinscription des variétés anciennes dans le catalogue officiel des espèces et variétés : en quoi ce prélèvement dans le lexique et l’imaginaire décroissant obliquera-t-il le cours du monde ?

Quantité de mots sont gâtés et poissent comme une pêche de l’avant-veille : la décroissance et l’écologie n’y échappent pas. Banal destin de la récupération : on croit gagner la bataille des mots tandis qu’on la perd dans les faits. Mais si un mot finit par être récupéré, n’est-ce pas parce que le monde qu’il suggérait n’était finalement pas si éloigné de celui qu’il contestait ?

On a bien du mal à voir dans la plupart des alternatives écologistes contemporaines des propositions tranchant nettement avec le monde présent – si ce n’est la moindre teneur en carbone. Or une subversion politique ne peut s’établir que sur l’existence claire d’un écart qui crée un différend irréconciliable et irrécupérable entre deux manières d’habiter un territoire. Pourtant, les stratégies écologistes dominantes centrées sur l’interpellation et la mise sous pression des pouvoirs économiques et politiques peinent à faire émerger cet intervalle nécessaire, tout comme les invitations à « faire sa part » axées sur des parcours individuels de transformation intérieure.

Mêmes les actions et appels au blocage des entreprises polluantes et des chantiers d’infrastructures qui s’installent peu à peu dans le sillage des Gilets Jaunes et chez un nombre croissant d’écologistes peuvent être digérables : le blocage peut devenir une simple tactique d’agit-prop’ ou un flash mob militant. Sauf s’il s’inscrit dans une stratégie globale de subversion, comme une arme redoutable parmi d’autres, dans un front d’actions plus large. Tant que nous n’aurons pas identifié des processus à stopper, des infrastructures à démanteler, des cibles à atteindre, nous ne quitterons pas les rivages de la sidération, toujours propice à la récupération médiatique. Même égrener les noms ennemis – tout le monde ou presque déteste les GAFAM ou Total – reste vain sans imaginer comment s’en débarrasser et pratiquer dès à présent collectivement une autre forme de vie terrestre et numérique.

un incendie dans une centrale thermique (charbon, pétrole..) à Moscou, juillet 2019

LES MOIS NE FONT PLUS QUE 11 JOURS

Le 29 juillet prochain, l’humanité dépassera pour la 39e année consécutive depuis 1970 son jour du dépassement – ce qui signifie qu’à cette date, nous avons déjà consommé l’intégralité des ressources que la Terre est capable de régénérer en une année. Rappelée chaque année par les médias, cette date symbolique qui avance sans cesse a aussi été l’occasion d’actions écologistes visant à alerter sur les limites de la planète. Pourtant ce rendez-vous annuel, perdu parmi 365 jours anniversaires, a peu d’efficacité politique.

Pour rendre plus sensible la catastrophe, ne serait-il pas plus intéressant de transposer cette date annuelle en un rendez-vous mensuel et rapporté à chaque pays ? Appliqué à la France, dont le jour du dépassement a été franchi le 5 mai cette année, cela revient à considérer que nous vivons à crédit à partir du 11ème jour de chaque mois. L’intérêt ici est de réinscrire les cycles métaboliques de la Terre dans une temporalité commune à chacun : à partir du 11e jour, continuer à extraire, à transformer, à construire, à rouler, à vendre, c’est à dire essentiellement persévérer à travailler, est complètement irrationnel, funeste, indéfendable. Désormais, les mois ne font plus que 11 jours. Au-delà, ce sont des pas posés sur un sol et une atmosphère qui ne nous appartiennent pas. Voilà l’histoire classique, centrée uniquement sur le social et les interactions humaines, percutée par le temps de la Terre. Ce 11e jour pourrait être l’occasion de réaccorder ces deux temporalités.

Comment ouvrir le conflit politique sur cette base ? En toute logique écologique, on devrait douze fois par an stopper la production du pays à partir du 11e jour jusqu’à la fin du mois, par exemple en bloquant certaines infrastructures et industries (agro-alimentaire, pétrochimie, transport, etc.) responsables de notre sudation estivale. Cela ferait peut-être surgir un véritable différend politique en alliant la mauvaise humeur de la Terre avec une colère et une pluralité d’actions offensives. Reste à étendre plus largement les fronts de luttes pour affronter la monstruosité de notre temps.

[…]

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