Avec une exposition à la Bibliothèque nationale de France, Guy Debord se réduit désormais à une pièce de musée. Le situationnisme, grimé en simple produit de luxe, devient inoffensif.
L’exposition Guy Debord à la Bibliothèque nationale de France (BnF) incarne la récupération de Guy Debord et du situationnisme réduit à une idéologie inoffensive. Certes, cet événement peut contribuer à rendre visible ce mouvement minoritaire et marginal qui semble oublié. Mais ce carnaval à grand spectacle permet surtout de fabriquer un produit de luxe pour bobos en mal de sensations fortes.
Ce journal a publié différents articles pour insister sur la dimension révolutionnaire de la démarche de Guy Debord. Mais c’est alors la critique radicale de la vie quotidienne qui est alors mise en évidence. Les situationnistes demeurent indispensables pour critiquer les bureaucraties, mais aussi pour relier la politique à la vie.
Dans ce contexte d’embaumement, le témoignage de Patrick Vieilledent permet de rompre le consensus imposé par le situationnisme d’État. « Je suis un philosophe politique, mais sauvage, hors cadre. Je suis aussi un poète : j’ai distribué des poésies dadaïstes à l’anti-G8 de 2011 au Havre », se présente Patrick. Il est également marginalisé des milieux autonomes et libertaires car il perturbe les débats de propagande qui bercent le ronronnement militant. Il porte donc un regard critique sur ce situationnisme officiel.
Alice Debord et Patrick Marcolini collaborent à l’exposition de la BnF. Leur démarche permet d’illustrer ce situationnisme devenu idéologie célébrée par l’État. Cet article ne vise pas à lancer des attaques individuelles ou à participer à un quelconque règlement de compte. Mais ses deux personnes illustrent le phénomène bien plus vaste de la récupération marchande et institutionnelle.
Alice Debord représentante de commerce
« C’est une rencontre qui est catastrophique », lance Patrick pour évoquer une conférence avec Alice Debord. La veuve du situationniste est alors parrainée par des ministères pour présenter des œuvres de son mari. Cette rencontre se déroule à Cracovie, en Pologne, en 2007 dans un centre culturel bobo. Un colloque de deux jours est organisé avec des universitaires. Dans ce cadre étaient projetés des films de Guy Debord avec des sous-titres en polonais, notamment La société du spectacle et Critique de la séparation. Alice Debord présente alors les films de son défunt mari. Au cours de la présentation du colloque, une hôtesse distribue gratuitement des brochures luxueuses, en papier glacé, sur le situationnisme. Patrick refuse de prendre le prospectus.
« J’ai compris que c’était la présentation d’un produit de luxe, sans la moindre critique du capitalisme et de la société. Tout de suite, on le comprend. Je suis intervenu rapidement, au bout de dix minutes. J’ai compris qu’elle était conformiste et représentante de commerce », décrit Patrick. Son intervention perturbe le bon déroulement de la cérémonie. Il présente son point de vue, très critique à l’égard de cette démarche académique et institutionnelle qui vise à désamorcer la charge subversive des films de Guy Debord.
« J’ai dit que le situationnisme est alors une espèce de pièce de musée, sans vitalité ni dynamisme, sans emprise sur la vie quotidienne. J’ai trouvé ça très artificiel, très France Culture, très académique », poursuit Patrick. En colère, Alice Debord quitte la salle. Pendant 5 à 10 minutes, des insultes fusent de part et d’autre. « Un gars, un organisateur, m’a traité de sale con », précise Patrick. De l’héritage situationniste, la pratique du scandale ne semble pas la plus acceptée. Au contraire, une simple intervention critique suffit pour perturber le bon déroulement de l’événement. Les organisateurs réduisent Guy Debord à la routine et l’ennui : pourvu qu’il ne se passe rien. Pourtant, les situationnistes s’opposaient de manière virulente, et bien plus violente, à ce type de cérémonie officielle.
« Je connaissais un anarcho-syndicaliste polonais, rencontré à la librairie Empic, qui ne m’a pas soutenu », poursuit Patrick. Pourtant, ce militant libertaire a participé aux luttes lycéennes contre la dictature communiste en Pologne. Il a également écrit plusieurs ouvrages.
Peu de personnes semblent goûter à l’intervention impromptue de Patrick. Le situationnisme devient désormais un spectacle qu’il ne faut surtout pas égratigner. D’ailleurs, la démarche de Guy Debord, qui vise à perturber la routine du quotidien, devient une nouvelle routine inoffensive. « Dans La société du spectacle, il y a un écran noir pendant deux minutes. Cela doit permettre de se défouler, mais en fait il ne s’est rien passé », précise Patrick. La critique du spectacle devient elle-même un spectacle.
Patrick Marcolini et le situationnisme académique
Patrick Marcolini, philosophe universitaire, contribue à présenter et à populariser la pensée situationniste. Certes, ses écrits permettent de synthétiser et de raviver la démarche des situationnistes. Ses travaux permettent également de rendre visible ce mouvement tombé en désuétude. Patrick Marcolini semble également proche du milieu libertaire. La mouvance autour de la librairie Quilombo et de l’Offensive libertaire et sociale, un groupuscule libertaire orthodoxe, le sollicite pour des interventions. Bien vu par l’ensemble du milieu militant, ce chercheur n’en participe pas moins à l’embaumement du situationnisme.
En juin 2012, Patrick Marcolini présente son livre à Paris, dans une petite librairie altermondialiste : le Flâneur des deux rives. « Je ne suis pas intervenu parce que j’étais écœuré, fatigué », précise Patrick Vieilledent. Il assiste pourtant à une présentation surprenante qui semble faire l’apologie de l’intégration dans le système universitaire. « Patrick Marcolini dit qu’il reprenait la démarche situationniste pendant ses études. Mais, au cours de ses recherches, il a adopté une posture universitaire, et il insiste sur cet aspect », souligne Patrick Vieilledent.
De fait l’approche de l’auteur devient très conformiste et largement déconnectée de la démarche initiale des situationnistes. Finalement Patrick Marcolini a présenté son livre comme un historien classique, ni plus ni moins. « La discussion était très intellectualiste, très France Culture. Seule la partie historique du mouvement situationniste était évoquée, sans le moindre lien avec les luttes actuelles et la réactualisation de la démarche situationniste », décrit Patrick Vieilledent.
La discussion a perduré 45 minutes après le départ de l’auteur au sujet du positionnement de Guy Debord. Le fondateur du mouvement situationniste semble avoir permis sa récupération. Une personne estime que Guy Debord se protège par l’ironie et ne semble pas dupe de cette récupération. Une autre personne considère que Guy Debord s’est enfermé dans son propre piège, pour finalement se donner en spectacle.
La présentation de Patrick Marcolini semble peu convaincante et s’assimile facilement à la grand-messe organisée à la BnF et à la muséification du situationnisme. Ce chercheur incarne d’ailleurs la séparation entre la politique et la vie. Il se veut libertaire mais inscrit pourtant sa réflexion dans le cadre du carcan universitaire et académique. « De nouveau, nous avons une dépolitisation extrême du contexte. La démarche de Guy Debord est déconnectée de la vie quotidienne. Guy Debord n’est plus rattaché à un contexte historique mais appartient à un musée », analyse Patrick Vieilledent.
La récupération du situationnisme
« Ses deux expériences là m’ont dégoûté et ont renforcé un sentiment d’extrême misérabilisme. Il y a une coupure entre les idées et la vie intime, la vie personnelle et la vie en général. Il y a un enfermement académique et théorique », déplore Patrick Vieilledent. Ainsi, loin de faire découvrir les idées et les pratiques situationnistes, la célébration de Guy Debord peut déboucher vers une forme de lassitude et de résignation. Même la critique la plus radicale de l’ordre social peut être récupérée par le capitalisme. « Pour Alice Debord, c’est même un produit d’exportation, un produit de luxe à la française. C’est un peu décourageant tout ça et ne donne pas envie d’approfondir, d’être avec les autres, de débattre, de lutter », souligne Patrick.
Mais il tente également de comprendre ce phénomène. Dans la société marchande, toute forme de mouvement devient un simple produit interchangeable. « Le capitalisme récupère tous les phénomènes de mode importants. Le libéralisme peut relativiser, très artificiellement, la vie. Ce peut être une espèce de postmodernisme », estime Patrick. Ensuite, la pensée situationniste peut ne plus correspondre à la période actuelle. Leur critique de la société des Trente glorieuses, durant les années 1960, semble presque acceptée.
« Les situationnistes désirent se libérer de l’emprise de la hiérarchie et du conformisme industriel. A cette époque, la vie était axée sur le travail et la réussite. Aujourd’hui, le travail est remis en question par son inutilité et par le chômage. A l’époque tout le monde était inséré et avait une foi dans le productivisme ». La critique situationniste ne doit pas être célébrée et muséifié. Au contraire, il semble indispensable de reprendre la démarche de ce mouvement pour l’appliquer à la société actuelle.
Il semble important de revenir sur le traitement médiatique de l’exposition Guy Debord à la BnF, qui révèle le ton médiocre de la modernité marchande. De nombreux articles ont raillé l’exposition Guy Debord à la BnF. Ils s’attachent à souligner la ruse de l’histoire sur un ton moqueur et ridicule. Pire, dans la veine d’unMichel Clouscard, des journalistes estiment que l’esprit des situationnistes a préparé la barbarie libérale actuelle. Ce genre de délire reprend la thèse de la CGT et des bolcheviques en Mai 68. Ce gentil chahut étudiant ne serait qu’une rébellion d’enfants gâtés. La critique de la répression des désirs préparerait l’avènement de la société de consommation. Mais ses élucubrations rejettent surtout l’esprit libertaire de Mai 68, autant le désir de révolution sexuelle que l’insubordination des ouvriers qui rejettent les bureaucraties syndicales. Les Clouscard, Michéa et autres de Benoist véhiculent, de manière plus ou moins subtile, l’idéologie petite bourgeoise du retour à l’ordre.
Contre ses débris staliniens et nationalistes, il faut faire revivre la démarche des situationnistes. Il faut attaquer l’aliénation marchande qui colonise tous les aspects de la vie. Il faut lutter contre la répression, mais aussi contre le contrôle et l’orientation des désirs par le conformisme marchand. Il faut détruire l’État et le capitalisme pour enfin vivre pleinement.
Source :
Patrick Vieilledent dit Finfin : finfin@gmail.com
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Pour aller plus loin :
Entretien avec Patrick Marcolini le 12/07/2012 à Canal Sud autour de son livre sur l’histoire du mouvement situationniste, publié sur le site Sons en lutte
Vidéo de la conférence de Patrick Marcolini sur La société du spectacle, organisée le 13 avril 2013 à la Bibliothèque nationale de France
Entretien avec Patrick Marcolini dans l’émission Libertés sur paroles du 11 juin 2012, publié sur le blog de Kraken-art
Rubrique « Récupération spectaculaire marchande », sur le site Couto entre les dents
« Guy Debord est vivant et nous sommes morts », tract publié par Critique sociale le 29 mars 2009
« La révolution n’a pas eu lieu ! Pour une critique du concept de « libéralisme libertaire » chez Michel Clouscard », publié par Vosstanie le 3 octobre 2011
Patrick Vieilledent, « Les Processions antifascistes« , publié sur le site de la revueTemps Critiques en février 2003