Pour en finir avec le communautarisme majoritaire et le suprémacisme européen
par Karim Ramadan
14 août 2005
La loi sur le voile n’a pas seulement dévoilé de force des adolescentes qui n’avaient rien demandé. Elle a aussi dévoilé, au sens figuré, la gauche et l’extrême-gauche française. Elle a notamment montré à quel point des « athées » militants, des « laïcards » et des « anti-cléricaux » farouches pouvaient se révéler pieux et soumis au nouveau Clergé que constitue la Télévision ; à quel point des adversaires proclamés de « l’intégrisme » ont promu l’adoration intégriste d’une « Laïcité » mythifiée, allant jusqu’à forcer des adolescentes à se découvrir ou à se déscolariser. Elle a enfin dévoilé les libertaires [1] : au lieu de défendre le principe inaliénable de la liberté de conscience et le droit à l’éducation pour tou-te-s, la majorité des « anarchistes » ou « libertaires » français a accepté [2] (et parfois même approuvé) une loi répressive qui frappait des femmes, pour la plupart pauvres et victimes du racisme. Ils ont accepté par la même occasion que ce soit l’Appareil d’État qui mène le combat anti-religieux, traditionnellement dévolu, dans la tradition anarchiste, à l’individu et aux collectifs militants. Le texte qui suit, issu d’une liste de discussion anticolonialiste de la mouvance libertaire [3], s’en prend à cet anarchisme franco-français plus anti-religieux qu’anti-étatiste et plus autoritariste que libertaire. Il le qualifie de colonial, en des termes véhéments, mais qui nous paraissent hélas adaptés aux dérives qui se font jour jusque dans la mouvance libertaire française – on est tenté de dire franchouillarde…
Salut,
Ton intervention paternaliste [4] montre l’énormité du
travail a accomplir chez les anars francais et chez
les petits colons de gauche en général.
Ton monologue est basé sur une hystérie politique, sur
un intégrisme et un sectarisme politique abject.
De plus tes accusations ridicules montrent ton
ignorance des groupes et individus que tu calomnies.
Ma compréhension de l’éthique libertaire, c’est de
commencer par savoir de quoi et de qui on parle, de
fonder son commentaire sur une expérience personnelle
ou sur une communauté de vécu d’une situation. (Sans
avoir besoin pour autant d’être un spécialiste)
Visiblement, certains colons de gauche, de la secte FA [5]
à la secte LO, ont une éthique à géométrie variable.
La violence machiste dans certains congres de la FA
devrait pourtant amener une réflexion sur les
pratiques et les discours face au patriarcat puis, qui
sait, rêvons toujours, peut-être un jour sur le
racisme…
Mais je ne perdrais pas une seconde a répondre aux
accusations proférées et aux amalgames [6]. Simplement, je te souhaite de relire quelques mots que
tu as tapé sur ton clavier : « liberté de conscience ».
Des réactions racistes et arrogantes sur cette liste [7],
aucune n’offre de critique argumentée du texte de
Sadri Khiari [8].
Idem, aucune argumentation pour étayer les accusations
dégueulasse et policières envers l’Appel, envers
l’UOIF ou envers Tariq Ramadan – qui sont en plus
amalgamés, ce qui est une autre pratique journalistique
et policière qu’endossent volontiers les colons de
gauche quand il s’agit de fermer sa gueule au
bougnoule qui-n’a-pas-son brevet-d’universalisme.
Pourtant, les élites françaises sont maîtres dans l’art
de la production intellectuelle strictement « négative »
(élaboration d’un discours centré uniquement sur la
déligitimation de toute tentative de modification de
l’ordre social, politique ou culturel).
On voit le résultat dans cette France minée par le
cynisme, l’Apartheid, et secouée épisodiquement par un
activisme citoyenniste et corporatiste des classes
moyennes appauvries de la communauté dominante et des
fonctionnaires de l’état colonial.
D’ailleurs, un colon libertaire français s’est essayé
récemment à cet exercice d’éditorialiste à gages, du genre
Philippe Val, contre l’appel des indigènes.
Son argumentation était prévisible : l’appel serait un
sursaut du tiers-mondisme marxiste (allié au complot
islamiste).
Au moins a-t-il essayé de rationaliser son refus de
confronter ce qui fait de sa posture celle d’un petit
colon et d’un nouvel « antisémite-islamophobe » :
endoctrinement eurocentriste, narcissisme identitaire
de la communauté dominante, culture chrétienne
refoulée et « laïcisée », richesse de la praxis libertaire
figée dans le sectarisme de la pensée-slogan.
La pensée-slogan devrait pourtant être le domaine réservé de
la publicité, de l’État, des rituels religieux et de
leurs messages autoritaires. Mais on le sait, elle
remplace souvent la pensée autonome et critique,
surtout lorsque le militant « de gauche » ou « libertaire »
réveille en lui le colon et l’éducation suprémaciste
dans laquelle il baigne depuis sa naissance – et de
laquelle il pense s’absoudre magiquement par
l’activisme « antifasciste », par le paternalisme
« antiraciste » ou encore par le tiers-mondisme
léniniste-populiste. Chez le libertaire, c’est souvent
pire, puisque le non-autoritarisme formel peut
renforcer la rigidité du discours et le refus de
mettre à l’épreuve son propre regard sur les réalités
sociales.
Par contre, je ferai suivre ta lettre de petit colon à
quelques ami-e-s indigènes, qu’ils-elles n’oublient pas ce
qu’ils savent déjà : les ennemis politiques les plus
hypocrites et fanatiques sont à gauche, des caviards
PS aux prêcheurs laïcistes, léninistes ou
« anarchistes ».
Je met parfois des guillemets parce que je ne me
résouds pas, en tant qu’anar, à limiter l’anarchisme
et ses diverses réalités mondiales au seul discours
sclérosé de quelques militant-e-s français.
Les indigènes ne peuvent compter que sur eux-mêmes et
ne s’attendre à aucune solidarité militante, sauf
celle bourrée d’arrières-pensées électorales de quelques
zombies rescapés du trotskysme électoral ou des
Verts.
p.-s.
Site des indigènes de la République : www.indigenes-republique.org
notes
[1] Par « les libertaires », nous entendons les trois grandes organisations qui se disent libertaires : la Fédération Anarchiste, la CNT et Alternative Libertaire. Cette dernière se distingue par une prise de position contrela loi anti-foulard, mais elle n’a pas plus que les autres pris part à la mobilisation contre cette loi. L’OCL (Organisation communiste Libertaire) a également pris des positions contre cette loi. Seuls quelques militants de l’OCL et de la CNT, minoritaires au sein de leur organisation, se sont engagés contre cette loi et pris part à la dynamique Une école pour tou-te-s. Certain-e-s ont aussi signé l’Appel des indigènes de la République.
[2] Au sens où ils n’ont opposé aucune résistance, n’ont pris part à aucune des mobilisations organisées contre la loi anti-foulard. Ils n’ont notamment pas rejoint le Collectif Une école pour tou-te-s, pourtant mobilisé sur des bases libertaires. Cf. la Charte de ce collectif, et P. Tévanian, Tentative de cartographie (textes en ligne sur www.lmsi.net)
[3] Nous reproduisons ci-dessous le message auquel répond Karim Ramadan. Il est paru sur la liste de discussion « néocolonialisme_france », une liste d’orientation libertaire consacrée à la dénonciation de la « Françafrique ». Il est signé par un militant de la Fédération anarchiste, dont nous avons choisi de ne pas mentionner le nom, l’important n’étant pas de stigmatiser un individu mais de critiquer un discours. Voici son contenu, entrecoupé de quelques commentaires :
« Ci-dessous, un article du « Monde libertaire » à
propos des « indigènes ».
Analyse que je partage. Je tiens à souligner qu’il
faut en finir avec les
tentatives d’intimidation qui consistent à traiter
de « colonisateur » et de
« raciste » toute personne tenant à défendre le
principe de laïcité et luttant
contre toute forme d’intégrisme religieux, qu’il
soit chrétien, musulman ou
autre. La laïcité est la vrai cible de cet appel
(qui soutient le voile). »
Remarque : cette dernière affirmation est un pur mensonge. La lecture de l’Appel en question montre que la laïcité n’est à aucun moment la « cible », pas plus que le voile n’est « soutenu ». Une phrase dénonce la loi excluant de l’école les élèves qui portent le voile, ce qui est tout à fait différent. Cette dénonciation vient au milieu d’une dizaine d’autres, portant sur des problématiques dans lesquelles le voile est totalement absent.
« Elle est pourtant la seule façon de garantir la
liberté de conscience et
permet de croire ou de ne pas croire et de préserver
tout système collectif
des critères religieux. Songez à l’Irlande du Nord
par exemple qui souffre
toujours du manque de laïcité. Je suis libertaire,
donc « ni dieu ni maître ».
Les luttes pour l’émancipation s’opposent de la même
manière contre les
chrétiens anti-IVG que les islamistes comme Tarik
Ramadan et l’UOIF.
Renseignez-vous sur les discours sur l’homosexualité
des prédicateurs comme
les frères Ramadan et ceux de l’UOIF – c’est aussi
homophobe et écoeurant
que feu-Jean-Paul II et le pape actuel ! ! ! »
Remarque : cette affirmation est elle aussi mensongère. Tariq Ramadan a beau refuser de reconnaître une égale légitimité aux unions homosexuelles et hétérosexuelles, il a beau s’opposer à l’égalité des droits matrimoniaux et parentaux entre homosexuels et hétérosexuels, il n’a pas à notre connaissance tenu des propos haineux comme ceux de Jean-Paul II, reproduits sur ce site dans la rubrique « Etude de cas » (sous-rubrique : « Homophobies »). Quant à Hani Ramadan, peut-être a-t-il des positions plus violentes sur l’homosexualité, mais il n’est pas signataire de l’Appel des indigènes. Disqualifier un texte politique en invoquant les positions du frère de son 1300ème signataire, cela nous paraît très éloigné du rationalisme dont se réclame la mouvance libertaire…
« Le discours identitaire des « indigènes » rejoint
celui du Bloc identitaire.
Nous sommes selon leur logique avant tout des
« indigènes » ou des « français
de souche » et non plus tous des déscendants
d’immigrés. On cherche à creuser
un fossé héréditaire selon des origines que personne
n’a choisi. Où sont les
solidarités de classe là-dedans ? Ces logiques nient
toute problématique de
luttes sociales et anticapitalistes. Elles font donc
le jeu et le bonheur du
Medef. Cette logique, c’est la mort des solidarités
des salariés. »
Remarque : là encore, nous renvoyons à la lecture de l’Appel des indigènes, suffisante pour mesurer l’abjection de l’amalgame « Indigènes = Bloc identitaire ». Cet Appel ne creuse aucun fossé ; il constate l’existence d’un fossé, et l’indifférence générale que suscite son existence. Il appelle donc à une mobilisation pour le supprimer. Quant aux solidarités de classe, loin de les condamner à « mort », il y appelle dans sa conclusion.
« Derrière les « indigènes », il y a Ramadan (voir le
CMF – collectif des
musulmans de France), leur appel a été diffusé par
Oumma.com (site
pro-Ramadan). La lutte anti-coloniale – nécessaire
et légitime – est ici
instrumentalisée au service d’une idéologie des plus
exécrables – celle des
Frères musulmans – où la vision d’un islam
totalitaire cherche à dominer une
population dont ils s’autoproclament les
« propriétaires ». Les premières
victimes sont les femmes et les « indigènes » font du
voile une de leur
revendication. »
Remarque : tout cela est mensonger. Mensonger par omission pour ce qui concerne Tariq Ramadan (simple signataire) et le CMF (l’un des trente individus ou collectifs initiateurs de l’Appel) ; pure fiction pour ce qui concerne le voile : le port du voile n’est pas « revendiqué » par l’Appel des indigènes. C’est la liberté individuelle – un principe on-ne-peut-plus libertaire – qui est défendue : le droit de porter un foulard si on l’a décidé ainsi, sans risquer d’être stigmatisée, insultée, exclue et déscolarisée. Enfin, nous mettons au défi ce camarade de la FA de trouver dans l’Appel des indigènes la moindre trace d’une velleité d’ « Islam totalitaire ». Une lecture attentive montre au contraire que si l’on peut caractériser les sources idéologiques qui sous-tendent cet Appel, c’est l’anticolonialisme bien entendu, mais également l’idéologie libertaire !
« Comment ne pas voir dans ce voile
l’affichage de la
soumission de la femme à l’ordre patriarcal et
religieux ? »
Remarque : La réponse est évidente : on peut suspendre ce jugement (foulard = affichage d’une soumission à l’ordre patriarcal) tout simplement à partir du moment où une femme qui le porte nous dit le contraire : qu’elle a choisi de le porter pour de tout autres raisons, qu’elle refuse toute soumission à quelque homme que ce soit, et qu’elle combat l’ordre patriarcal. Dès lors, quelles que soient les autres dimensions du foulard, y compris les usages et significations patriarcales et sexistes qui s’y rattachent, les choses deviennent forcément plus complexes. À moins bien entendu de refuser toute valeur à la parole d’une femme portant le foulard. Ce qui n’est à notre sens ni très féministe, ni très libertaire.
« On peut aussi souligner à propos de l’histoire de la
colonisation que la
république n’a pas chercher à « laïciser » les
colonies. Le statut « personnel »
permettait très bien au musulman de vivre sous
juridiction musulmane – du
moins dans certaines colonies (Les Comores et,
jusqu’à récemment, Mayotte).
Dire que la laïcité est « néocoloniale » est donc une
manipulation
inadmissible. »
Remarque : nous sommes là encore dans le pur mensonge : l’Appel des indigènes – que, décidément, nous ne pouvons que conseiller de lire ! – ne prétend à aucun moment que la laïcité est néo-coloniale. Il dit tout autre chose : que le néo-colonialisme s’est manifesté dernièrement en se drapant de manière « frauduleuse » derrière la bannière de « la laïcité ».
L’article du Monde Libertaire (n°1396 – 28/4/2005)
:
« L’Appel… ou la voix des amis de Ramadan »
Par Georges Lecardinet – Groupe Sacco et Vanzetti de la
Fédération anarchiste
« Depuis quelques semaines, « l’Appel des indigènes »
circule. Il provoque de
nombreux remous dans les associations et partis
politiques. Les « intellectuels de solidarité », inévitables et
inconditionnels soutiens, ont
rapidement apposé leurs signatures. La lecture
attentive laisse apparaître
pourtant un texte d’instrumentalisation avec une
logique politico-religieuse. Nous avons affaire à une attaque contre la laïcité
et non à une juste
condamnation du colonialisme. »
Remarque : Nous sommes là encore dans le pur mensonge. La laïcité n’est nulle part attaquée dans l’Appel des indigènes. C’est vérifiable en lisant cet appel.
« De nombreux militants
refusent non seulement
de travailler pour l’UOIF, mais organisent la
riposte. »
Remarque : le mensonge implicite concernant la présence de l’UOIF dans la mouvance des indigènes de la République dénote non seulement une profonde malhonnêteté intellectuelle, mais aussi une ignorance crasse du champ associatif musulman. Car l’UOIF est non seulement absente de l’initiative des indigènes, mais plus que cela : antagoniste. Cette organisation adopte en effet de longue date une posture d’allégeance à l’État républicain. Elle est notamment partie-prenante du Conseil Français du Culte Musulman, monté par Nicolas Sarkozy… que critique l’Appel des indigènes !
« Tout le monde s’
accorde pour affirmer que
l’égalité des droits n’est toujours pas une réalité
malgré les belles
envolées républicaines, mais certains découvrent un
texte pour le moins pensé
et politique dès le départ. Partout les laïques font
face aux adeptes “une
laïcité ouverte aux religions”. Le comité national du
MRAP du 15 mars 2005,
après un débat houleux sur « l’Appel des indigènes
», arrive à déclencher
comme réaction, l’apparition publique (et pour la
première depuis sa
création) d’une tendance. Les laïques lassés des
prises de positions
religieuses de la direction se
regroupent et lancent un site
:http://avenirdumrap.over-blog.com/ Les Verts
se divisent sur la décision de leur direction de
rencontrer les initiateurs
de « l’Appel ». Des responsables du parti, A.
Lipietz, A. Boumediene, et S.
Coronado le signent dès le départ. A. Filippetti
estime
ouvertement que ce texte vise à « ethniciser les
problèmes sociaux » et que
« c’est un pas supplémentaire vers le
communautarisme » ; nombre de
militants alertés demandent que les Verts organisent
vite un débat « de
fond » sur le sujet, ce à quoi s’engage Y.
Wehrlingen faisant rapidement
savoir à l’AFP que les Verts « ne signent pas ce
texte et ne le signeront
certainement pas ». La LCR, de son côté, inquiète que
le parti se laisse
entraîner par les adeptes de combat type « une école
pour tous », réagit par
sa Direction Nationale. Le n° 2106 de Rouge publie
la position majoritaire
de la DN, critique envers « l’Appel ». L’Union
Départementale CGT, comprenant
l’enjeu de « l’Appel pour les assises de
l’anticolonialisme postcolonial »,
refuse de prêter les salles pour ces fameuses
assises qui devaient se tenir
à la Bourse du Travail de Paris, le samedi 16 avril. »
Remarque : il est amusant de voir un libertaire préférer des arguments d’autorité aux arguments sur le fond. Il est plus amusant encore de voir à quelle autorité il fait allégeance pour la circonstance : la minorité réactionnaire du MRAP (dont le site, auquel renvoie cet article, est d’une affligeante pauvreté, et n’a rien trouvé d’autre à opposer à l’Appel des indigènes que la publication en ligne d’un pamphlet national-républicain tiré de l’hebdomadaire Marianne !), les dirigeants de la gauche plurielle et de la LCR (la Commission Immigration et l’organisation de jeunesse de la LCR ayant, pour leur part, pris parti publiquement en faveur de l’Appel des indigènes) et la Direction régionale de la CGT (alors que des militants CGT sont aussi signataires – et même initiateurs – de cet Appel).
[4] L’auteur s’adresse à l’auteur du texte reproduit dans la note 1
[5] Fédération Anarchiste
[6] Les principaux amalgames ou accusations sont relevées et commentées par le collectif Les mots sont importants dans la note 1
[7] L’auteur fait allusion à la liste de discussion « anticolonialisme-france ». Il tient à préciser que tous les contributeurs de cette liste n’ont pas versé dans la diabolisation des indigènes de la république.
[8] Il s’agit du texte « L’indigène discordant » (en ligne sur le site www.lmsi.net), que Karim Ramadan avait adressé sur la liste de discussion « anticolonialisme-france »
lu sur http://lmsi.net