Hommage aux luddites

[…] Tout a commencé un certain 12 avril 1811. En pleine nuit, trois cent cinquante hommes, femmes et enfants s’abattirent sur une filature industrielle du Nottinghamshire, détruisant les grands métiers à tisser à coups de masse et mettant le feu aux installations. Cet événement deviendra rapidement du folklore populaire. La manufacture appartenait à William Cartwright, fabricant de fils de médiocre qualité mais tout équipé de machines flambant neuves. En elle-même, l’usine était, en ces années, une nouvelle espèce de champignon poussant dans le paysage ; habituellement, le travail s’accomplissait dans de modestes ateliers. Soixante-dix autres métiers à tisser industriels furent détruits cette même nuit dans d’autres bourgades des environs. L’incendie accompagné de son bouquet de masses se déplaça ensuite vers les comtés voisins de Derby, Lancashire et York, au cœur de cette Angleterre du début du XIXe, point de gravité de la révolution industrielle. La traînée de poudre partie du bourg d’Arnold s’étendit de manière incontrôlée à tout le centre de l’Angleterre durant deux années, poursuivie par une armée de dix mille soldats commandés par le général Thomas Maitland. Dix mille soldats ? Wellington en commandait bien moins lorsqu’il entra en campagne contre les armées napoléoniennes depuis le Portugal. Plus de soldats que contre la France ? Cela s’explique : la France de Napoléon représentait une proche menace mais le fantôme qui hantait la cour d’Angleterre, c’était les assemblées. Il ne s’était écoulé qu’un quart de siècle depuis l’an I de la Révolution. Dix mille soldats ! Ce nombre est la preuve de l’immense difficulté à en finir avec les luddites. Sans doute parce que les membres du mouvement se confondaient avec la communauté même. Et cela dans les deux sens du terme : tout en comptant sur l’aide de la population, ils étaient cette population. Maitland et ses soldats ont désespérément cherché Ned Ludd, leur chef. Sans jamais le trouver. D’ailleurs, ils n’auraient jamais pu le trouver, Ned Ludd n’a jamais existé : il ne fut qu’un nom inventé par les gens du cru pour désorienter Maitland. […]

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Califat et barbarie (première partie)

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               Les Arabes, comme mercenaires ou auxiliaires, étaient le soutien indispensable des grands empires. On achetait leur concours, on craignait leurs révoltes, on se servait de leurs tribus les unes contre les autres. Pourquoi n’utiliseraient-ils pas leur valeur à leur propre profit ? Pour cela il faudrait un État puissant qui unifierait l’Arabie. Il pourrait ainsi assurer la protection des richesses acquises et du commerce, détourner vers l’extérieur l’avidité des Bédouins les moins pourvus au lieu qu’elle soit une entrave pour l’activité commerciale des Arabes eux-mêmes. Les États de l’Arabie du Sud, trop colonisateurs à l’égard des nomades, trop détachés des Bédouins malgré leur parenté lointaine, avaient failli à cette mission.
Un État arabe guidé par une idéologie arabe, adapté aux nouvelles conditions et cependant encore proche du milieu bédouin qu’il devait encadrer, constituant une puissance respectée à égalité avec les grands empires, tel était le grand besoin de l’époque. Les voies étaient ouvertes à l’homme de génie qui saurait mieux qu’un autre y répondre. Cet homme allait naître.

Maxime Rodinson, Mahomet, 1961, p. 58-59.

             La naissance d’un État n’est ni fréquente, ni attendrissante. Et le prématuré, le proto-État, bien que très fragile, est déjà nuisible.
Avec l’actuelle restructuration du Proche-Orient, nous assistons à la constitution de nouvelles entités, les plus connues étant l’État islamique (EI) et le Rojava (Kurdistan occidental). Celui-ci, parangon de démocratie et de féminisme, serait un rempart contre la barbarie du premier. Car l’État islamique est un monstre, les images le prouvent. Tout le prouve. Il faudrait d’ailleurs le nommerDaech1 car il ne mériterait pas le « noble » qualificatif d’État et n’aurait « rien à voir » avec l’islam. L’explication devrait suffire. Elle n’est pourtant pas suffisante pour comprendre pourquoi et comment, depuis des mois, huit à dix millions de personnes vivent dans un territoire en guerre contre le reste de la planète. Les jours du Califat sont sans doute comptés, mais la question, elle, demeurera : Pourquoi ça marche ?

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ENTRETIEN AVEC KARIM HAMMOU, 1/4 : COMMENT ON ÉCRIT L’HISTOIRE… DU RAP

Le 5 mai 2015, Nycthémère a rencontré Karim Hammou, sociologueHammou histoire couvertureau CNRS qui a publié aux éditions La Découverte l’ouvrage Une histoire du rap en France en 2012, issu de son travail de thèse. L’ouvrage est disponible en version numérique sur le carnet hypothèse de Karim Hammou, Sur un son rap, notes sur le genre rap et ses usages.L’entretien fut long et très riche. En voici la première partie, consacré au parcours du chercheur, à la place du rap dans le champ académique et aux rapports entre la thèse et le livre.

Nycthémère : pour commencer, est-ce que vous pourriez nous résumer votre parcours en expliquant comme vous en êtes arrivé à faire du rap votre objet de recherche dans les années 90. 

Karim Hammou : Je suis tout bêtement un amateur de rap qui a fait des études de sociologie et qui au moment de sa maîtrise a eu envie de mêler l’utile à l’agréable. Je n’avais pas une vision très stratégique du monde de la recherche, donc je ne me suis pas du tout posé la question de la légitimité de l’objet. Je me suis simplement dit : je vais profiter de mon mémoire de deuxième cycle à Sciences Po pour travailler sur le rap. Et finalement je me suis doublement pris au jeu.

D’abord au jeu de la sociologie et des sciences sociales en général. Et puis je me suis pris au jeu du questionnement sur le rap : à l’issue de ce premier mémoire, je ne suis pas satisfait par l’état de mes réflexions, j’ai l’impression que je commence à peine à commencer à ne plus mal comprendre plein de choses. Lorsque se présente l’opportunité de faire un mémoire de DEA – équivalent du master 2 aujourd’hui – je conserve le rap comme sujet de recherche par intérêt scientifique et parce je n’ai pas le temps d’imaginer un autre sujet. Ce DEA je le fais à Marseille, alors que j’ai grandi en région parisienne et c’est à ce moment que je me prends vraiment au jeu. Je commence à avoir une vision de ce que signifie faire une enquête sociologique sérieuse sur un objet comme le rap.

Et à l’issue de ce DEA, je suis conscient que je suis encore loin du compte. J’ai alors la chance d’obtenir un financement de thèse auprès de la région PACA. Ça me permet d’envisager une comparaison sociologique entre le rap en région parisienne et à Marseille. On est en 2002, donc quelques mois à peine après le pic de succès commercial du rap français. Pourtant, et j’insiste beaucoup là-dessus dans le livre, c’est un moment où on parle beaucoup d’une crise du rap français qui aurait commencé au début des années 2000, comme s’il y avait eu un effondrement incroyable, alors que ce qui s’est effondré, ce sont des espoirs ou des attentes. C’est le moment où on comprend que la conquête du paysage et de l’économie musicale par le rap ne sera pas une croissance sans fin. Ce n’est donc pas un moment de chute des ventes de disques, c’est plutôt un moment de stabilisation. Cela, je ne le percevais pas à l’époque, j’ai commencé ma thèse en pensant que le rap allait devenir toujours plus grand, toujours plus gros.

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LA SUITE SUR NYCTHEMERE

Saison 2, épisode 19 : James Brown, forever suffering

Dernier épisode de la série consacrée à James Brown. On revient sur ses dernières grandes années musicales, avant de se faire submerger par la version froide et édulcorée de la Funk qu’il avait défendue corps et âme. Entre 1968 et 1974, il creuse jusqu’à l’épuisement le sillon d’une musique rugueuse, sexuelle, sans concession.

Et puis il se perd, à tous niveaux. Il essaye de s’accrocher à son trône, mais perd peu à peu le soutien d’une partie du peuple des ghettos, par son ralliement à Nixon l’ennemi des pauvres et des Panthers, après avoir perdu celui d’une partie de son public blanc à cause du titre trop explicite « Say it loud ( I’m black and I’m proud). Le tyran est de plus en plus isolé, enchaîne les deuils et les défections, pour finir par sombrer dans la drogue, les violences conjugales, la prison.

On s’attarde pas trop sur sa déchéance dans cette émission, on préfère écouter les morceaux surpuissants qu’il a produit début 70, avec les immenses musiciens qu’il continue d’attirer et d’épuiser : Bootsy Collins, Fred Wesley, Pee Wee Ellis, Maceo Parker, Clyde Stubblefield etc. Et on parle un peu de son lien avec l’Afrique, où il tourne pour la première fois en 1969 et fait la connaissance d’un de ses dignes représentants, Fela Kuti, et où il met le feu en 74 pour le fameux combat Ali / Foreman (avant de jouer pour le sacre d’Omar Bongo…)

L’émission : BCK MIR S.02 EP.19
La playlist  : BCK MIR S.02 EP.19 Playlist

PLUS SUR BLACK MIRROR

QUAND LES FEMMES AVAIENT NETTEMENT PLUS BESOIN DE SEXE QUE LES HOMMES

Et comment le stéréotype s’est inversé. Traduction d’un article publié par la sociologue américaine Alyssa Goldstein sur le site Alternet.org.

quand les femmes avaient nettement plus besoin de sexe que les hommes (ref. photo (c) sapphic erotica)

quand les femmes avaient nettement plus besoin de sexe que les hommes (ref. photo (c) sapphic erotica)

J’inaugure aujourd’hui la catégorie traduction. Il y a concernant les histoires de couple, de sexe et de genre, une réelle richesse à aller voir ce qui se dit en dehors de notre cocon culturel francophone et néanmoins un peu autiste.

Je vous traduis donc cet article remarquable, publié le 19 mars 2013 sous le titre original When Women Wanted Sex Much More Than Men – And how the stereotype flipped, et qui me parle énormément puisque j’aime bien tout ce qui bouscule les idées reçues et remet un peu les pendules à l’heure en matière de sexe et de stéréotypes sexuels.

Partie I : l’ère des salopes

Au début du XVIIe siècle, un homme du nom de James Mattlock fut expulsé de sa paroisse à Boston. Son crime ? Il n’avait ni blasphémé ni souri le jour du Seigneur, ni enfreint d’autres interdits qu’on associe généralement à la morale puritaine. Non, le crime de James Mattlock avait été de se refuser à sa femme pendant deux ans. Même s’il est possible que les coreligionnaires de Mattlock aient considéré sa propre abstinence comme critiquable, il est probable que ce soit plutôt la souffrance de sa femme qui les ait convaincus d’ostraciser le mari. Les puritains étaient persuadés que le désir sexuel était une composante normale et naturelle de la vie, autant pour les hommes que pour les femmes (pourvu qu’il s’exprime dans le cadre d’un mariage hétérosexuel), mais aussi qu’en la matière les femmes avaient davantage de désirs et de besoins que les hommes. On pensait qu’un homme pouvait s’abstenir sans grande peine, mais qu’il était bien plus difficile pour une femme d’être privée de sexe.

Pourtant de nos jours, l’idée que les hommes s’intéressent au sexe davantage que les femmes est tellement répandue qu’on n’y prête même plus attention. Qu’on invoque les hormones ou la « nature humaine », il semble évident que les hommes ont beaucoup besoin de faire l’amour, de se masturber ou de regarder des films érotiques, et évident aussi que c’est nettement moins nécessaire pour les femmes (et si une femme ressent de tels besoins, c’est sûrement qu’il y a quelque chose qui cloche chez elle). Les femmes, il faut les courtiser, les persuader, voire les forcer à « se laisser faire » parce que la perspective du sexe ne les attire pas plus que ça — selon le stéréotype en vigueur. Pour les femmes, l’acte sexuel serait cette chose moyennement plaisante mais néanmoins nécessaire afin de gagner une approbation, s’assurer d’un soutien, ou préserver son couple. Et puisque les femmes ne sont pas — au contraire des hommes– esclaves de leurs désirs, elles sont responsables et doivent s’assurer que personne ne puisse « profiter d’elles ».

L’idée que les hommes sont naturellement plus portés sur la chose est tellement incorporée dans notre culture qu’on a du mal à imaginer que des gens aient pu croire le contraire par le passé. Et pourtant, durant l’essentiel de l’Histoire occidentale, de la Grèce antique jusqu’au début du XIXe siècle, on supposait que c’était les femmes les obsédées de sexe et les adeptes de porno de leur époque. Dans la mythologie grecque, Zeus et Héra se disputent pour savoir qui des hommes ou des femmes ont le plus de plaisir au lit. Ils demandent à Tirésias, qu’Héra avait un temps transformé en femme, d’arbitrer la question. Il répond : « si l’on divise le plaisir sexuel en dix parties, une seule échoirait à l’homme, et les neuf autres à la femme. » Plus tard, les femmes furent assimilées à des tentatrices à qui Ève avait légué son âme traîtresse. Leur passion sexuelle était vue comme le signe de leur infériorité morale et intellectuelle, laquelle justifiait un contrôle sévère par les maris et les pères. C’était donc aux hommes, moins enflammés de luxure et plus maîtres de leurs passions, qu’il convenait naturellement d’occuper les rôles de pouvoir et d’influence.

Au début du XXe siècle, le médecin et psychologue Havelock Ellis semble avoir été le premier à documenter le changement idéologique en cours. Dans son ouvrage de 1903 intitulé « Etudes de psychologie sexuelle », il dresse une longue liste de sources historiques antiques et modernes, de l’Europe à la Grèce, du Moyen-Orient à la Chine, quasi toutes unanimes pour dire que le désir féminin était le plus fort. Au début du XVIIe siècle, par exemple, Francesco Plazzoni concluait que la perspective de l’accouchement serait dissuasive pour les femmes si le plaisir qu’elles tiraient de l’acte sexuel n’était pas nettement supérieur à celui des hommes. Ellis note que Montaigne considérait les femmes comme « incomparablement plus sûres et plus ardentes en amour que les hommes, et elles en savent toujours bien davantage que ce que peuvent leur enseigner les hommes car ‘C’est une discipline qui naist dans leurs veines’. » L’idée que les femmes sont insensibles à la passion sexuelle était encore marginale à l’époque d’Ellis. Son contemporain le gynécologue autrichien Enoch Heinrich Kisch allait jusqu’à affirmer que « la pulsion sexuelle est si forte chez les femmes qu’à certaines période de la vie, sa force primitive domine entièrement leur nature. »

Mais le changement était clairement en route. En 1891, H. Fehling tenta de déboulonner la sagesse populaire : « c’est une idée totalement fausse que de prétendre qu’une jeune femme éprouve pour le sexe opposé un désir aussi fort qu’un jeune homme… Quand l’amour chez une jeune fille s’accompagne de manifestations sexuelles, il faut considérer le cas comme pathologique. » En 1896, Bernhard Windscheid postulait : « Chez la femme normale, particulièrement dans les classes sociales supérieures, l’instinct sexuel est acquis et non pas inné ; c’est quand il semble inné ou bien qu’il se manifeste spontanément que c’est anormal. Ne connaissant pas cet instinct avant le mariage, les femmes n’éprouvent pas de manque puisque la vie ne leur offre aucune occasion de l’acquérir. »

L’article est en trois parties. Pour continuer la lecture, c’est ici :

lu sur lesfessesdelacremiere.wordpress.com

Charles Martel, imposture historique et mythe fasciste

732, Poitiers, Charles-Martel : une date, un lieu et le nom d’un chef de guerre au cœur du récit nationaliste de l’histoire en France. Utilisée pour la propagande colonialiste et mobilisée régulièrement dans l’imaginaire pour signifier la défense du territoire, cette bataille est devenue une référence incontournable du nationalisme et du fascisme français. Pour certains groupes des droites radicales, cet évènement historique est encore aujourd’hui le symbole d’une lutte contre « l’invasion » arabe et l’immigration musulmane. Le Cercle Charles-Martel, auteur de nombreux attentats et meurtres entre 1973 et 1983 se réclamait de cette histoire. Plus récemment, en octobre 2012, Génération Identitaire a occupé une mosquée en construction à Poitiers en mobilisant la même symbolique. Il y a quelques jours, le 24 février 2014, le site historique de Moussais-la-Bataille a de nouveau été la cible de dégradations, avec des inscriptions xénophobes et des croix celtiques taguées :

 Poitiers

On notera d’ailleurs à quel point ces militants de la culture nationale et nationaliste connaissent et respectent la langue française….

LA SUITE SUR quartierslibres.wordpress.com