A propos du RIC : réflexion sur les usages actuels de la démocratie « directe » par le gouvernement suisse et son impact sur les luttes sociales. Il ne s’agit pas de dénigrer le RIC ou de s’en méfier de manière classiste ; mais simplement de le mettre en perspective avec le référendum d’initiative citoyenne tel qu’il existe déjà ailleurs qu’en France où nous sommes malheureusement très habitué.e.s à n’être que (mal) représenté.e.s.
Nous pensons que la Suisse actuelle préfigure à bien des égards ce que pourrait être une France dans laquelle Emmanuel Macron n’aurait pas rencontré les Gilets jaunes : législation ultra-libérale, État faible, fiscalité très favorable au capital, puissance politique considérable des organisations représentant le capital, fortes inégalités de revenus, situation sociale totalement pacifiée. C’est pourquoi il nous semble particulièrement intéressant d’observer la démocratie directe depuis ce pays, qui en outre la pratique de façon intensive et depuis fort longtemps.
Nous ne voulons pas, par les éléments apportés ici, nous élever définitivement contre les outils de la démocratie directe. Ce serait d’ailleurs prétentieux de notre part de prendre position dans les débats d’un mouvement populaire depuis un pays qui connaît, depuis tant d’année, une pacification sociale presque parfaite.
Les rédacteurs de la synthèse mentionnée ci-dessus ont raison de préciser que : « Bien que l’application concrète du RIC pose des interrogations tout à fait légitimes, il faut l’interpréter comme une des instances « découvertes » par le mouvement, comme une des alternatives à son « devenir-parti » et à sa participation aux élections […] » De même, « [le RIC] représente le visage formel de ce pouvoir de veto et de révocation des décisions gouvernementales que le mouvement expérimente de façon efficace chaque samedi dans les rues. »
La démocratie directe en Suisse n’a pas émergé dans les circonstances d’un mouvement populaire puissant en mesure d’imposer des outils juridiques. Les luttes qui menèrent à l’instauration du referendum et de l’initiative dites populaires mêlaient les intérêts de catégories assez variées de la petite-bourgeoisie et du peuple dont les ouvriers n’étaient qu’une composante minoritaire. Ces circonstances font toute la différence avec la situation actuelle en France.
Néanmoins, il nous a semblé qu’un retour historique un peu complet sur les outils de la démocratie directe en Suisse pouvait apporter quelque chose aux débats. En particulier, nous pensons qu’il ne faut pas se limiter à examiner ces outils juridiques en fonction de leurs résultats comme le font les auteurs de la synthèse : « le référendum en Californie a légalisé la marijuana, en Suisse il a été utilisé contre les immigrés et à des fins islamophobes, dans l’histoire italienne il a consenti de faire approuver le droit à l’avortement, repousser le nucléaire et défendre l’eau publique. » C’est à la mesure de leurs effets sur la conflictualité sociale et la définition des participants aux débats politiques légitimes qu’il faut évaluer le référendum et l’initiative dites populaires.
C’est ce que nous nous proposons de faire ici en trois épisodes :
- nous essayerons de montrer que l’extension des droits politiques dits populaires se paye en fait d’une restriction de l’accès à ceux-ci ;
- nous rappellerons la séquences des initiatives xénophobes dites Schwarzenbach (1965-1985) et nous montrerons comment la démocratie directe sert surtout à faire diversion au profit des capitalistes ;
- nous essayerons de montrer quelle fonction historique a assumé la démocratie directe en Suisse.
Ce qui nous encore a poussés à apporter cette modeste contribution au débat, c’est de constater que le seul apport – du moins le seul que nous ayons identifié – en provenance de Suisse ait été celle d’Uli Windisch, un guignol réactionnaire de toute première force, dans le cadre des « assises de la France des Gilets jaunes » organisées par les fascistes de Riposte laïque. Notons au passage que Windisch défend le RIC, ce qui pourrait mettre la puce à l’oreille mais ce qui était aussi le but de l’exercice. Quoi qu’il en soit, il ne nous semblait pas juste que seul cet individu s’exprime sur la question.
1 – Le « peuple » ?
« Initiative et référendum populaires », « droits populaires », on pourrait qualifier la Suisse de Confédération populaire, une sorte d’îlot maoïste au cœur de l’Europe. Et quel peuple sage ! Qui sait se serrer la ceinture pour le bien commun :
Alors qu’on lui propose de diminuer son temps de travail de 48 heures, voire 52, à 44 heures, le peuple refuse une première fois en 1958. Alors qu’on lui propose de diminuer son temps de travail de 48 heures, voire 52, à 44 heures, le peuple refuse une première fois en 1958. L’année suivante, l’Union syndicale suisse – syndicats social-démocrates – lance une initiative populaire dans le même but et… la retire en 1964 pour éviter un référendum populaire, mais lancé par les associations patronales, contre la Loi sur le travail qui fixe la durée maximale à 50 heures (46 heures dans certains secteurs). En 1976, le peuple rejette encore une fois la diminution de la durée de son temps de travail, à 40 heures cette fois-ci, qui lui a été proposée par une initiative populaire lancée par le groupe marxiste-léniniste (POCH, Organisations progressistes de Suisse).
De même, le peuple suisse refusera une initiative populaire pour « une meilleure assurance-maladie » (1974) favorisant, par ce refus, la perpétuation d’un système extrêmement injuste au fonctionnement duquel les pauvres contribuent proportionnellement à leurs revenus beaucoup plus que les riches. Le peuple refusera également une initiative pour une « véritable retraite populaire » (1976) et une autre pour l’abaissement de l’âge de la retraite (1988).
Questionner ce qu’on entend par « peuple »
Sérieusement, comment peut-on refuser de voter en faveur de la diminution de son temps de travail ? Comment expliquer que de façon assez systématique, les initiatives dites populaires qui vont dans le sens des intérêts de la majorité de la population soient rejetées. On invoque parfois une sorte de cas particulier de la Suisse dont la population ferait preuve d’une remarquable prudence en s’administrant à petites doses des progrès sociaux.
En fait, l’explication de ce phénomène réside plutôt dans une confusion entre l’idée de peuple et la réalité du corps électoral.
En 1907 déjà, un cadre du tout jeune Parti socialiste suisse, Robert Grimm, exposait la critique suivante : « On pourrait objecter ici que le peuple possède, en Suisse, un droit qui n’existe dans aucun autre État : le referendum et l’initiative législative. Mais qu’en est-il de ce droit dans la réalité ? […] l’évolution politique ne pourr[a] pas s’accomplir d’une manière profitable à la classe ouvrière, parce que le droit de vote est incomplet encore de deux […] manières, et que l’usage en est faussé, pour les ouvriers, par les plus criantes injustices.
En premier lieu, il y a la question des étrangers. […] ces ouvriers étrangers, pour la plupart, sont organisés, ils participent au mouvement ouvrier, et souvent dans les premiers rangs. Or, si, dans la lutte syndicale, il leur est possible de faire usage de leurs forces, en politique ils sont privés de droits. Par leur participation à la lutte économique, ils exercent une action sur l’attitude que prend la bourgeoisie à l’égard de la classe ouvrière ; mais quand la bourgeoisie, à l’occasion d’une grève, a recours à des lois d’exceptions, c’est-à-dire à une mesure politique, les ouvriers étrangers n’ont pas la possibilité de résister à l’adversaire sur le même terrain politique.
Ce ne sont pas seulement les ouvriers étrangers qui se trouvent dans cette situation complètement injuste, mais encore toute une catégorie de salariés, qui forme presque la moitié du prolétariat : les ouvrières. […] Notre droit de vote est donc insuffisant parce que la moitié du prolétariat environ ne le possède pas, et parce que la partie du prolétariat à laquelle ce droit est octroyé ne peut pas l’exercer d’une manière efficace, le surmenage et la mise en tutelle lui en enlevant à la fois la volonté et la capacité. »
Droit du sang et droit de vote
La critique de Robert Grimm est largement valable aujourd’hui encore. La Suisse connaît un régime de droit du sang, c’est-à-dire que la nationalité ne s’acquière pas par la naissance sur le territoire, mais par l’hérédité. On peut également l’acquérir par le biais d’une procédure administrative qui, aujourd’hui encore, est coûteuse, vexatoire et absurde. De ce fait juridique, il résulte qu’aujourd’hui un cinquième de la population majeure résidente en Suisse ne dispose pas du droit de vote. Lorsque les droits dits populaires furent mis en place en Suisse, des restrictions importantes étaient posées au niveau cantonal. On exigeait une durée de résidence minimale dans un canton pour pouvoir y être compté dans le corps électoral. La Suisse, enfin, a accordé le droit de vote aux femmes de nationalité suisse extrêmement tardivement (1971 au niveau national).
Dans les commentaires médiatiques des résultats de scrutins, c’est toujours la tournure « Le peuple suisse a accepté/rejeté… » qui est employée. Le peuple, ici, est une entité largement fantasmée qui n’a rien de populaire. L’ensemble qui s’exprime, dimanche après dimanche, sur toutes sortes de sujets est une fraction (souvent minoritaire) d’un corps électoral auquel l’accès est fortement restreint.
Droit de vote et position sociale
À ces exclusions juridiques du droit de vote, s’ajoutent les effets sociologiques que Robert Grimm met sur le compte du « surmenage et [de] la mise en tutelle » des ouvriers. Les travaux de sociologie électorale aboutissent à des résultats constants qui montrent que la position sociale est un déterminant de la participation aux processus de vote.
Comme le relève Pierre Bourdieu : « La science politique a depuis longtemps enregistré le fait qu’une part importante des personnes interrogées « s’abstenaient » de répondre aux questions sur la politique et que ces « non-réponses » variaient de manière significative en fonction du sexe, de l’âge, du niveau d’instruction, de la profession, du lieu de résidence et de la tendance politique, mais sans en tirer aucune conséquence, et en se contentant de déplorer cette « abstention coupable ». Il suffirait de remarquer que ce « marais » se recrute pour une bonne part dans ce que d’autres appellent le « peuple » ou les « masses » pour soupçonner la fonction qu’il remplit dans le fonctionnement de la « démocratie libérale » et la contribution qu’il apporte au maintien de l’ordre établi. L’abstentionnisme est peut-être moins un raté du système qu’une des conditions de son fonctionnement comme système censitaire méconnu. »
En examinant l’exemple de la Suisse à la lumière de cette réflexion de Pierre Bourdieu, on peut se demander si l’extension des droits politiques n’a pas pour corollaire – en régime libéral – la restriction (explicite ou implicite) de l’accès à ces droits. Que l’exclusion juridique (explicite) ou sociale (implicite) du droit de vote ait pour fonction de protéger la démocratie libérale, dont un des fondements théorique est précisément le droit de vote, devrait sonner comme un avertissement aux oreilles des promoteurs des outils de démocratie directe.
De ce point de vue, le RIC – de la même manière et pour les mêmes raisons que le revenu de base – pourrait probablement être rangé parmi les fausses bonnes idées dont l’effet sera surtout la légitimation idéologique d’un ordre capitaliste libéral qui offre à certains d’importants privilèges, à la condition expresse que d’autres en soient exclus et que cette exclusion paraisse relever du choix des exclus eux-mêmes. Au moins, nous concédera-t-on que les outils de la démocratie directe ne résolvent pas, par eux-mêmes, la crise de la représentation.
L’île des bien heureux
Les rares initiatives dites populaires ayant abouti en Suisse (18 sur 174 votes entre 1891 et 2010) sont très significatives de cet esprit : interdiction de l’abattage rituel (1893, initiative antisémite), moratoire sur le nucléaire, moratoire sur les OGM, contre la construction de minarets, pour l’internement à vie des délinquants dangereux, pour la protection des marais, etc. Les succès des initiatives populaires consistent surtout à repousser les dangers hors de Suisse et à refuser à l’autre l’accès à ce territoire épargné par les maux modernes. Que l’on importe de l’énergie nucléaire produite en France et du fourrage OGM produit en Argentine ou aux États-Unis n’a pas d’importance pourvu que notre île des bienheureux conserve sa pureté alpine et perpétue son isolement…
Dans ce contexte, même les propositions les plus avancées politiquement prennent un aspect réactionnaire. Et ce n’est pas un des moindres effets de ces dispositifs de démocratie directe que de brouiller les échelles de valeur. Dans un rapport au congrès de Zurich de la IIe Internationale (1893), le Parti socialiste suisse le relève dans son rapport sur la démocratie directe : « [… celle-ci] rend difficile la conception parfaitement claire du procès historique […] au lieu d’accentuer le sentiment de la lutte des classes, elle le paralyse et le diminue ; elle masque les contradictions sociales au lieu de les écarter. »
2 – Les ruisseaux noirs de la démocratie directe
« Contre la pénétration étrangère, Contre l’emprise étrangère, Contre l’emprise étrangère et le surpeuplement de la Suisse, Pour la protection de la Suisse, Pour une limitation annuelle des naturalisations, Pour la limitation de l’immigration. » : tels sont les titres des six initiatives dites populaires lancées par le mouvement xénophobe Action nationale entre 1965 et 1985. Toutes furent refusées par des majorités variant de 54 à 70,5 % des votants. Pourtant, elles laissèrent une marque profonde dans le climat politique suisse, accréditant l’idée d’une permanence xénophobe dans la population astucieusement confondue avec le corps électoral.
Cette série d’initiatives est très emblématique de ce que les instruments de la démocratie directe font à la politique en Suisse et, à ce titre, il vaut la peine de s’y attarder un peu.
Main-d’œuvre bon marché
Entre 1960 et 1975, la Suisse a un besoin énorme de main-d’œuvre bon marché. Le développement des infrastructures – tunnels, autoroutes, installations hydro-électriques, cités périphériques, canalisations – est considérable et rapide. Le relatif isolement de la Suisse au sein de l’Europe et sa configuration géographique fait persister une agriculture familiale qui consomme, pour quelque temps encore, plus de main-d’œuvre que de capital. L’hôtellerie, secteur très développé en Suisse, consomme également une quantité importante de travailleurs qu’elle ne parvient pas à recruter dans le pays. Pour soutenir ces trois domaines (travaux publics, agriculture, hôtellerie), la Suisse importe massivement des travailleurs italiens, espagnols, portugais et yougoslaves. Une large part de cette main-d’œuvre bon marché est au bénéfice d’un statut dit de saisonnier. Ces travailleurs sont forcés de rentrer au pays trois mois par an ; n’ont pas le droit de faire venir leur famille en Suisse et sont maintenus dans un état de dépendance extrême vis-à-vis de leur employeur (le permis de séjour et le logement sont liés au contrat de travail).
C’est dans ce contexte qu’un groupuscule d’extrême-droite, l’Action nationale contre la surpopulation étrangère, lance ses premières initiatives pour limiter le nombre d’étrangers à 10 % de la population suisse. L’ensemble de la classe politique suisse se prononcera contre ces initiatives. Les associations patronales également, qui savent bien à quel point la main-d’œuvre bon marché est une nécessité.
Alors pourquoi lancer, non pas seulement une, mais six initiatives ?
S’ils font mine de porter la voix d’un peuple inquiet de sa place de travail et de son identité, ils servent avant tout les intérêts de leur classe.
Les deux présidents de l’Action nationale qui défendent cette série d’initiatives sont issus de la bourgeoisie, voire de la très haute bourgeoisie. Le premier, James Schwarzenbach, bénéficie de l’immense fortune familiale accumulée dans l’industrie du textile pour financer ses activités d’éditeur et de journaliste. Le second, Valentin Oehen, ingénieur agronome de formation, a épousé la fille d’un industriel de Suisse centrale (bois déchiqueté et énergie hydraulique). S’ils font mine de porter la voix d’un peuple inquiet de sa place de travail et de son identité, ils servent avant tout les intérêts de leur classe.
Le thème de la surpopulation étrangère ne quitte pas les scènes politique et médiatique. Avec six initiatives en vingt ans, auxquels s’ajoutent deux référendums – gagnés ceux-ci – contre une nouvelle loi sur les étrangers et contre la naturalisation facilitée, il ne se passe pratiquement pas une année sans qu’une initiative soit déposée ou soumise au vote.
En 1974, un groupe d’associations décide de jouer sur le même terrain que l’Action nationale, c’est-à-dire le terrain de la démocratie directe. Une récolte de signature démarre pour une initiative, dite « Être solidaires » visant à assouplir les conditions de séjour en Suisse, à abolir le statut de saisonnier et à ouvrir la possibilité de consulter les ressortissants étrangers sur « les questions qui les concernent ». La récolte de signature dure trois ans.
Le texte, munis des signatures nécessaires, est déposé le 20 octobre 1977 et soumis au vote le 5 avril 1981. L’initiative est rejetée par 83,8 % des votants. Le Conseil fédéral (gouvernement national) recommandait le rejet de l’initiative. Dans son message, il admet que des changements doivent être apportés dans le statut des étrangers. Ce qui ne porte pas à de grandes conséquences, puisqu’en 1981, près de 200’000 travailleurs étrangers sont déjà rentrés dans leur pays pour compenser la disparition de postes de travail consécutive à la crise économique.
Le Conseil fédéral met alors la dernière main à un projet de révision de la Loi sur les étrangers qui doit, selon lui, être préféré à l’initiative. Cette révision est attaquée par référendum par l’Action nationale et rejetée en votation le 6 juin 1982. Une révision finira tout de même par aboutir en 2005.
Pour les associations patronales, ce tapage politique inoffensif mais permanent est une aubaine. Il permet d’imposer un maintien des conditions drastiques de recrutement de la main-d’œuvre étrangère. Le gouvernement yougoslave – dont de nombreux citoyens travaillent en Suisse avec le statut de saisonnier – demandera à plusieurs reprises, au cours des années 1970, la conclusion avec la Suisse d’un accord de recrutement susceptible d’assouplir les conditions de résidence pour ses ressortissants (regroupement familial, etc.) Le gouvernement suisse s’y opposera toujours, sur la recommandation des associations patronales. L’argument renvoyé était le risque encouru du succès d’une des initiatives dites populaires sur la surpopulation étrangère.
Un père fouettard commode
Cette séquence des initiatives dites Schwarzenbach donne de la nuance à l’argument selon lequel les droits populaires en Suisse auraient servi des positions xénophobes. C’est en partie vrai (initiative antisémite de 1893, initiatives récentes contre la construction de minarets, etc.). Mais ce qui est, selon nous, plus remarquable, c’est que même lorsque le corps électoral rejette les initiatives à contenu xénophobe, la puissance financière d’un acteur comme l’Action nationale lui permet d’imposer la question comme centrale au niveau politique en déposant sans arrêt des initiatives.
La constitution de l’agenda politique se résume alors à une question de moyens économiques (les signatures nécessaires ne sont pas très difficiles à réunir).
L’opposition en vient à jouer sur le même terrain, épuisant ses ressources économiques, et se privant d’une conflictualité sociale plus forte. Ainsi, les timides mouvements de grève ou de contestation ouvrière qui naissent, notamment contre les conditions indignes du statut de saisonnier, sont réprimés par les syndicats majoritaires eux-mêmes, parfois au motif de ne pas donner des arguments à ceux qui pourraient approuver les initiatives xénophobes. Tout au long de la période, Schwarzenbach est un Père fouettard commode.
Nous verrons dans la troisième partie de cette contribution qu’il s’agit là d’un effet qu’on pourrait dire structurel, qu’il n’est pas réservé à la séquence particulière que nous venons d’examiner. Il est au contraire le produit des conditions dans lesquels les outils de la démocratie directe ont été instaurés en Suisse.
3 – Défendre le capitalisme
Dès le XIXe siècle, l’organisation politique suisse se caractérise par la faiblesse des instances représentatives. Ainsi, le Conseil fédéral (exécutif national) n’est pas conçu comme une émanation du parlement. Il est plutôt, à la manière du conseil d’administration d’une entreprise privée, un groupe plutôt indépendant de la représentation populaire qui gère l’administration et décide en dehors de toute délibération publique. Le principe de collégialité veut ainsi que les désaccords entre les membres du gouvernement ne doivent pas être rendus publics. Le nombre de ministres est fixe et leur provenance politique n’est pas liée à la composition du parlement.
Face à ce qu’on pourrait qualifier de gouvernement apolitique – quoique ses décisions aient évidemment des conséquences et des motifs hautement politiques – des droits populaires étendus pourraient sembler être une forme de contre-pouvoir.
Face à ce qu’on pourrait qualifier de gouvernement apolitique, des droits populaires étendus pourraient sembler être une forme de contre-pouvoir.
L’historien suisse Hans-Ulrich Jost propose une autre lecture. L’initiative et le référendum populaires seraient plutôt des concessions sans risque octroyées au Mouvement démocratique qui contestait la puissance des financiers et des industriels dans l’État fédéral moderne incarnée par un homme comme Alfred Escher. Ces concessions, explique Jost, qui visaient « […] la garantie de loyauté de toutes les couches de population qui s’étaient émancipées se sont produites avec l’introduction du référendum, de la politique sociale après 1874 […] et finalement en 1919 avec le passage formel au système proportionnel. » Il poursuit : « le référendum n’a pas permis au Parlement ou au peuple d’intervenir de manière plus marquée […] sur le niveau réservé de la prise de décision. Les effets secondaires du référendum ont été plus importants : le Parlement s’est ainsi encore plus séparé du niveau de la prise de décision, tandis que les groupements d’intérêts influents hors du Parlement se voyaient dotés d’un nouvel instrument, la menace référendaire. »
Voter, un acte individuel ou social ?
Ici encore, comme dans le cas de la définition du corps électoral, on peut observer que l’extension des droits populaires s’accompagne dans les faits d’une restriction de la représentation politique. Pour légitimer la forte indépendance du Conseil fédéral vis-à-vis des représentants du peuple que sont les parlementaires, on élargit les possibilités d’intervention du corps électoral dans les décisions politiques. Mais l’intervention dans l’élection ou dans le vote référendaire n’est pas de même nature. Comme le relève le sociologue André Siegfried, « Dans l’élection, l’électeur vote comme membre d’un parti ; dans le référendum, comme un individu sur une mesure dont il se demande comment elle réagira sur ses intérêts. »
Le développement des partis et des syndicats en Suisse a sans doute été très marqué par cette individualisation de la politique du fait des droits populaires étendus. L’exemple de la réduction du temps de travail est assez parlant sur cette question. Jamais, nous l’avons vu dans la première partie, la réduction du temps de travail par le biais de la loi n’a été adoptée en votation populaire. En revanche, des réductions du temps de travail furent négociées branche par branche. En 1963, les ouvriers de l’industrie des machines obtiennent les 44 heures hebdomadaires par le biais de leur convention collective. En 1979, les typographes obtiennent les 40 heures par la même voie. On peut voir dans ces négociations la puissance des syndicats. En réalité, la chronologie des accords laisse plutôt penser que les réductions du temps de travail furent obtenues lorsque les organisations patronales considéraient que ces réductions permettraient une intensification du travail.
Le référendum et l’initiative semblent également avoir largement favorisé le travail para-législatif. Les groupes d’influence, et en particulier les organisations patronales – dont tout le monde sait qu’elles ne connaissent pas de difficulté à financer des campagnes référendaires – disposent, avec le referendum, d’un moyen de pression commode sur le processus législatif.
Une politique sans crise
Pour Hans-Ulrich Jost, les outils de la démocratie directe ont également eu pour effet une forme de pacification de la vie sociale. « La mauvaise humeur de vastes couches de la population, au lieu de déboucher sur une crise, peut se décharger sur des objets isolés. Des groupes d’opposition qui auraient tendance à s’opposer fondamentalement au système politique se sont vu rappeler à l’ordre en matière de droits populaires. […] Des mouvements oppositionnels porteurs de conflits se sont ruinés dans des campagnes référendaires coûteuses en termes d’organisation et de propagande. »
C’est bien dans cette vertu pacificatrice des outils de la démocratie directe – et non pas dans un mystérieux esprit de concorde – qu’il faut chercher les causes du maintien et de l’absence de contestation, en Suisse, d’un système d’accès aux soins et d’assurance maladie extrêmement injuste socialement ; d’un système de financement des transports publics qui rend ceux-ci inaccessibles à une large fraction de la population ; d’un système de financement du logement incroyablement favorable à la rente foncière et immobilière. Par la grâce de la démocratie directe, les mouvements sociaux ont été dépouillés de tous leurs moyens d’action (grèves, manifestations, blocages, etc.) jusqu’à n’avoir plus que des existences fantomatiques dans le sillage des partis politiques.
Redisons-le. Nous pensons que cette pacification sociale est le rêve néolibéral. Elle a été obtenue par Margaret Thatcher en Grande-Bretagne au prix d’une action répressive décidée contre les mineurs et les émeutes contre la Poll Tax. Elle a été obtenue en Suisse dans la durée par la légitimation et l’intégration à un système politique injuste et autoritaire. Elle est en marche en France sous la houlette d’Emmanuel Macron pour qui, sans doute, la Suisse constitue une sorte d’idéal social et politique.
Pour discuter ou proposer des compléments vous pouvez écrire à crhr01@protonmail.com
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