Dans le contexte de la faillite de la gauche au pouvoir, des intellectuels présentent leur conception de la politique.
Des intellectuels critiques s’expriment dans le numéro 41 de la revue Lignes. Ils livrent leur analyse et leur sentiment sur la situation politique, notamment de la France. En mai 2013, la gauche est au pouvoir depuis un an. Mais François Hollande mène la même politique que la droite, avec la chasse aux immigrés et la servilité au patronat. C’est surtout un contexte qui se caractérise par des politiques d’austérité, partout en Europe. En France, le droit du travail est à nouveau attaqué pour renforcer le pouvoir des patrons dans les entreprises. Mais l’Accord national interprofessionnel (ANI) et les autres mesures d’austérité peuvent facilement s’imposer face à l’apathie du mouvement social.
Face à ce sinistre bilan, la revue Lignes interroge des intellectuels proches de la gauche radicale pour leur demander ce qu’il reste de la politique : de sa parole, de sa promesse, de son action.
Le gouvernement de gauche : un désastre annoncé
Des contributions se penchent sur le gouvernement socialiste. François Hollande n’a pas véritablement suscité d’enthousiasme et n’a pas déchaîné les espérances de changement. Il se contente aujourd’hui de mener une politique d’austérité.
« Je ne suis ni déçu ni surpris par les accomplissements ou les manquements de François Hollande depuis son élection en mai 2012, car tous ses faits et gestes étaient inscrits […] dans l’ADN du parti socialiste », admet Jean-Loup Amselle. Loin de trahir des espérances, la gauche se contente toujours de gérer la capitalisme. Léon Blum assumait déjà que les socialistes s’apparentent à des « gérants loyaux du capitalisme ». Mais cette gestion n’est pas plus douce que sous la droite. Les socialistes mènent la politique du Medef et déroulent leur politique d’austérité. « Le gouvernement entend ainsi abaisser le niveau de vie du peuple en alourdissant les impôts de façon à alléger les charges des entreprises et restaurer leur compétitivité », résume Jean-Loup Amselle.
Philippe Hauser estime que l’arrivée de la gauche au pouvoir ne change rien. Le PS demeure un parti d’État, surtout composé de bureaucrates. « Faire tomber un gouvernement, gagner une élection, n’entament en rien l’existence de l’État, sa vie régulière été ordonnée », analyse Philippe Hauser. Guerre au Mali, répressionantiterroriste, expulsions de sans papiers : le gouvernement de gauche s’attache au contraire à affirmer la puissance de l’État.
Plinio Prado n’éprouve aucune déception face au gouvernement de gauche. Cette élection ne suscitait pour lui aucun espoir. Ceux qui sont au postes de commandement se ressemblent tous, à travers leur milieu social et à travers les politiques qu’ils mènent. « Ce sont réellement des fondés du pouvoir du capital, comme l’eût dit Marx », observe Plinio Prado. Seul le discours évolue, mais pour habiller les mêmes pratiques. La politique se réduit à une gestion technique du système capitaliste. Toute perspective de rupture révolutionnaire semble désormais disparaître. Aucun projet d’émancipation ou de société alternative ne se dessine.
Au-delà du gouvernement actuel, c’est toute la société moderne qui semble agoniser. La civilisation marchande et la gestion bureaucratique vident la politique de tout véritable sens.
Gestion de la marchandise et vide politique
Gérard Briche observe la domination de l’économie. Pour lui, le capitalisme consiste à réduire la production au calcul économique et à la quantification. « Réduire le producteur à n’être qu’un producteur, réduire la chose produite à n’être qu’un produit proposé sur un marché, et plus généralement tout réduire à n’être qu’une marchandise, c’est-à-dire quelque chose qui a un prix, qui peut se vendre et s’acheter, c’est une originalité du capitalisme », analyse Gérard Briche. La croissance, travailler, produire, vendre, et la valeur ne créent pas de richesses mais uniquement un monde d’inégalités et de pauvreté.
Olivier Jacquemond observe que la politique s’apparente à un carnaval. Les discours enflammés et le renversement momentané des valeurs permettent surtout de conforter l’ordre établi. Pendant les campagnes électorales, tout le monde semble pouvoir accéder au trône. Mais après cette récréation rituelle vient l’inévitable retour à l’ordre. La communication et le marketing politique révèlent la dimension non subversive des campagnes électorales. Les élections ne peuvent alors déboucher que vers la frustration.
Jean-Paul Curnier observe que la politique se réduit à une routine bureaucratique et électoraliste. L’action et la réflexion collective disparaissent pour laisser place aux seuls enjeux de pouvoir institutionnel. « Ce qui a disparu des mœurs, c’est cette forme collective d’emploi de l’intelligence humaine qui seule peut qualifier un peuple comme assemblée démocratique, c’est la possibilité d’un peuple penseur de sa propre condition, de son devenir et des moyens de la construire », observe Jean-Paul Curnier. La politique se limite à un aménagement de l’exercice du pouvoir et à un simple maintien de l’ordre.
La société marchande fabrique un peuple de consommateurs passifs et infantiles. C’est l’indignation qui prédomine dans un contexte de vacuité intellectuelle et d’assèchement de toute réflexion critique. « L’indignation c’est la révolte sans pensée et sans politique, c’est l’insurrection à la portée des peluches », ironise Jean-Paul Curnier. Seule la désobéissance permet de rompre avec l’assujettissement au pouvoir. Désobéir permet de « rompre le pacte silencieux qui voit la passivité, l’immaturité et l’indifférence s’échanger contre les soi-disant bienfaits protecteurs du système », analyse Jean-Paul Curnier.
Face à ce constat accablant, la posture intellectuelle de contempteur du désastre ne suffit pas. L’action politique demeure indispensable pour transformer l’existant.
La politique institutionnelle et ses limites
Le philosophe Etienne Balibar ressort le vieux refrain social-démocrate etcitoyenniste, incarné aujourd’hui par le Front de gauche. Il prétend aspirer à une « expropriation des expropriateurs » pour permettre une réappropriation de la chose publique par les citoyens. Mais, selon Etienne Balibar, ce projet passe par les institutions pour mettre en œuvre des réformes successives. Contrairement à ce discours à la mode, les mouvements de transformation sociale ne peuvent passer que par des mouvements de rupture, en conflictualité avec les institutions.
Dans la même veine, Véronique Bergen alimente les illusions réformistes. Dans un élan de naïveté, la philosophe estime que François Hollande a trahi ses électeurs, Le discours douteux de la philosophe l’amène à défendre les élections et les institutions contre le supposé règne de la finance. Véronique Bergen ignore que ce sont les États, les gouvernements et les institutions qui ont mené des politiques de dérégulation et de financiarisation de l’économie.
René Schérer rentre dans le rang, comme tous les intellectuels qui incarnent l’esprit de Mai 68. Cet ancien militant du Front homosexuel d’action révolutionnaire (FHAR) défend désormais le mariage pour tous. Ce fouriériste, partisan de la révolution sexuelle, attaquait toutes les normes et les contraintes sociales. Il fait désormais l’apologie de la famille, du mariage et du petit couple bourgeois. Le mariage homosexuel apparaît donc pour lui une avancée permise par le gouvernement socialiste. Mais c’est évidemment une imposture qui ne fait qu’intégrer encore un peu plus les homosexuels au conformisme bourgeois.
Le sociologue Eric Fassin observe l’évolution du débat politique. Cet intellectuel de centre-gauche est désormais assimilé à un ultra gauchiste. Il reste un électeur docile et discipliné, mais observe les limites de la gauche institutionnelle et d’un changement par les urnes.
La contribution de Gérard Mauger reflète la plupart des analyses des intellectuels de gauche. Le sociologue dénonce le PS qui mène une politique de droite, avec une idéologie social-libérale. Pour lui, il faut construire une gauche de gauche qui s’oppose à la gauche de droite du gouvernement. Mais cette gauche de gauche se distingue surtout à une gauche plus radicale et libertaire attachée à l’intensification des luttes sociales et à un renversement de société.
Pierre Sauvêtre annone le discours du Parti de gauche de Jean-Luc Mélenchon. Cette prétendue « vraie gauche » doit conduire les révoltes sociales vers le chemin balisé des élections et de la politique institutionnelle. Il s’agit d’une impasse qui réhabilite la vieille social-démocratie, remaquillée avec une couche verdâtre.
Mais la politique ne doit pas se réduire aux sphères institutionnelles et bureaucratiques. C’est dans les luttes sociales que de nouvelles pratiques émergent pour dessiner une autre société.
De nouvelles perspectives politiques
Au-delà su PS, Philippe Corcuff souligne l’apathie intellectuelle d’une gauche radicale recroquevillée dans ses vielles revendications étatistes et réformistes. Contre les avant-gardes, les experts et les politiciens, les opprimés doivent s’émanciper eux-mêmes. Contre le repli national, incarné par Mélenchon, un internationalisme de résistance peut émerger.
Mathilde Girard refuse la conception dominante de la politique, réduite à la gestion institutionnelle. Au contraire, la politique doit se réinventer dans les marges du pouvoir et des gouvernements. « Politique est alors le nom de ce qui s’exprime dans l’instant, dans la révolte, dans les expériences collectives, dans les singularités, les minorités – dans la souveraineté », précise Mathilde Girard.
Michael Löwy distingue deux formes de politiques. La politique institutionnelle se réduit à la gestion du capital et au maintien de l’ordre. Cette politique règne, gouverne et exerce le pouvoir d’État. Mais une autre conception de la politique vise à créer une communauté libre et égalitaire.
Les mouvements de révoltes à travers le monde réinventent la politique. « La force de ses mouvements vient tout d’abord de cette négativité radicale, inspirée par une profonde et irréductible indignation », observe Michael Löwy. Les luttes expriment une conflictualité avec l’ordre existant. Les révoltes traduisent une insoumission au pouvoir.
L’utopie renvoie à une autre forme de politique. Karl Mannheim évoque la « fonction subversive » du désir de rupture avec l’ordre établi. L’utopie ne renvoie plus à la simple rêverie mais au projet de bouleversement de l’existant. « Sans indignation, sans utopies, sans révolte et sans ce qu’ Ernst Bloch appelait » paysage de désir « , sans image d’un monde autre, d’une nouvelle société, plus juste et plus solidaire, la politique devient mesquine, vide de sens, creuse », souligne joliment Michael Löwy.
Cette démarche utopique doit aussi alimenter une critique radicale de la vie quotidienne. Dans un contexte de désert existentiel, la démarche des avant-gardes artistiques peut s’actualiser pour ré-enchanter la vie.
L’expérience de la revue Contre-Attaque
Michel Surya revient sur l’expérience de la revue Contre-Attaque. Union des intellectuels révolutionnaires, diffusée en 1935-1936. Ce mouvement réunit l’écrivain George Bataille et André Breton, figure du surréalisme. Contre-Attaque s’attache au marxisme révolutionnaire : lutte des classes, socialisation des moyens de production, internationalisme. La revue se distingue par une exaltation de la violence révolutionnaire et du peuple en armes pour s’opposer au fascisme. La théorie de Hegel sur la dialectique du maître et de l’esclave est retraduite. « Le temps est venu de nous conduire tous en maîtres et de détruire physiquement les esclaves du capitalisme », indique l’adresse inaugurale de la revue.
Contre-Attaque dénonce également l’ordre moral qui maintien l’ordre politique. La famille et la répression sexuelle sont vivement critiquées. « Seule cette morale turbulente et heureuse […] peut servir de principe à des rapports sociaux libérées des misères du système de production actuelle », souligne le texte » La vie de famille « . La révolution sociale doit s’accompagner d’une révolution sexuelle pour permettre une véritable libération humaine. Pourtant les révolutionnaires ne cessent d’ignorer les questions sexuelles, considérées comme décisives par Contre-Attaque.
Mais la revue, qui se place sous la figure tutélaire du marquis de Sade, connaît aussi ses limites. Les analyses politiques ne sont pas toujours très fines. Par exemple la démocratie est assimilée au fascisme. Surtout, Contre-Attaque se caractérise par une exaltation de la violence la plus déchaînée. Seules la force, la violence et l’autorité doivent permettre un soulèvement des masses.
La rue, l’émotion, l’exaltation doivent guider l’insurrection. Certes, la révolution n’est pas un simple processus rationnel et renvoie au désir et à la passion. Mais les foules irrationnelles peuvent également alimenter la barbarie et la violence la plus arbitraire. Surtout, la révolution ne doit pas déboucher d’une démarche autoritaire mais doit surtout s’appuyer sur la spontanéité.
Réinventer la révolution
Contre-Attaque s’attache à une critique radicale de la vie quotidienne. La politique révolutionnaire ne doit pas se limiter à la routine militante. Les individus se conforment à un vide existentiel et au confort de la passivité. « L’opium du peuple dans le monde actuel n’est peut-être pas tant la religion que l’ennui accepté », souligne la revue. La détresse et la résignation doivent être bousculées pour déboucher vers l’action révolutionnaire.
La revue dénonce la morale bourgeoise qui permet le développement du fascisme. « Père, Patrie, Patron, telle est la trilogie qui sert de base à la vieille société patriarcale et, aujourd’hui, à la chiennerie fasciste », indique la revue.
La critique radicale de la vie quotidienne semble indispensable pour réinventer la révolution. La lutte des classes doit permettre d’abolir le mode de production capitaliste. Mais une révolution poétique, esthétique, érotique doit également bouleverser tous les aspects de la vie.
Source : Revue Lignes n°41, « Ce qu’il reste de la politique. Enquête, Mai 2012-Mai 2013 », Mai 2013
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