Jean-Pierre Garnier et Louis Janover proposent une analyse critique du Parti socialiste. Les gouvernements de gauche adaptent la société au capitalisme moderne pour défendre les intérêts de la nouvelle petite bourgeoisie.
Il existe peu d’analyses critiques sur la gestion du pouvoir par la gauche. Depuis mai 2012, François Hollande et le Parti socialiste (PS) dirigent la France. Pour éclairer ce phénomène, les éditions Agone republient un ancien livre de Jean-Pierre Garnier et Louis Janover daté de 1986. Pour ses auteurs, la gauche n’a pas trahie lorsqu’elle est arrivée au pouvoir. Au contraire, les mutations du capitalisme exigent une gestion politique différente, par la gauche de la bourgeoisie. Leurs analyses, inspirées par Karl Marx, rejetent la critique moralisante de la gauche pour privilégier une analyse de classe.
Le PS n’est plus un parti social-démocrate avec une base de prolétaires. Au contraire, c’est un appareil de bureaucrates et de professionnels de la politique. François Hollande ne se présente même pas comme un socialiste réformiste, mais comme le meilleur gestionnaire du capital face aux excès de la droite de Nicolas Sarkozy.
Une nouvelle gestion de gauche du capitalisme
Jean-Pierre Garnier et Louis Janover, avec René Loureau et Alain Bihr, ont écrit une tribune dès 1981. Dans un contexte d’enthousiasme pour le retour de la gauche au pouvoir, ils dénoncent une fausse alternance qui ne modifie pas les structures du capitalisme. Au contraire, le PS s’attache à « associer à la gestion du système les nouvelles couches moyennes intellectuelles et techniciennes qu’il avait sécrétées », soulignent les auteurs. La bourgeoisie évolue et une petite bourgeoisie intellectuelle émerge. Les dirigeants du pays doivent être à l’image de ses nouvelles classes sociales. Des gestionnaires responsables doivent donc assurer la paix sociale. Les idées utopistes et révolutionnaires sont désormais congédiées pour se plier au réalisme froid de la gestion du capital. Le socialisme de la médiocrité incarne la voie médiane qui doit convaincre les classes moyennes. « Il fait de la reproduction du capital l’horizon indépassable de notre temps », observent les auteurs.
Le socialisme moderne provient du PSU, le parti de Michel Rocard proche de la CFDT. Dans l’après Mai 68, ce parti défend la grève générale et le socialisme autogestionnaire. Mais ses idées débouchent surtout vers une nouvelle forme de gestion du capitalisme, plus décentralisée et moins autoritaire. La critique de l’État par le PSU ne débouche pas vers le communisme libertaire mais vers un socialisme qui laisse davantage de place au marché. A défaut de gestion directe des travailleurs, les salariés peuvent participer aux délocalisations, aux fermetures et aux licenciements.
Ce socialisme moderne s’attache au juste milieu, au « ni, ni » et valorise l’économie mixte entre l’État et le marché. Les idées de cette « deuxième gauche », opposée à la planification étatique, irriguent le PS.
Les conservateurs s’attachent à ce que tout change pour que rien ne change. Dans ce sens, les socialistes apparaissent comme des parfaits conservateurs. Ils font l’apologie de la « modernisation » du capitalisme. Jean-Pierre Garnier et Louis Janover énumèrent les expressions de la novlangue socialiste : « restructurations économiques, innovations technologiques, réaménagements institutionnels, recompositions sociales, réajustements politico-idéologiques, rénovations culturelles… ». Tous les changements apparents visent surtout à sauver le système capitaliste.
Les dominés doivent désormais autogérer leur propre domination. Le capitalisme colonise tous les aspects de l’existence. Mais ses tendances ne sont pas nouvelles. « L’inclusion des loisirs, de la sociabilité ou même des sentiments intimes dans le champ du profit » est observée par les marxistes hétérodoxes qui critiquentl’aliénation. Karl Marx souligne déjà la capacité de la bourgeoisie à « révolutionner constamment les instruments de production » pour permettre d’élever ou de maintenir le taux de profit.
Ensuite, cette idéologie du socialisme moderne vise à éradiquer tout projet de société alternative. La rupture avec l’État et le capitalisme est désormais assimilée au totalitarisme, un concept creux devenu à la mode. Surtout, l’ordre social n’est plus qualifié de capitaliste. Dès lors, ceux qui s’en prennent à la modernité sont taxés d’archaïsme. « C’est qu’à défaut de transformer les monde, on peut toujours transformer les idées qui courent à son sujet ! », ironisent Jean-Pierre Garnier et Louis Janover. La gauche masque sa politique d’austérité en invoquant l’euphémisme de la rigueur.
Mais le PS s’attache à revaloriser les idées des capitalistes. Profit, argent, entreprise, compétitivité deviennent les nouvelles idoles de la gauche moderne. La pensée politique sur laquelle s’appuie le prolétariat est laminée.
La politique de gauche pour adapter la société au capitalisme moderne
Le nouveau socialisme n’est pas vraiment moderne puisqu’il reprend la politique et le discours du vieux libéralisme. Mais la véritable nouveauté réside dans la communication. Les publicitaires diffusent les messages du gouvernement. Une intense propagande, désormais appelée pédagogie, doit faire accepter la politique d’austérité. « Pour évaluer la capacité à diriger un pays, les talents médiatiques importent plus que les aptitudes politiques », observent Jean-Pierre Garnier et Louis Janover.
La politique se réduit désormais à une « politique de communication ». Le divertissement et les débats télévisés rythment la vie politique. La démocratie représentative se réduit effectivement à une simple représentation. Le débat politique devient particulièrement médiocre et se focalise sur le dérisoire. Le projet socialiste disparaît au profit d’un produit marketing.
Les socialistes deviennent des bons gestionnaires du capitalisme. Les nationalisations permettent de relancer des secteurs industriels mal gérés par les patrons. Les entreprises nationalisées peuvent alors bénéficier d’importants investissements. Mais la structure hiérarchique des entreprises n’est jamais modifiée. « Placé bien en vue pour attiré l’œil, l’objectif social se trouvait en réalité subordonné à l’objectif économique », résument Jean-Pierre Garnier et Louis Janover. Les entreprises gérées par l’État doivent devenir rentables et compétitives. Le capitalisme d’État ne se distingue pas du capitalisme privé.
La décentralisation ne vise pas à affaiblir l’État central mais uniquement l’administration. Le PS s’attache surtout à faire évoluer la gestion étatique de la société. Cette réforme « tendait précisément à moderniser la gestion de l’espace hexagonal pour l’adapter aux besoins du capital », analysent Jean-Pierre Garnier et Louis Janover. La bureaucratie centrale laisse place en partie à l’autocratie municipale. La hiérarchie entre dirigeants et dirigés perdure à l’échelon local et la décentralisation se distingue fortement de l’autogestion de la vie quotidienne. « En somme, dans la démocratie locale comme dans la démocratie sociale, l’autogestion, c’est l’affaire des technocratie municipales ou des bureaucraties syndicales », observent Jean-Pierre Garnier et Louis Janover. Ses réformes permettent surtout la promotion politique d’une classe de cadres issue de la petite bourgeoisie intellectuelle. Cette nouvelle élite de gestionnaires intermédiaires s’interpose entre les gouvernés et les gouvernants.
Les lois Auroux visent à adapter l’entreprise au capitalisme moderne. La gestion centralisée et hiérarchique semble révolue. Les salariés doivent devenir autonomes pour davantage s’impliquer dans l’entreprise, devenir rentables et performants. Sur fond de christianisme social, de nouvelles formes de management peuvent émerger. L’humanisme catholique modernise l’exploitation. Toute forme de conflit social doit être éradiquée par le contrat et la concertation.
L’école et l’université doivent également se conformer aux besoins des entreprises. Des salariés dociles et adaptables doivent sortir du moule scolaire.
Sur le plan international, le pouvoir socialiste se range du côté des États impérialistes. Mitterrand défend l’Occident aux côtés des États-Unis de Ronald Reagan. Le président socialiste soutient les dictateurs africains et abandonne toute idée de pacifisme et de solidarité internationale. Mieux, les socialistes réhabilitent l’armée et valorisent le commerce d’armes.
Les intellectuels de gauche ne dénoncent pas les barbouzeries du pouvoir socialiste, notamment le torpillage du Rainbow Warrior, le bateau des écologistes de Greenpeace. Les intellectuels dénoncent surtout le totalitarisme, associé à la pensée de Marx. En Pologne, il soutiennent le syndicat Solidarnosc qui s’oppose à l’URSS mais qui s’attache surtout à contenir la colère ouvrière.
La gauche et la nouvelle petite bourgeoisie
Les premières réformes des socialistes, avant le tournant de la rigueur, visent à rassurer les électeurs et à affaiblir le Parti communiste (PC). Mais les socialistes font rapidement l’apologie de la rentabilité, de la compétitivité et du profit. Les entreprises ne sont pas considérées comme des adversaires mais comme des partenaires. Seule la gauche peut mener une politique d’austérité sans susciter l’hostilité des syndicats et de la population. Le socialisme français n’a pas échoué ou trahi. Il s’inscrit dans sa logique de classe qui doit permettre le développement du capitalisme.
Le socialisme moderne correspond à l’émergence d’une nouvelle classe sociale : la petite bourgeoisie intellectuelle. Cette classe joue les intermédiaires entre dirigeants et dirigés. Les activités socio-éducative, culturelles, d’information permettent d’encadrer le prolétariat pour réguler le système social. La classe dirigeante délègue des fonctions de direction à cette nouvelle petite bourgeoisie.
L’importance numérique et surtout le poids culturel de cette classe intermédiaire ne cesse d’augmenter. Pourtant, la nouvelle petite bourgeoisie reste marginalisée dans le domaine politique. « Préposée par la division du travail aux tâches de conception, d’organisation, de contrôle et d’inculcation, elle entendait bien voir sa vocation médiatrice également reconnue et utilisée dans le champ politique », analysent Jean-Pierre Garnier et Louis Janover. L’opposition de la petite bourgeoisie se radicalise jusqu’à contester le capitalisme en Mai 68.
Dans les années 1980, l’ambition de ses travailleurs intellectuels devient plus modeste mais plus conforme à leur classe sociale. Ils ne veulent plus changer le monde mais adapter la société française aux mutations du capitalisme moderne. La bourgeoisie doit renouveler les formes de la domination et fait donc appel à la petite bourgeoisie intellectuelle. Cette classe sociale demeure « l’agent subalterne de la reproduction du système », observent Jean-Pierre Garnier et Louis Janover.
Mais l’intellectuel petit bourgeois refuse de paraître pour ce qu’il est. Il se distingue par la dénégation de sa propre classe sociale. « Il est aveugle, ou feint de l’être, sur le rapport entre son action ou sa réflexion et ses conditions concrètes d’existence », observent Jean-Pierre Garnier et Louis Janover. La nouvelle petite bourgeoisie se consacre à la mystification de l’ordre social. L’éducation et la culture, dont elle est l’agent, est censée permettre l’épanouissement individuel et non l’aliénation ou l’encadrement. Pour bien tromper le prolétariat, la petite bourgeoisie doit elle-même être aliénée et ne pas avoir conscience de son rôle social.
La petite bourgeoisie change alors d’idéologie. Les anciens gauchistes Roland Castro, Régis Debray ou Henri Weber deviennent les fidèles laquais du nouveau pouvoir. Ils abandonnent leurs idées révolutionnaires pour faire l’apologie de la modernité marchande. « Les affreux exploiteurs, vils profiteurs et autres extorqueurs de plus-value se sont transmués en animateurs, en créateurs de richesses, jeunes créateurs sympas », raillent Jean-Pierre Garnier et Louis Janover.
La petite bourgeoise semble fascinée par les révolutions dans les pays du tiers-monde. Elle s’identifie aux intellectuels qui dirigent le peuple, marquent leur empreinte dans l’histoire et accèdent à des postes de pouvoir.
Les cadres et professions intellectuelles n’aspirent pas à la rupture avec le capitalisme qui débouche vers l’abolition de leur classe d’intermédiaire. En revanche, cette catégorie sociale s’attache à une « voie moyenne » à travers un capitalisme étatisé. « La petite bourgeoisie intellectuelle, qui tire de l’État son existence, ses pouvoirs, ses ressources, ses privilèges fait de son père nourricier un deus ex machina », analysent Jean-Pierre Garnier et Louis Janover. Cette classe sociale aspire à moderniser le capitalisme, à travers l’intervention de l’État, et non à s’en débarrasser. La fétichisation du secteur public demeure l’une de ses caractéristiques. Michel Rocard, au PSU ou au PS, incarne cette petite bourgeoisie moderniste et son idéal. « En finir, non plus avec le capitalisme, mais avec l’irrationalité de son fonctionnement et l’immoralité de ses excès », résument Jean-Pierre Garnier et Louis Janover. La société marchande doit être régulée, aménagée et encadrée, mais surtout pas supprimée.
Une critique radicale de la gauche
La petite bourgeoisie impose également une idéologie postmoderne. Contre « les grands récits émancipateurs », ce discours valorise la petitesse avec les micro expériences et les révolutions minuscules. Les minorités deviennent le nouveau sujet de révolutions qui ne peuvent être que moléculaires. L’immédiateté et l’action concrète priment sur les utopies lointaines. Le mondial est délaissé au profit d’une exaltation du local, de l’ici et maintenant. Évidemment, cet horizon limité refuse la perspective d’un au-delà du capitalisme.
Le rapprochement entre la gauche et la droite alimente la vacuité de la politique. La communication et le marketing priment sur l’élaboration des programmes. « Nul projet à l’horizon, sinon la reproduction perpétuelle de ce qui est », résument Jean-Pierre Garnier et Louis Janover. La politique se réduit toujours plus à la gestion. La compétence et l’efficacité à faire tourner la boutique France sont valorisées. Mais la politique devient vide de sens.
Ce livre peut faire l’objet de deux lectures. Une lecture rapide rejoint les thèses du Front de gauche, de la gauche de gauche et des lecteurs du Monde diplomatique. Selon ce courant, la gauche a trahi les espérances du peuple. Les socialistes ont dérégulé l’économie, bradé les services publics et ont imposé un néolibéralisme version française. Surtout, le PS est considéré comme une « fausse gauche », comme une « deuxième droite » pour reprendre ce mauvais terme. Cette lecture est évidemment favorisée par le titre de l’ouvrage qui alimente la confusion et l’imprécision.
Cette analyse basique est fausse. Le PS, loin d’avoir trahi le peuple de gauche, s’attache à défendre les intérêts de la nouvelle petite bourgeoisie. Dans ce sens, il s’attache à adapter la société au capitalisme moderne. Une vraie gauche, du type de celle de Mélenchon, conduirait la même politique une fois au pouvoir. Le Front de gauche et l’extrême gauche défendent les intérêts d’une fraction déclassée de la petite bourgeoisie. La défense de l’État rejoint les intérêts de classe des fonctionnaires et des salariés du secteur public.
Mais le Front de gauche ne défend pas les intérêts de la majorité des exploités. Ce cartel électoral refuse tout mouvement de rupture avec l’État et le capitalisme. Dans le livre de Garnier et Janover, ce n’est donc pas le jugement moral contre la « deuxième gauche » qui semble intéressant. Mais l’analyse de classe du socialisme français qui pourrais s’appliquer à l’extrême gauche étatiste et citoyenniste. Ce serait effectivement un moyen d’actualiser cette réflexion critique, mais avec des conclusions politiques moins consensuelles.
D’ailleurs cette extrême gauche n’hésite pas à s’associer au PS pour défendre ses intérêts de classe. Dernier exemple en date, les bureaucrates du Front de gauche ont dénoncé le « sectarisme » des antifascistes et des libertaires qui dénoncent larécupération politicienne de la mort de Clément Méric. Ses politiciens nient la nature de classe du PS car, malgré une communication différente, ils défendent les mêmes intérêts et la même politique. Dans les luttes sociales, les libertaires doivent se tourner vers la majorité des exploités et non vers les organisations du mouvement social. Les syndicats, les partis, les associations défendent les intérêts de cette nouvelle petite bourgeoisie. D’ailleurs leur programme reste conforme au réformisme de la social-démocratie historique. Au contraire, seule l’auto-organisation des prolétaires ouvre la perspective d’une société sans classes.
Source : Jean-Pierre Garnier et Louis Janover, La Deuxième Droite, Agone, 2013 (Première édition : Robert Laffont, 1986)
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Pour aller plus loin :
« La deuxième droite » avec Jean-Pierre Garnier (entretien vidéo), publié sur le site des Mutins de Pangée en mai 2013
La deuxième droite : comment le PS au pouvoir conforte le capitalisme mieux que ses prédécesseurs, entretien avec Jean-Pierre Garnier, émission Libertés sur paroles du 6 mai 2013
La « gauche » n’est pas une deuxième droite… c’est la gauche du capital, publié sur le site Voostanie le 29 mai 2013
Textes de Louis Janover sur le site du collectif Smolny
La chronique de Jean-Pierre Garnier sur le blog des éditions Agone
Textes de Jean-Pierre Garnier sur le site « Nouveau millénaire, Défis libertaires »
Articles de Jean-Pierre Garnier sur la revue en ligne Divergences
Articles de Jean-Pierre Garnier publiés dans Le Monde libertaire
http://zones-subversives.over-blog.com/
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