Le masculin n’est pas un genre neutre : pour l’usage d’une langue épicène

Nous partageons ici un article paru sur Paris-luttes.infos, qui synthétise les raisons pour lesquelles cesser de masculiniser la langue française peut être simple et bénéficier à tout le monde. De nombreuses féministes ont lutté en ce sens depuis des décennies. En complément, il peut être intéressant de s’intéresser à la « querelle des femmes » (très documentée par Eliane Viennot), dispute littéraire entre pré-féministes et masculinistes entre le 12ème et le 19ème siècle au court de laquelle la question de l’invisibilisation des femmes dans le français a été très débattue.

Nous ne nous attarderons pas ici sur les raisons qui nous pousseraient à féminiser la langue française. Il nous semble évident que les mots ont un sens et que visibiliser le genre féminin dans la langue française c’est combattre la règle du masculin considéré comme neutre…

Nous ne vous rappellerons pas ici l’invisibilisation des femmes dans l’espace public et politique, dans l’Histoire, etc.
Nous pourrions simplement citer un exemple très parlant : l’Académie française, cette institution, fondée en 1635 est composée de 40 membres élu’e’s par leurs collègues. Elle n’accordera une place à une femme qu’en 1980. En 2010, elle inclut 6 femmes : 6 femmes en 375 ans d’histoire !
Non, nous ne reviendrons pas sur les raisons de neutraliser une langue partagée par plus de 900 millions de femmes et d’hommes [1]. Nous espérons le lectorat d’un media comme paris-luttes.info, conscient de ces problématiques [2]. Par contre nous tenterons de répondre aux critiques qui sont opposées à l’utilisation d’une langue épicène [3].
Argument typographique : c’est dur à lire

En introduction on pourrait rappeler que la langue française comprend des mots comme beaucoup que la plupart des humains non-francophones préféreraient écrire bocu ou boku. La langue française est suffisamment alambiquée pour que cet argument ne pèse pas bien lourd. Et si vous trouvez cela si affreux de lire du français neutre, vous avez du arrêter de lire cet article depuis bien longtemps puisqu’aucun mot masculin n’a été utilisé comme norme pour un ensemble mixte.
L’idée de neutraliser la langue française comme toute innovation révolutionnaire prendra du temps à se mettre en place. Mais les difficultés du début s’estamperont rapidement et deviendront des habitudes dont on ne pourra plus se passer. Il suffit d’un peu de bonne volonté.

Argument pseudo-historique : c’est de l’avant-garde

Qui pense que le masculin dans la langue française a toujours été le genre neutre se trompe. On rappellera à ce propos que c’est Richelieu qui a introduit ces règles grammaticales et qu’à l’époque ça a soulevé une vive polémique au sein de l’intelligentsia féminine [4]. Le français est une langue latine qui comprend un genre neutre, et le féminin a été utilisé pendant très longtemps pour désigner des généralités. La meilleure illustration reste ce dialogue entre Madame de Sévigné et Gilles Ménage :
« Madame de Sévigné s’informant sur ma santé, je lui dis :

Madame, je suis enrhumé.
Je la suis aussi, me dit-elle.
Il me semble, Madame, que selon les règles de notre langue, il faudrait dire : je le suis.
Vous direz comme il vous plaira, ajouta-t-elle, mais pour moi, je croirais avoir de la barbe au menton si je disais autrement. »

Argument grammatical : c’est pas Français

Eh bien non, ce n’est pas français, de ce français qui édicte des règles sexistes et manipule la novlangue. L’évolution vers un français inclusif est une langue en lutte. Une langue mouvante qui parle de nos combats. Citons ici la super brochure de Maïa [5], elle nous dit ;

« J’en suis arrivée au point où la violence symbolique de ma langue maternelle, et néanmoins patriarcale, me saute aux yeux […]. Alors je fais le choix d’arrêter de perpétuer cette dynamique sexiste (car je suis persuadée que la symbolique du langage influe sur la symbolique de la pensée) et de développer un outil égalitaire : un langage alternatif, une adaptation de ma langue avec mon combat féministe. »
Et pratiquement comment on fait ?

En tout les cas, on évite de désigner les femmes par leur statut sexuel parce que c’est vraiment une sale habitude. On n’utilise pas mademoiselle, on arrête de parler des filles en désignant des femmes non mariées [6], et on ne dit pas les Hommes pour désigner les humains.

On essaie de remplacer les expressions sexistes ou homophobes par d’autre.
Pétain ! à la place de Putain ! par exemple.
Fils de pub ! à la place de Fils de pute !

Ensuite, globalement ce que l’on essaie de faire c’est une langue la plus neutre possible, on privilégiera les mots épicènes quand ils existent :
le lectorat plutôt que les lecteurs et les lectrices,
les personnes qui m’aiment prendront le train plutôt que ceux qui m’aiment prendront le train

On fera attention tout de même à gens qui pourrait paraître neutre mais qui a une histoire tellement dégueulasse qu’il est à utiliser avec précaution. En tout cas il n’y a pas de mot gen’s’tes ou on ne sait quoi [7].

Pour les pronoms il est très facile de se mettre à utiliser des pronoms neutralisés tels que
elleux au lieu de eux et elle
Celleux au lieu de celles et ceux
ielle au lieu de elle et lui
L’intérêt de ces néologismes c’est qu’ils s’entendent à l’oral.

Ensuite il y a tous les noms communs qui désignent des personnes, bon bah là on fait au mieux :

Quand il est compliqué de faire autrement on peut doubler le mot :
Les veuves et les veufs
Toutes et tous

A l’écrit, quand l’ajout d’un E suffit, on peut mettre :

un tiret : libéré-e-s : facile
un point : libéré.e.s : facile aussi mais ce signe a déjà beaucoup de sens dans les phrases
une majuscule : libéréEs : on peut trouver ça moche et ça met le féminin sur un piédestal
un point médian : limité·e·s : demande de manipuler des caractères spéciaux sur le clavier donc c’est moins facile.

On pourrait lui préférer l’apostrophe. Ce signe n’a pas vraiment de sens dans la langue française si ce n’est d’effacer les genres devant des mots qui commencent par une voyelle.
Comme dans je l’invite à la place de je le invite ou je la invite
Et puis parfois l’apostrophe est mystérieuse comme dans Aujourd’hui [8]
En tout cas, on évite de mettre des parenthèses qui reviendraient à mettre le genre féminin à l’écart : les inférieur(e)s par exemple.

On dirait alors :
Les manifestant’es dévalèrent le boulevard en chantant, ielles marchaient furieusement sur le Palais, ou croupissaient les vieux et quelques vieilles croulant’es qui se rêvaient nos chef’fes.

On pourrait aussi, petit à petit, introduire quelques mots valises qui engloberaient des foules comme :
Les chômeureuses, les amateurices, par exemple.
On pourrait même aller jusqu’à des
académicien·ne s, à prononcer par exemple « académicienniens ».

Si on a une énumération à faire, on peut utiliser tantôt le masculin comme neutre, tantôt le féminin comme neutre pour représenter indifféremment les genres.

Mais surtout notre propos ici n’est pas d’affirmer quelques règles grammaticales qui s’opposeraient légèrement à celles de l’Académie. Nous pensons que toutes ces suggestions sont à compiler, enrichir, mélanger. On remarquera que les rares documentations administratives concernant la féminisation des textes se focalisent sur les modalités pour les titres et fonctions [9]. Elles proposent des choses aussi absurdes que de dire la femme-magistrat au lieu de la magistrate.

Ne tombons pas dans le panneau de systématiser des règles qui enfermeraient de nouveau notre langues dans des rapports de domination (si on précise à chaque phrase qu’il y a des hommes et des femmes, quelle place laissons-nous à des personnes qui ne se reconnaissent ni dans l’un ou l’autre des genres ?).
Soyons créatives et inclusifs !
Notes

[1] http://www.francophonie.org/-80-Etats-et-gouvernements-.html

[2] pour plus d’information se référer à : Silvia Federici (1942-) Cristine Delphy (1941-), Pierre Bourdieu (1930-2002), Stasa Zajovic (1940-2016), Naomi Wolf (1940-2016), Alice Walker (1940-2016), Roya Toloui (1940-2016) Starhawk (1940-2016) Alice Schwarzer (1940-2016), Angela Davis (1940-2016), Audre Lorde(1875–1939) Simone de Beauvoir (1875–1939) Louise Michel (1801–1874), Rosa Luxemburg (1801–1874) Emma Goldman (1801–1874) Friedrich Engels (1801–1874) Voltairine de Cleyre (1801–1874), Olympe de Gouges (1701–1800)

[3] Un mot épicène, du latin epicoenus dérivé du grec ancien ἐπίκοινος « possédé en commun », est un mot qui n’est pas marqué du point de vue du genre grammatical et peut être employé au masculin et au féminin sans variation de forme.

[4] Sur l’histoire de la langue française masculinisée, lire le bon article sur wikipedia : https://wikimonde.com/article/F%C3%A9minisation_des_noms_de_m%C3%A9tiers_en_fran%C3%A7ais

[5] La brochure dont nous nous sommes largement inspiré’es pour écrire cet article : Comment et pourquoi féminiser le francais, Maïa 2010, disponible sur infokiosques.net et dans tous les bons infokiosques.

[6] sur l’utilisation des mots féminins comme outil de domination et notamment la langue comme outil pour réduire les femmes à leur statut marital, écouter la conférence de la linguiste Anne-Marie Houdebine. http://www.dailymotion.com/video/xd6j8o_conference-d-anne-marie-houdebine-1_school. On y apprendra que les mots veuve ou pucelle n’ont pas eu d’équivalent masculin pendant longtemps

[7] le mot gens est féminin quand l’adjectif est placé devant et masculin quand l’adjectif est placé derrière, on pourrait donc le trouver neutre, mais historiquement ce mot a désigné les clans latins, qui se transmettaient de père en fils, puis les gens étaient les personnes sous un pouvoir, puis les gens de maison, etc. Donc il est vraiment à utiliser avec précaution.

[8] Étrange mot que ce pléonasme du XVIe siècle, qui voulait littéralement dire le jour du jour (huis voulant dire jour à l’époque), il intègre une apostrophe au milieu du mot afin de marquer l’élision entre les deux mots de base

[9] http://www.academie-francaise.fr/actualites/la-feminisation-des-noms-de-metiers-fonctions-grades-ou-titres-mise-au-point-de-lacademie

Lu sur Paris-luttes.infos