[extrait de l’apériodique coutoentrelesdents n°1]

Il y a maintenant pas mal d’années je suis tombé sur un appel photocopié à l’encre venimeuse, un tract plein de rage et de poésie intitulé « antifrance vaincra » . Une sorte de cocktail molotov littéraire jeté depuis les marges à la face du monde, 25 lignes de vitriol pleines d’humour noir qui proposaient à son lectorat de s’organiser et d’agir contre la vie monotone et oppressante :

« déserte la france et ses foules de vie solitaire, rejoins l’antifrance et ses styles de vie scandaleux »
Ces quelques lignes parlaient déjà à de nombreuses personnes qui marchaient hors des clous, vouant aux gémonies l’organisation dominante et formant cet antimonde que le géographe roger brunet tentera de définir dans les années 80 (un espace échappant à tout contrôle institutionnel). Le tract vit le jour autour des années 2000, et depuis le cri d’antifrance vaincra a résonné dans de nombreux corps et lieux, il est donc plus que temps d’esquisser l’histoire (approximative) d’un terme qui existera probablement tant que la france existera !
A la fin du XIXéme siècle, une poignée de pré-fascistes commença à désigner tout ce qu’ils considéraient comme une menace pour la nation par le terme anti-france. Charles Maurras (l’idéologue de l’action française, une organisation royaliste) la définissait comme les « quatre états confédérés des protestants, juifs, francs-maçons et métèque ». Le terme se diffusa en fédérant l’extrême-droite nationaliste autour d’un ennemi commun fait d’une multitude d’ennemis intérieur. Ainsi, il servira à désigner les pacifistes durant la première guerre mondiale, puis les juifs, les communistes, et les francs-maçons, à qui pétain attribuera la défaite de 1940 en les nommant anti-france… Pourtant on verra aussi l’expression dans les pages du figaro, de combat ou de l’humanité durant les années 30 et l’occupation, le terme servant cette fois à qualifier les fascistes et la collaboration, voire à dénoncer le racisme ! L’origine de l’expression reste fondamentalement réactionnaire, principalement utilisée par l’extrême-droite durant ses premières décennies d’existence avec de rares exceptions du côté de la gauche nationaliste et autoritaire, comment a-t-elle fini chez les libertaires?

« Tremble anti-France! Oui tremblez ennemis du béret, pourfendeurs du camembert, jaloux de la baguette! Car voici le grand retour du défenseur des traditions, héraut de nos valeurs, sauveur de la patrie: le grand, le beau, l’immense et surpuissant Superdupont! »
Marcel Gotlib est un auteur de bande dessinée ayant notamment oeuvré pour les journaux pif gadget (journal de bd pour la jeunesse du pcf) et fluide glacial (revue « d’humour » à la tonalité libertaire). Enfant de déporté d’origine juive, hongroise, roumaine et prolétaire, contraint à porter l’étoile jaune durant sa jeunesse, il développe une oeuvre satirique marquée par les préoccupatoins soixante-huitarde. En 1972 il crée avec Jacques Lob la bd super dupont, une parodie du comics américain superman mettant en scène un héros patriote et chauvin armé de baguette, pinard et camembert et combattant…l’anti-france!
Le concept sortait alors du champ lexical de l’extrême-droite pour être récupéré à force de sarcasme par leurs opposants. Si super-dupont incarne toute l’absurdité du nationalisme (il refuse d’être dessiné à l’encre de chine, consomme 3 paquets de gauloises par jour…), l’anti-france de gotlib est un vaste fourre-tout improbable mélant entre autre le peep show, le ketchup dans les frites, la grève des éboueurs, les chiottes sans pq, le fromage plâtreux, et tournant systématiquement en ridicule la xénophobie et le nationalisme franchouillard. La bd connu un certain succès, jusqu’à être récupérée par ceux-la mêmes qu’elle dénonçait au grand dam de ses auteurs, le personnage de super dupont ayant été utilisé par le front national durant ses campagnes. En 1982 sd est adapté en comédie musicale, le grand orchestre du splendid joue alors la première d’une série de chansons évoquant l’anti-france. Son refrain à la faute de français amplement intentionelle annonce : « l’anti-france vainquera » !

« Antifrance vaincra par un djihad de classe »
Cette vision sarcastique et détournée de l’anti-france est similaire à celle que l’on retrouve sur le tract anti-france vaincra. Tout porte à penser que la ou les personnes l’ayant rédigé ont passé du temps avec les bandes dessinées de gotlib sur les genoux, l’humour noir résonnant toujours plus fort à mesure que le système, et la france en particulier, affirmait sa nature oppressive et excluante. On se rend bien vite compte en lisant super dupont que les rangs de l’anti-france sont faits de tout ce qui ne rentre pas dans la vision idéalisée, réactionnaire et uniforme qu’impose le nationalisme. Au final, qu’on le veuille ou non et comme l’affirme le tract, l’anti-france est dans l’air, comme conséquence de la domination. Cette lutte imposée par le patriotisme est resituée dans un contexte plus global : l’anti-france est une section de l’anti-monde, ce qui implique un anti-nationalisme qui traverse la planète. L’une des qualités de l’appel repose dans cette définition diffuse du concept, l’antifrance n’existe pas mais elle est partout, elle est déjà là puisqu’on la rejoint, d’une certaine manière elle n’a pas besoin de toi mais tu as besoin d’elle: « le seul risque que tu cours c’est de ne pas mourir pauvre ». Elle est insaisisable, parce qu’elle est précisément ce qui est impossible à saisir. C’est une perception et une façon de vivre, à rebours des chimères du parti de l’ordre et de l’oppression. Elle est cet autre côté du miroir que quiconque traverse en se défaisant des normes et des injonctions sociales. Anti-france nommait alors ce que beaucoup vivaient, par choix ou non, découvrant ne pas appartenir aux « foules solitaires » mais être réuni par la haine de conditions de vie absurdes et dégradantes. L’utilisation de la notion par des anarchistes repose sur la fameuse pratique du détournement tout en résonnant avec celle de réappropriation de l’insulte courante dans les luttes sociales (queer, salope, ou bien coutoentrelesdents ;)), l’aspect élastique du concept est aussi utilisé par gotlib et afv car il leurs permet l’ouverture d’un bric-à-brac, ou pour le dire autrement il offre un espace commun à des formes de vie disparates rejeté.e.s par l’idéologie dominante.
« agis ! »
Le tract lança la dynamique. Ces mots parlèrent à de nombreuses personnes qui s’en emparèrent et le terme fit son chemin dans les conversations, dans les chansons, sur les murs, à travers les émeutes, les squats, les zads, les occupations…Si récemment on peut voir que l’extrème droite le réutilise avec tout le sérieux qui la caractérise (lol), il n’est pas improbable de croiser un graffiti annonçant la victoire de l’anti-france ! En attendant ce grand soir et son petit matin, on peut toujours aller faire un tour dans l’antimonde et ses productions !
Petite liste pas exhaustive des fois ou on a croisé le terme dans nos pérégri(anti)nation:
chansons:
collectif la vermine chronique de l’antifrance album echos de l’epoque 2016
anarchistnoiseclub antifrance vaincra album incendiaire 2013
lebrac antifrance ep rude b*boy 2021
bière sociale antifrance vaincra album jusqu’à quand 2024, demo 2012
rage against the kebab antifrance démo 4 titres 2008
boe strummer– brigade anti-france ep brigade anti-france 2021
littératures:
alex ratcharge raccourci vers nulle part
pierre ferrero cauchemar
jacob taubes eschatologie occidentale
1194 si procès verbal 2020/27/paul/06




La phrase les a fait assez tripper pour que sarcasmeoucacasse en fasse un meme avec des images du seigneur des anneaux, bien vu ><













Ça faisait longtemps que je n’étais pas tombée sur une critique de ce qui est produit dans le cadre de l’université, d’un point de vue subversif. Bien plus vivace il y a quelques années, ce regard sur la production de savoir est tombé en désuétude, rendant plus acceptable l’idée de faire carrière sur les luttes. Souvent au nom de la « survie », ou du fait qu’il « faut bien s’en sortir »… Mais qui produit ce genre de rhétorique, et dans quel but ? Est-ce qu’il s’agit vraiment de survivre (un toit, de la nourriture, la santé ?), et est-ce que les personnes qui produisent des données sur les opprimé.e.s ont réellement intérêt à ce que les différents systèmes de domination s’écroulent ?
ent de rendre intelligible la réalité, elles séparent et distinguent bien souvent des formes et processus bien plus liés qu’on ne fini par le croire. Il en est de même pour les catégories musicales, qui émergent au gré des fantaisies humaines et dont bien des expériences sonores floutent systématiquement les contours. C’est le cas du punk et du hip-hop qui paraissent aujourd’hui appartenir à deux univers bien distinct,et qui pourtant partagent de nombreux points communs et connexions depuis leurs origines.
Les années 70 voient l’émergence du punk et du hip-hop aux confluences d’une multiplicité de facteurs, notamment l’arrivée dans les foyers de technologies musicales massivement diffusées. Dans le sillage et en opposition avec les mouvements contre-culturels précédents (mods, hippie, rasta, etc), de nouvelles pratiques sonores accompagnent de nouvelles manières de vivre, exprimant un désir de distinction et de réalisation individuelle et collective à contre courant des injonctions et propositions dominantes. A contre-courant certes, mais n’hésitant pas s’approprier les codes et les outils imposés ! Si il est compliqué de dater précisément la naissance de ces mouvements sociaux, ils se caractérisent par des usages particuliers dont le détournement sauce situ s’avère être une pierre angulaire. Dans le n°1 de la revue Internationale situationniste paru en juin 1958, le détournement est défini ainsi : « S’emploie par abréviation de la formule : détournement d’éléments esthétiques préfabriqués. Intégration de productions actuelles ou passées des arts dans une construction supérieure du milieu. Dans ce sens il ne peut y avoir de peinture ou de musique situationniste, mais un usage situationniste de ces moyens.» . Utiliser une production pré-existante dans le but d’exprimer sa subjectivité radicale, de faire la critique en acte d’un monde mortifère pour jouir sans entrave, voilà en quoi le punk et le hip-hop ont pu être situationniste !
L’arrivée des instruments rock dans les foyers permet de rejouer les chansons des stars, mais aussi d’ouvrir la brèche annonçant leur dépassement. « Apprend 3 accords et forme un groupe » sera l’une des idées punk mise en pratique par des millions de gens jusqu’à aujourd’hui, tordant les classiques du rock’n’roll en poussant la distorsion, frappant rageusement les fûts, beuglant des paroles existentialistes, loin des musiques et attitudes dominantes. Une pléthore de hits célèbres sont passés à la moulinette keupon, et à mesure qu’il se fait intégré au monde de la marchandise le mouvement s’autonomise et se radicalise. Le son est poussé dans ses extrémités, et le détournement des technologies sert de nouvelles interactions tournées vers l’émancipation.


















Grâce une enquête anthropologique menée auprès de personnes condamnées pour abus sexuel sur des enfants, Dorothée Dussy dévoile et détaille les fondements incestueux de l’ordre patriarcal. Une plongée sous le tapis du sexisme, de sa reproduction sociale à ses « justifications ». On découvre notamment à travers la collecte et l’analyse de la parole des agresseurs que le patriarcat consiste en l’accaparement des corps de catégories qu’il hiérarchise et déconsidère. Sa violence se reproduit à travers l’oppression des enfants au sein de la famille dont le fonctionnement reflète l’ordre social dominant, le tabou de l’inceste ne consistant pas en une interdiction de l’imposer mais d’en parler.
Derrière un titre et une quatrième de couverture aux relents d’instrumentalisation du féminisme à des fins classistes et racistes (typique des années sos racisme/ni pute ni soumise), on découvre le témoignage poignant et intelligent de Samira Bellil. Elle expose la mécanique patriarcale à l’œuvre dans la société française : les coups et les viols des hommes, la complicité des femmes qui pourtant subissent aussi, la rumeur et la diffamation misogyne, la police et son inquisition masculiniste, l’absence d’aide et de suivie de la justice étatique, l’indifférence sexiste et cupide de ses avocates, l’impact de la masculinité et de sa violence dans la formation de son caractère, les rapports de genre de l’amour hétérosexuel…Si on regrette que la violence soit parfois présentée comme l’apanage des ghettos pauvres, c’est pourtant bien dans l’ensemble du corps social que l’on voit se reproduire l’ordre patriarcal, raciste et capitaliste au détriment d’une jeune femme. Malgré cela, derrière la noirceur de plusieurs épisodes du récit, c’est la résilience, la sororité, les mains tendues, l’amitié.e, la force de la libération de la parole qui se dessinent. Toujours avec sincérité et humour, Samira livre aussi une plongé inédite sur la zone, les bandes, les débuts du hip hop en France, loin des récits hagiographiques que les mecs de cette période tiennent.
