J’ai reçu récemment un commentaire en réaction à mon article-témoignage sur le harcèlement de rue. J’ai hésité longtemps et finalement décidé de ne pas le publier car il va à l’encontre de mes critères de modération. Je le considère en effet comme raciste, mais ce racisme n’est pas évident pour tout le monde, donc je considère utile de m’expliquer sur ce sujet ici.
Le commentaire en question:
Je trouve incroyable que, par lâcheté intellectuelle, on ne mentionne pas l’origine culturelle des harceleurs en question. La jeune Belge qui a fait le fameux film en caméra cachée dont on a beaucoup parlé sur Internet a avoué du bout des lèvres que la très grande majorité d’entre eux étaient d’origine maghrébine. Ce phénomène n’existe pas en Pologne, en Russie, au Canada (trois pays dans lesquels j’ai vécu et où on peut se promener à moitié nue sans être insultée). Mais il est très présent en France, notamment dans certains quartiers… qui rappellent les images que l’on peut voir des foules masculines huant les femmes au Caire, à Alger ou à Tunis… Que ce dernier argument soit repris ad nauseam par des franges de l’extrême droite est une chose, l’occulter complètement comme vous le faites en est une autre…
On est donc en présence d’un phénomène social que beaucoup refusent d’analyser à sa juste mesure, et qui usent de circonvolutions pour ne pas nommer une réalité qui les dérange. Aussi parce que cela remet en cause leur doxa de bourgeois libertaires, adeptes tout à la fois de la « diversité culturelle », de la « libération sexuelle » et de « la déconstruction », sans réaliser que ces trois notions sont en contradiction les unes avec les autres.
La diversité culturelle, tant portée aux fonts baptismaux ces dernières décennies, c’est justement cela: des gens issus d’horizons culturels variés, qui n’ont pas nécessairement la même vision des rapports hommes-femmes, qui considèrent que l’espace public n’est pas un endroit pour les femmes, que l’homosexualité est un crime… Voilà ce que pensent la plupart des gens qui peuplent cette planète. Voilà le monde.
Vous ne pouvez pas, d’un côté, plaider pour la diversité et le multiculturalisme, et, de l’autre, vouloir que les individus issus de cultures non-européennes adhèrent spontanément à vos modes de vie de bourgeois occidentaux. On ne peut pas ériger nos valeurs de caste en loi de l’univers. Car nous sommes peu de choses: nous sommes avant tout déterminées par notre classe sociale, notre tribu, notre sexe, notre position au sein des rapports de production.
Donc par pitié les Bisounours, prenez conscience du tragique d’ici-bas. Il n’y a pas de douce harmonie entre gentils-bobos-ouverts-d’esprit-tous-unis-malgré-leurs-différences. Non. Il n’y a qu’une lutte incessante entre des groupes antagonistes aux intérêts (et aux valeurs, mais c’est la même chose) contradictoires, et qui s’affrontent perpétuellement, dans un rapport conflictuel incessant. Les harceleurs de rue vous en donnent un petit aperçu. Pour cela au moins, remerciez-les de vous rendre moins naïves.
Je ne mentionne pas « l’origine culturelle » des hommes qui m’ont harcelée ou agressée parce qu’il n’y a pas d’ »origine » systématique. La personne qui commente (une femme) sous-entend clairement, et l’explicite ensuite, qu’il s’agit d’hommes arabes ou noirs, « issus de l’immigration » comme on dit. J’ai été harcelée par des hommes blancs, des arabes, des noirs. Pas de systématicité, donc.
« Ce phénomène n’existe pas en Pologne, en Russie, au Canada (trois pays dans lesquels j’ai vécu et où on peut se promener à moitié nue sans être insultée). » Ah? Vraiment? Le projet Hollaback, qui vise à lutter contre le harcèlement de rue, existe en version polonaise, belge, dans trois villes canadiennes, et dans 26 pays en tout. Mais peut-être que le harcèlement de rue dérange plus certaines personnes quand il vient de non-Blancs.
« La diversité culturelle, tant portée aux fonts baptismaux ces dernières décennies, c’est justement cela: des gens issus d’horizons culturels variés, qui n’ont pas nécessairement la même vision des rapports hommes-femmes, qui considèrent que l’espace public n’est pas un endroit pour les femmes, que l’homosexualité est un crime… » Ce type d’arguments vise à faire de la misogynie et de l’homophobie une affaire de « culture » – entendre: d’autres cultures, et de défaut de civilisation. On respecte et protège NOS femmes, nous. Idem pour l’homonationalisme, qui repose sur l’idée que l’homophobie est chez nous une affaire du passé et est reservée aux étrangers, aux Arabes, aux Africains. Comme le dit cet article:
L’homonationalisme, impérialisme gay ou encore pinkwashing, est un phénomène aux facettes multiples, et c’est un des exemples de la domination blanche occidentale sur le reste du monde. C’est une forme de nationalisme qui prend appui sur l’accès des homosexuels à quelques droits et à une plus grande visibilité dans les pays du Nord, pour prouver une supériorité civilisationnelle de ces pays.
C’est ainsi que des pays impérialistes comme les Etats-Unis ou la France peuvent se présenter comme plus « progressistes », quand bien même ils mèneraient des guerres impérialistes dans des pays du Sud, et quand bien même le racisme (et même l’homophobie…) gangrènent leurs sociétés. Bref, c’est toujours « moins pire » que-là bas DONC on n’a pas à questionner leur impérialisme, puisque les « progressistes », c’est eux.
« Donc par pitié les Bisounours, prenez conscience du tragique d’ici-bas. Il n’y a pas de douce harmonie entre gentils-bobos-ouverts-d’esprit-tous-unis-malgré-leurs-différences. Non. Il n’y a qu’une lutte incessante entre des groupes antagonistes aux intérêts (et aux valeurs, mais c’est la même chose) contradictoires, et qui s’affrontent perpétuellement, dans un rapport conflictuel incessant. Les harceleurs de rue vous en donnent un petit aperçu. » Le harcèlement de rue serait donc affaire de choc des civilisations, « nous » contre « eux ». Encore une fois, le harcèlement de rue est loin d’être l’apanage des non-Blancs. C’est une manifestation parmi d’autres, et une des plus visibles, de la domination masculine, qui est elle aussi bien portante dans notre société, merci pour elle.
Beaucoup de personnes soulignent la convergence très problématique qui s’opère parfois entre arguments féministes et arguments d’extrême-droite racistes et xénophobes. Je conseille à ce sujet la lecture de Les féministes blanches et l’empire, que j’ai déjà évoqué sur ce blog. Judith Butler l’évoque dans Le pouvoir des mots au détour d’une analyse de la violence verbale dans la musique rap. Elle montre que les discours conservateurs qui rendent le « gangsta rap » responsable de l’humiliation des femmes empêche de réfléchir de manière plus approfondie à « l’appartenance raciale, la pauvreté et la révolte », mais aussi que « la violence sexuelle contre les femmes est comprise au travers de tropes raciaux: la dignité des femmes est censée être menacée non par l’affaiblissement des droits reproductifs ni par la diminuation générale de l’aide publique [elle parle du contexte américain mais cela s’applique aussi à la France], mais d’abord et avant tout par des chanteurs afro-américains » (p. 45).
De même, les arguments féministes tendent à être utilisés par l’extrême-droite raciste et xénophobe pour, d’une part, nier la permanence du sexisme au sein de la société française et, d’autre part, attribuer ses reliquats à la présence de populations « étrangères » qui seraient culturellement enclines à la misogynie. Ce détournement est inacceptable et doit pousser à réfléchir sérieusement à la manière dont le féminisme présente ces questions.
Références citées:
« L’homonationalisme: une définition simple », sur le blog Chronik de nègres invertis.
Stella Magliani-Belkacem et Félix Boggio Ewanjé-Epée, Les féministes blanches et l’empire, La Fabrique, 2012).
Judith Butler, Le pouvoir des mots. Discours de haine et politique du performatif, Editions Amsterdam, [1997] 2004.
LU SUR CA FAIT GENRE