Le chercheur Samuel Bouron a pu accéder pendant un an aux formations des Jeunesses identitaires. Derrière la stratégie médiatique de ce mouvement, il met à jour son opération de conquête « par le bas », qui consiste à se « mélanger à la masse » et s’intégrer dans les institutions républicaines qu’ils dénoncent. Un travail dont le Front national récolte en partie les fruits.
Porte-parole de la colère des « sans-grades ». C’est ainsi que le Front national et plus généralement l’extrême droite aiment à se présenter. Depuis plusieurs années, ce leitmotiv est repris par médias et sondeurs. Se réclamant de cette légitimité « par en bas », les réactionnaires d’aujourd’hui opèrent un important travail de normalisation qui mélange références de droite et de gauche et s’appuie sur différentes fractions du champ du pouvoir: la haute fonction publique, les fondations culturelles d’utilité publique, la philosophie ou la sociologie académique, le monde des lettres…
Bien au-delà des seuls succès électoraux du FN, la revue Agone explore, dans son numéro 54 à paraître le 13 juin, cette nébuleuse qui constitue le terreau du rôle social que commence à jouer l’extrême droite: reprise des codes de la sociabilité mondaine, diffusion dans les vernissages, les salons académiques, l’édition et la littérature; développement de réseaux parmi les élites à travers le Club de l’Horloge et le GRECE; formation des Identitaires pour conquérir « par le bas » les institutions républicaines.
À rebours de l’hypothèse du « brouillage idéologique », relayée par nombre de médias, qui soutient que l’extrême droite, et notamment Marine Le Pen, auraient opéré une épuration de leurs membres les plus radicaux pour rendre leur parti « respectable », le chercheur Samuel Bouron démontre dans ce numéro que si l’extrême droite se professionnalise dans le champ médiatico-politique, elle n’a pas rompu pour autant avec le radicalisme politique.
Ce doctorant en sociologie à l’université de Picardie Jules-Verne, membre du centre de recherches CURAPP, a cherché à comprendre comment les militants parvenaient à résoudre cette contradiction. Il a infiltré pendant un an la formation militante des Identitaires, en devenant membre du Projet Apache, la section parisienne des Jeunesses identitaires (lire notre boîte noire). L’objectif: accéder aux « coulisses » de l’organisation, non pas pour « faire un catalogue de déclarations racistes » et « mener une dénonciation morale », mais pour« appréhender la façon dont se structure le mouvement ».
Samuel Bouron a exploré la stratégie « métapolitique » des Identitaires qui consiste à se « mélanger à la masse », à s’intégrer dans différentes institutions républicaines qu’ils dénoncent pourtant, « non pas pour s’y convertir, mais pour tenter de reconquérir “par le bas” un territoire qu’ils auraient perdu ». Il décrypte les piliers de cette stratégie: un modèle organisationnel inspiré de l’appareil communiste, une professionnalisation médiatique pour apparaître « apolitique », une visibilité limitée aux militants qui ont suivi une formation spécifique, dans des lieux autogérés.
Ainsi, les manifestations de la « radicalité » sont devenues plus discrètes en public, comme en témoigne la mise au placard de la panoplie bonehead – en particulier le crâne rasé. Parallèlement, les Identitaires s’inspirent aussi des références de gauche (SOS Racisme, Greenpeace, Act Up, le mouvement décroissant, le mouvement squat19, le groupe Noir Désir, le mouvement antifasciste radical, etc), estimant que le succès politique de la gauche s’explique par son hégémonie dans le secteur culturel.
Ils ambitionnent ainsi d’investir des domaines restés relativement vierges: un Wikileaks identitaire, une application Novopress 20 pour tablettes et smartphones, la création de France Pétitions, un site de sondages, l’ouverture d’un nouveau réseau social en ligne, d’un site de rencontre ethnique ou encore d’un site de soutien scolaire.
Les Identitaires innovent surtout dans la communication, où ils comptent plusieurs professionnels, et excellent dans l’art du « buzz » médiatique (en témoignent leurs actuelles « tournées anti-racaille » dans le métro, leur occupation de la terrasse du siège du PS en 2013, leur « apéro saucisson-pinard » en 2010). Tous les cadres sont formés aux techniques de communication: rédaction d’un communiqué de presse, élaboration d’un site Internet, réalisation d’un modèle graphique pour la création d’une bannière ou d’un pochoir, prise de parole en public. « L’enjeu est de ne jamais faire amateur. (…) Les actions symboliques sont pensées comme des produits de communication à destination des journalistes », explique Samuel Bouron.
Cette stratégie a montré son efficacité dans les médias, mais pas encore dans les urnes: c’est le Front national qui semble récolter les fruits de leur travail. Si Marine Le Pen a refusé toute alliance avec les Identitaires, elle peut s’offrir les services de leurs meilleurs éléments, tout en les tenant à distance des postes politiques les plus gratifiants. Ainsi, Arnaud Menu-Naudin, le rédacteur en chef de Novopress – site dont est à l’origine le Bloc identitaire–, a été recruté en 2014 comme assistant du groupe frontiste au Conseil général de Lorraine. De même, lors du mouvement anti « mariage pour tous », les Identitaires ont pu apporter leur savoir-faire en matière de communication et participer à la structuration du mouvement. À cette occasion, certains ont noué des relations avec Marion Maréchal-Le Pen.
Mediapart publie dans les pages suivantes deux extraits de l’article de Samuel Bouron, « Un militantisme à deux faces. Stratégie de communication et politique de formation des Jeunesses identitaires ».
« Les beaux quartiers de l’extrême droite », numéro coordonné par les doctorants en sociologie Samuel Bouron et Maïa Drouard. Parution le 13 juin. 208 pages. 20 euros.
Les caractéristiques des institutions totalitaires
Les Jeunesses identitaires comptent dans la plupart des grandes villes plus de militants que les autres groupes d’extrême droite, tels que le Front national de la jeunesse. Selon Samuel Bouron, la clé de l’engagement dans cette organisation se trouve dans l’existence de lieux militants autogérés, véritable entre-soi hors de portée des journalistes ou opposants politiques, qui contraignent eux en public à « se tenir ».(Les coupes sont signalées par des crochets, les notes de bas de page figurentsous l’onglet « Prolonger »).
Dans les coulisses du théâtre identitaire : l’expérience communautaire
[…] L’entrée chez les Identitaires suit un processus standardisé. Le premier contact s’établit en général par mail, excepté lorsque le nouveau militant est introduit par un membre de l’organisation. Un militant est alors désigné parmi les cadres du groupe pour jouer le rôle de « parrain », qui doit vérifier que les motivations du candidat à s’engager sont à la fois plausibles, cohérentes et conformes à la ligne politique des Identitaires. Un discours ouvertement néo-nazi serait par exemple un motif de rejet. Or, si je suis finalement entré dans le groupe, il m’a fallu du temps, lors de la rencontre avec mon « parrain », pour emporter véritablement son adhésion. Malgré mes efforts pour me renseigner sur ce groupe militant, ma façon de me présenter fut certainement, au départ, trop « institutionnelle » et dépendante de l’image que les Jeunesses identitaires renvoient vers l’extérieur.
Ce récit de mon entrée dans le groupe militant montre la difficulté d’appréhender un discours politique lorsqu’il n’est pas rattaché au système symbolique dans lequel il s’inscrit et dont il tire son sens. La participation au contexte d’énonciation donne alors à voir les principes de vision et de division communs au groupe.
L’étape de formation suivante consiste à participer pendant une semaine à un camp identitaire qui regroupe l’ensemble des sections locales. Cette formation a été mise en place en 2003 par Guillaume Luyt et Philippe Vardon, qui en ont été les premiers dirigeants. Leur projet s’élabore en rupture avec l’amateurisme des mouvements nationalistes, pour qui il suffirait d’attendre un sursaut révolutionnaire pour mener l’insurrection et prendre le pouvoir, ce qui rappelle l’argumentaire de Dominique Venner, cinquante ans plus tôt, dans Pour une critique positive. Selon Guillaume Luyt, « une crise de cette envergure, ça ne se prépare pas qu’au fond d’une cave, d’une arrière-salle de bistro ou d’un sous-bois. Le soulèvement spontané et victorieux d’individus isolés, ça n’existe pas. Car avant l’insurrection, il doit y avoir non seulement “la réforme morale, intellectuelle et spirituelle de quelques-uns”, selon le mot de Maurras, mais aussi la constitution d’une communauté combattante, aguerrie, soudée et identifiée par la masse. C’est précisément à la constitution de cette communauté de combat qu’ont travaillé, une semaine durant, les participants au premier camp d’été des Jeunesses identitaires [27]. » […]
Les camps des Identitaires portent les caractéristiques de ce qu’Erving Goffman appelle les institutions totalitaires, c’est-à-dire « un lieu de résidence et de travail où un grand nombre d’individus, placés dans la même situation, coupés du monde extérieur pour une période relativement longue, mènent ensemble une vie recluse dont les modalités sont explicitement et minutieusement réglées [30] ». Nous, les participants, suivons des activités programmées par la hiérarchie militante, comportant chaque journée un footing de quinze minutes suivi d’étirements, des conférences, une séance de boxe, un atelier pratique (réalisation de matériel militant comme, par exemple, la fabrication de pochoirs), et des veillées nocturnes consistant à chanter autour du feu, ceci exclusivement dans un domaine dont nous ne sortons pas et dans un confort rudimentaire. La discipline est militaire, comprenant un uniforme composé d’un short beige et d’un t-shirt bleu estampillé Identitaires que nous portons tout au long de la semaine, et des mises en rang pour débuter les activités collectives. Tout est fait pour que chaque militant se remette totalement à l’institution et qu’il n’existe plus en dehors des limites qu’elle a tracées.
Aussi, dans le camp identitaire, une multitude de rituels se succèdent pendant une semaine. Les militants qui y participent pour la première fois remplissent dès le premier jour un questionnaire biographique qui porte sur leur parcours : la profession des parents, les diplômes obtenus, la situation professionnelle et matrimoniale, mais aussi l’expérience militante et les différentes ressources mobilisables en politique. C’est sur la base de ce questionnaire qu’a lieu un entretien ultérieur avec les chefs des Jeunesses identitaires, qui vise à retracer tout le parcours biographique de l’individu, jusqu’à son engagement militant. Le questionnaire biographique et l’entretien visent à faire prendre conscience des « trésors » que la personne porterait en elle et de l’importance du « combat » qu’elle devrait mener [31].
Cette rencontre avec les représentants de l’institution est le moment par lequel la vie des militants est censée prendre un nouveau sens, parce qu’on leur donnerait à voir le monde sous un nouvel angle. Comme un personnage de roman, le jeune militant est supposé découvrir qu’il est le détenteur des traditions de son pays, et porte sur ses épaules tout son héritage familial, qui risquerait d’être détruit par l’intrusion d’ennemis bien décidés, dans cet imaginaire, à imposer une culture « différente ». Tout ce dispositif est censé produire « une révélation de soi » chez les aspirants identitaires. Suivant une logique bien connue et déjà décrite pour d’autres institutions totalitaires, l’écrasement en un seul lieu et un seul groupe de tous les domaines d’activités habituellement séparés – le parcours familial, scolaire, professionnel, politique, etc. – est censé remodeler les identités sociales des personnes enrôlées. […]
Le camp identitaire apparaît ainsi comme un espace de repolitisation et de recombinaison des dispositions sociales, où se rejoue en permanence l’opposition entre le monde militant et le monde extérieur. Les nouveaux militants subissent par exemple dans les premiers jours un bizutage : de faux ennemis simulent une attaque du camp, de façon à les mettre en situation de stress.
Contrairement à ce que l’on pense souvent à propos des « institutions totales », on ne devient pas identitaire en subissant un « bourrage de crâne ». On apprend peu de choses par exemple sur Dominique Venner, Alain de Benoist ou encore Guillaume Faye, pour citer des figures intellectuelles qui inspirent le mouvement identitaire. La doctrine n’est pas véritablement transmise explicitement. Mais cela ne signifie pas que l’on n’y apprend rien. Les multiples rituels qui parsèment la vie collective transmettent en fait une certaine vision du monde, parce qu’ils instaurent des divisions fondamentales de l’ordre social [33]. On entre dans une sorte de jeu de rôles où les jeunes Identitaires seraient des héros, posséderaient la force, le courage, la loyauté – autant de dispositions viriles – et entreraient en guerre contre les « déracinés » – ceux qui ne seraient pas originaires de « l’Europe blanche » –, mais aussi les « bobos » et les « rouges », toujours placés du côté de la faiblesse physique et morale. Le processus de socialisation des Identitaires vise surtout à intérioriser progressivement les modes de classification nécessaires pour savoir interpréter et s’orienter dans le monde politique.
Pour ce faire, les thématiques retenues par les cadres puisent largement dans la culture populaire et peuvent parfois aussi s’inspirer de films grand public, tels que Braveheart, 300, Fight Club ou encore Le Seigneur des anneaux. Un camp d’Identitaires a par exemple été consacré à la trilogie de Tolkien en 2012, où un travail de réinterprétation de l’œuvre a été réalisé. Les militants y avaient été invités à s’identifier au personnage avec lequel ils se sentaient le plus en affinité [34]. Dans le cas de Fight Club, qui les renvoie aussi bien au roman de Chuck Palahniuk qu’à sa version cinématographique réalisée par David Fincher, les militants parisiens des Jeunesses identitaires s’inspirent du « Projet chaos » du film pour choisir le nom de leur section : le Projet Apache. Peu importe que le roman fasse explicitement référence à l’anarchisme, il ne s’agit pas d’appliquer directement le scénario du film, mais plutôt de s’inspirer de son style ou de son esthétique dans la construction du mouvement politique.
L’une des règles du film consiste ainsi à se battre dès sa première apparition au Fight Club. Chez les Identitaires, chaque militant participant à son premier camp est invité à se battre en fin de semaine contre un des siens, pendant environ une minute, dans une mise en scène qui rappelle à certains égards le film. Les deux combattants sont placés au centre d’un ring fictif, les autres militants se répartissant tout autour et encourageant chacun d’entre eux. Le degré de violence est moins important que dans le film et des protections évitent les risques de blessure, mais ceux qui participent à ce rite ont le sentiment de faire partie d’une communauté extraordinaire – de ne pas seulement vivre leur rêve d’héroïsme à travers le personnage d’un film, mais bien de l’incarner eux-mêmes. » […]
Un instrument de contrôle « par le haut » des militants
La division du travail militant et ses limites
À première vue, cette stratégie de création de lieux autogérés, clos sur eux-mêmes, semble contredire le projet « métapolitique » de pénétrer les mondes culturel et politique établis. Mais le retrait du monde opéré par les Identitaires est tout relatif. Les Maisons de l’identité sont presque toujours situées au cœur des grandes villes ; et les sections militantes les plus importantes en nombre, mais également en influence au sein des Jeunesses identitaires, se trouvent dans l’espace urbain, c’est-à-dire à proximité des lieux de pouvoir, aussi bien économiques que culturels. Autrement dit, dans leur stratégie de prise de pouvoir, les Identitaires créent des bases de repli au cœur du système qu’ils souhaitent détruire.
De fait, en dépit de son discours régionaliste, la mouvance identitaire se développe assez peu dans les zones rurales, de même que les pratiques traditionnellement présentes dans ces territoires, comme la chasse et la pêche, sont presque inexistantes. Nous n’y avons pas rencontré non plus d’agriculteurs. En outre, les Identitaires ne font pas partie de la jeunesse la moins diplômée ou la plus démunie économiquement. La grande majorité de ses membres étudient à l’université ou y ont obtenu un diplôme. Ils sont familiers d’une culture scientifique et ne se tiennent pas à l’écart du monde de l’industrie culturelle (cinéma, sport, musique, etc.). Le rejet des attributs du mouvement skinhead peut se justifier politiquement par l’idéologie des cadres, mais il renvoie également à un certain mépris (de classe) envers ces derniers – surnommés les « gogols88 [37] ».
Le code vestimentaire adopté prétend à l’inverse faire preuve d’une certaine « tenue », davantage héritière de la présentation de soi qu’adoptent les étudiants en droit du Groupe union défense (GUD) ou des hooligans contemporains que des bandes nationalistes habituellement associées à des « voyous ». Leur style « casual [38] » se rapproche d’un certain dandysme associant un style sportswear, paraissant jeune et décontracté – par exemple, chaussures de sport vintage comme les Adidas Stan Smith – avec un vestiaire plus traditionnel et plus proche de celui des catégories supérieures, recherchant un effet plus « habillé ». Individuellement, les Identitaires sont difficilement repérables par un œil non averti et peuvent tout à fait être hors de soupçon d’un engagement à l’extrême droite, dans leur milieu professionnel notamment. Certains s’amusent de voir leurs collègues, qui ne connaissent pas leurs opinions politiques, déplorer devant eux les idéologies ayant trait à l’extrême droite.
À l’image du choix de la tenue vestimentaire, le style de vie des Identitaires ne consiste pas à seulement rejeter le monde culturel dont ils font partie. Pour ne pas être tenus à l’écart du jeu politique et médiatique, ils en acceptent les règles, les maîtrisent, mais dans le but de les réinterpréter à leur profit. À cet égard, les Maisons de l’identité constituent des espaces dans lesquels ils « peuvent apprivoiser et s’approprier les systèmes de valeurs du nouveau monde dans lequel ils vivent désormais [39] ». Par ce travail de réinterprétation, la doctrine politique des Identitaires n’apparaît presque jamais sous sa forme explicite, elle se donne toujours à voir en contexte, appliquée à des événements du quotidien.
Pour les dirigeants du mouvement, le camp et les Maisons de l’identité sont indéniablement un instrument de contrôle « par le haut » des militants. Nous avons surtout insisté sur le processus de socialisation des nouveaux venus par les différents rituels qui les constituent progressivement comme membres à part entière du groupe, mais ces mêmes rituels servent aussi à sélectionner et à hiérarchiser les militants entre eux. La fin du camp marque ainsi un certain nombre de distinctions qui viennent récompenser l’engagement de quelques-uns pendant l’année qui s’est écoulée. Les dirigeants consacrent la meilleure section et le meilleur militant. Certains sont nommés pour rejoindre le « clan », qui correspond à la strate supérieure du mouvement.
En fait, une séparation s’établit entre, d’un côté, ceux qui dirigent les sections locales, qui reçoivent les informations de la part des plus hauts gradés chez les Identitaires et qui prennent les décisions localement ; et d’un autre côté, ceux qui se limitent à n’être que des « bras militants ». Cet antagonisme est même souligné par l’hexis des militants présents selon les types de manifestations collectives observées à la suite du camp des Identitaires. Plus on se rapproche d’activités intellectuelles, comme les conférences, nécessitant de rester assis sur une chaise pendant un temps prolongé, et plus le public se restreint à un noyau de cadres. Au contraire, plus l’activité se rapproche d’actions collectives, par exemple un concert de rock identitaire français, et plus le public s’élargit à des physiques plus virilistes (crânes rasés, look skinhead, etc.), dont une partie constitue le service d’ordre, mais qui restent à distance du monde médiatique.
Cette hiérarchie ne s’impose pas de façon mécanique, dans le sens où elle imposerait directement à la « base » ses desiderata. Elle contrôle surtout les ramifications locales en gardant un droit de regard sur l’occupation des postes qui ont un accès à l’espace public et aux médias. Par ce système, les militants les moins présentables restent dans l’obscurité du mouvement et, inversement, ceux qui prennent de l’importance parviennent souvent à s’illustrer dans un domaine particulier : sports de combat, musique, communication, etc. ; bref, ceux qui ont des ressources à faire valoir dans les champs médiatique et politique.
S’ils essaient de donner une image contestataire du mouvement, on s’aperçoit que les Identitaires sont en réalité ajustés à la structure sociale du champ politique, séparant eux-mêmes ceux qui ont des ressources professionnalisables de ceux qui n’en ont pas. Ce mode de contrôle instaure toutefois une relative souplesse, qui offre a priori la possibilité de tirer le meilleur des ressources des cadres militants et autorise une certaine division du travail au sein du réseau. Les Lyonnais sont plutôt reconnus pour la qualité de leur communication, les Parisiens plutôt pour leur esthétique d’avant-garde et leurs productions musicales, les Alsaciens et les Niçois, pour la mise en avant de leurs particularismes régionaux.
Beaucoup de militants qui gravitent autour de plusieurs groupes d’extrême droite ne sont que de passage dans les Maisons de l’identité. Ils peuvent par exemple venir au bar ou participer occasionnellement à un cours de boxe. Éventuellement, ils viennent grossir les rangs des manifestations ou de certaines actions, sans pour autant participer au camp des Identitaires et être perçus comme membres de la section. Cet espace flou qui concentre une nébuleuse d’individus mal identifiés politiquement a plusieurs avantages pour les promoteurs du mouvement. Il donne par exemple l’illusion du nombre aux journalistes, ce qui est l’une des conditions pour que certaines actions soient relayées dans les médias. Pour autant, lorsque survient un problème judiciaire, comme une plainte à la suite d’une agression à proximité d’une Maison de l’identité par des individus manifestement d’extrême droite, les cadres du mouvement peuvent se protéger en déclarant que les agresseurs ne font pas partie des Identitaires. De ce fait, comme la structure militante ne tient pas en un seul bloc, son édifice tombe plus difficilement et, au pire, seule la section locale se trouve ébranlée lors d’une accusation judiciaire.
Pour autant, ce type d’organisation présente aussi des limites. Le schéma classique de la carrière politique des Identitaires consisterait à « faire ses armes » au sein des sections jeunes, puis à s’inscrire après avoir atteint l’âge de 30 ans au Bloc identitaire, pour mener un combat plus directement politique. En réalité, les passages de l’un à l’autre sont relativement rares. À l’exception des dirigeants, beaucoup ne prendront pas leur carte dans un parti et une grande partie des militants se désintéresseront même des activités qui les font sortir de l’entre-soi et rencontrer un public à convaincre. Par exemple, quand Arnaud Gouillon nous annonce, lors du camp, que le Bloc identitaire présentera un candidat pour l’élection présidentielle de 2012 (nous ne savons pas encore qu’il est le candidat désigné), ce qui ouvre l’opportunité d’une plus grande notoriété auprès du public, décision prise sans aucune concertation avec les Jeunesses identitaires, l’accueil se montre le plus souvent plus indifférent ou hostile qu’enjoué. Déjà au sein du camp, Philippe Vardon, cofondateur du Bloc identitaire, n’a pas caché sa déception de ne voir que quelques militants se présenter aux cantonales.
En effet, les militants trouvent généralement peu d’intérêt à faire campagne. Rencontrer les citoyens de son quartier pour défendre ses idées, inventer des slogans, organiser des actions de sensibilisation, tracter au marché, trouver un mandataire financier pour gérer les finances, sont autant de démarches qui font paradoxalement figure de « sale boulot ». Participer au jeu politique implique une forme de soumission qui conduit à perdre le sentiment de radicalité conquis au sein d’un espace anonyme, enchanté et obéissant à ses propres règles. C’est aussi le moyen pour quelques militantes d’exister à distance de la sociabilité viriliste. Mais la plupart restent anonymes et prolongent l’autonomie du camp des Identitaires en reproduisant cet entre-soi dans les Maisons de l’identité, les collages nocturnes, les concerts, les soirées privées ou encore les cours de boxe. Le plaisir de l’appartenance à une communauté d’action et de croyance semble se suffire à lui-même.
L’efficacité politique de la stratégie des Identitaires s’avère ainsi, pour le moment, très limitée. La volonté de s’implanter localement pour se présenter aux élections cantonales et prendre la main sur les territoires qui leur sont les plus favorables n’a pas fonctionné d’un point de vue électoral. Par exemple, l’ambition de Nissa Rebela de devenir la troisième force politique niçoise a été un échec, et les candidats des Identitaires font rarement des scores à deux chiffres quand ils se présentent sous cette étiquette. De manière générale, les Identitaires n’ont pas véritablement enregistré d’autres succès que quelques agitations médiatiques et quand il s’agit d’affaire politique, c’est surtout le Front national qui semble récolter les fruits de leur travail. Celui qui voudrait faire une carrière en politique entrevoit en effet peu de perspectives au Bloc identitaire, alors que dans le même temps, la création du Rassemblement bleu Marine autorise l’intégration de ceux que le parti considère comme les meilleurs éléments des Identitaires. […]
Pour réaliser cette « observation incognito » des Jeunesses identitaires, le chercheur Samuel Bouron a récolté en amont un maximum d’informations pour se « mettre à leur place », non pas en passant « par des canaux scientifiques ou érudits » mais par Internet (sur « les sites communautaires à l’intérieur desquels s’expriment les militants, les sites des différentes sections, les profils Facebook ou encore les vidéos présentant les Identitaires et celles rendant compte des camps de formation précédents, donnant des renseignements sur l’idéologie mais aussi sur leur musique, leurs références cinématographiques et leur esthétique »).
Il explique être « entré dans le mouvement en donnant (ses) véritables nom et statut, informations qui présentaient par ailleurs l’avantage d’être vérifiables sur Internet ».« Je n’ai donc pas fabriqué de toutes pièces une identité virtuelle, qui aurait couru le risque d’un déficit d’authenticité », précise-t-il. Mais « pour être plus crédible », il a mis en avant certains aspects de son parcours biographique ou de ses connaissances: grands-parents paysans et « enracinés » dans une région, pratique de sports de combat, etc.
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