Pour Clément : premier bulletin du comité

PC#1_imageLe Comité pour Clément vient de publier le premier numéro de son bulletin. Au sommaire, des textes, dont certains inédits. Le premier, que nous publions ici, revient sur les faits, et rétablit une vérité trop souvent occultée par les délires et les élucubrations de l’extrême droite et de certains médias complaisants. Les suivants rappellent l’engagement de Clément, en particulier dans la lutte antispéciste, la lettre envoyée aux proches de Pavlos, assassiné par l’Aube dorée en Grèce,  et enfin la dernière page revient sur les semaines de mobilisations et d’hommages à Clément au mois de juin dernier.

Le rappel des faits :

Le mercredi 5 juin 2013, trois militants antifascistes et le père de l’un d’entre eux se rendent à une vente privée de vêtements qui permet de profiter de tarifs avantageux. Au sortir de cette vente, alors qu’ils règlent leurs achats, arrivent deux hommes et une femme au look ouvertement néonazi : t-shirts aux inscriptions racistes, bombers, crânes rasés, etc. Deux des trois amis, sortis les premiers, les voient ranger des poings américains dans leur sac à dos qu’ils laissent à la consigne. Le vigile présent à la porte les regarde et leur dit d’un air surpris : « Ça existe encore des gens comme ça ? ».
Pendant ce temps, à l’intérieur du magasin, le troisième copain fait la queue avec son père. Ses convictions antifascistes lui interdisent de rester silencieux devant ces individus dont les tatouages font l’apologie du nazisme, au mépris de ses millions de victimes. Surtout, alors que les groupes violents d’extrême droite prétendent s’approprier nos rues, attaquer les bars homosexuels, ratonner dans les rues et agresser les femmes voilées, nous refusons de détourner le regard.  C’est à ce moment qu’interviennent donc ce qui a été qualifié de provocations. Ce qui permet aujourd’hui de dire que « le groupe d’extrême gauche a été le plus virulent ». Mais réagir verbalement à l’exhibition de symboles racistes et, ici, ouvertement nazis, n’est-ce pas ce que chacun de nous devrait faire ?
Les trois camarades quittent alors la vente et se séparent du père de l’un d’eux qui rentre chez lui. Ils retrouvent alors Clément, amateur de vêtements et de mode, assidu à cette vente qui connaît quotidiennement un nouvel achalandage. Ils lui expliquent qu’il y a des néonazis dans la vente et ils décident de ne pas remonter tant qu’ils sont là maintenant qu’il y a eu un échange verbal.
Ils reçoivent la visite d’un des vigiles du magasin qui leur demande de ne pas créer de problèmes. Ils lui assurent que les bras chargés de leurs sacs de courses, dans une rue passante et en face d’une caméra de surveillance, il faudrait être vraiment stupide pour provoquer une bagarre.
Quelques minutes plus tard, le groupe ressort. Il s’est manifestement étoffé et compte à ce moment-là trois hommes et une femme. Ils se dirigent directement dans leur direction, la main droite dans leur poche. Arrivés à leur niveau, ils s’arrêtent, les regardent. Celui qui s’avérera être Esteban Morillo s’approche. Il avance droit sur Clément. Ses amis le suivent avec des intentions manifestement peu amicales. « N’avance plus, sinon on frappe ! ». L’avertissement lancé par les antifascistes n’a que peu d’effet. Esteban se rue sur Clément, lui donne un premier coup de poing, et il est lui-même frappé par les amis de Clément. Les autres fafs entrent dans la rixe. Ils sont armés. Un cinquième surgit en renfort en brandissant sa ceinture. Clément se trouve seul face à Esteban qui frappe à nouveau. Clément tombe à la renverse. Il ne se relèvera plus.
À côté de son corps inerte et ensanglanté, la bagarre continue. Les coups de poings américains pleuvent. L’un des amis de Clément, bloqué contre le mur face à deux adversaires réussit de justesse à se protéger le visage et fera constater plus tard plusieurs entailles sur son bras. Un autre a le visage marqué par les coups. Au milieu des cris des passants paniqués qui sont les premiers à pouvoir se porter auprès de Clément, les militants d’extrême droite ne se soucient pas une seconde du corps de Clément. Finalement, l’agitation de cette rue commerçante et l’attroupement qui se forme les  décident à prendre la fuite. Deux amis de Clément se lancent à leur poursuite, le troisième se porte auprès de Clément, appelle les secours. Mais il est trop tard. Il est transporté inconscient à l’hôpital où il est déclaré en état de mort cérébrale.
L’extrême droite peut bien tenter le tout pour le tout, parler de légitime défense, inventer des images vidéos, ou un guet-apens. La réalité est bien différente. Huit militants d’extrême droite étaient sur place, dont plus de la moitié expressément appelés pour en découdre avec « les gauches ». La plupart étaient armés. Face à eux, quatre étudiants dont le seul tort est de partager les valeurs de l’antifascisme et d’avoir refusé de baisser les yeux.

Un ami de Clément présent au moment des faits

La contestation de la modernisation industrielle

Des historiens reviennent sur les résistances et les réflexions critiques qui s’opposent au consensus autour de la modernisation des « Trente glorieuses » dans la France de l’après 1945.

Croissance et progrès scientifiques ont alimenté la prospérité de la France entre 1945 et 1975. Les Trente Glorieuses apparaissent comme un mythe indéboulonnable. Ce modèle de société industrielle et technologique permet le développement de la civilisation des loisirs et de la consommation. Des politiciens de gauche et d’extrême gauche aux intellectuels, un regard émerveillé est porté sur ce modèle fordiste de production industrielle et de consommation de masse.

Dans un livre récent, des universitaires critiquent cette vision idyllique de la période des « Trente Glorieuses ». Cette expression s’impose comme une évidence. Pourtant elle est forgée par Jean Fourastié, un expert fervent partisan de la modernisation de la France considérée alors comme une « société bloquée » et engluée dans ses archaïsmes. La France rurale et vieillissante doit devenir urbaine, rajeunie et industrialisée. Pourtant cette marche consensuelle vers le productivisme, décrite dans les manuels d’histoire, se heurte à une forte contestation.

Ses historiens critiques s’attachent à démystifier cette période de modernisation. Derrière un processus présenté comme naturel ils se penchent sur ses acteurs, au service de l’État. L’idéologie de la modernisation occulte les conflits de classe, et notamment la réalité de la vie des ouvriers. Les conséquences écologiques de l’industrialisation et du mode de vie consumériste ne sont pas évoqués par les récits enthousiastes sur la croissance économique. La critique de l’aliénation technologique et de la destruction du lien social a également été marginalisée par les historiens. L’écologie politique découle également d’une critique radicale de la bureaucratie. De nombreuses luttes s’opposent à cette modernisation.

Ce livre permet d’ouvrir la réflexion pour aujourd’hui. L’écologie s’apparente désormais à une idéologie spécialisée et déconnectée de la vie quotidienne. Les luttes contre l’aéroport de Notre-Dame des Landes ou l’opposition au nucléaire semblent très limitées. Ses simples résistances ne débouchent pas vers une critique de la civilisation industrielle et de l’appauvrissement du vécu.

Les conséquences de la modernisation

La catastrophe écologique découle des choix imposés au cours des Trente Glorieuses. Des conséquences désastreuses caractérisent cette période de croissance et de productivité.

Christophe Bonneuil évoquent la pollution, avec la consommation de pétrole et de charbon. Si le progrès technique augmente les rendements, les ouvriers doivent subir des accidents, des maladies et des nuisances. L’économie repose sur le gaspillage avec une faible durée de vie des produits de consommation. La pollution de l’eau et de l’air se développe avec l’augmentation de la consommation d’énergie. La nourriture subit également la pollution avec le productivisme agricole.

Jean-Baptiste Fressoz et François Jarrige analysent l’idéologie productiviste. Des libéraux aux communistes, l’idée de progrès et de reconstruction devient consensuelle dans la France de l’après guerre. « Le progrès par la technique s’imposait comme un impératif non négociable : les citoyens devaient produire, consommer et s’en remettre, pour le reste, au trio chercheur, entrepreneur et politique », décrivent Jean-Baptiste Fressoz et François Jarrige. Ce compromis fordiste permet d’améliorer les conditions de vie des classes moyennes et populaires. L’histoire économique, incarnée par l’école des Annales, entend fournir une expertise pour permettre la modernisation de la France et éviter les erreurs du passé.

La comptabilité et les standards quantitatifs permettent de construire un récit optimiste, dans le sillage de la « révolution industrielle ». L’augmentation de la croissance devient un objectif consensuel partagé par l’État, les patrons et les syndicalistes. Le progrès technique et l’innovation sont considérés comme les sources de la croissance et de la prospérité économique.

Régis Boulat revient sur la figure de Jean Fourastié, apôtre de la productivité, qui invente l’expression des « Trente Glorieuses ». Ce technocrate contribue « à familiariser les élites économiques et le public cultivé à l’idée d’une évolution inévitable vers une société de loisirs et d’abondance, grâce au progrès technique et au productivisme », décrit Régis Boulat.

Gabrielle Hecht revient sur l’histoire du nucléaire en France, qui s’inscrit pleinement dans la mythologie des Trente glorieuses. L’historienne souligne la dimension « technopolitique » de l’atome : les dimensions technique et politique se confondent.

Le nucléaire, civil ou militaire, participe à l’identité nationale. L’Empire colonial permet l’exploitation de l’uranium.

La contestation politique de la modernisation

Avant Mai 68 et l’émergence du mouvement écologiste se développe une contestation du mode de vie, de production et de consommation de la société française de l’après-guerre. Cette critique de l’aliénation attaque la monotonie, la perte d’intériorité et de liberté. Mais cette critique du progrès et du capitalisme moderne devient rapidement stigmatisée et marginalisée. Les opposants à la modernisation sont considérés comme étant à rebours de l’histoire et attachés à une France rurale jugée pétainiste. L’expertise permet également de dépolitiser les débats.

Sezin Topçu évoque les résistances au nucléaire, civil ou militaire.

L’historiographie dominante renvoie la contestation de l’arme atomique à une simple instrumentalisation du Parti communiste dans un contexte de guerre froide. L’angoisse face au nucléaire, bien que refoulée, existe réellement. La construction du centre de Saclay est contestée par des paysans et des riverains. Le mouvement pacifiste, d’inspiration chrétienne et communiste, propose une critique morale de la bombe H. Le mouvement pacifiste dénonce également les risques sanitaires et environnementaux de la radioactivité des essais nucléaires. Cette critique ouvre vers une dénonciation globale de l’atome, que son utilisation soit militaire ou civile.

« Le risque apocalyptique dans un premier temps, le risque sanitaire dans un second temps, provoquèrent diverses formes de contestations et mobilisations bien avant 1968 », décrit Sezin Topçu. L’historienne évoque ensuite la marginalisation de cette critique. La propagande officielle défend l’atome. La société de consommation augmente les besoins en énergie et favorise ainsi le développement de l’électricité nucléaire. La publicité incite à acheter toujours plus d’équipements électroménagers. Des films banalisent l’atome. Inversement, les oppositions au nucléaire sont considérées comme pathologiques, et non comme politiques, renvoyées à une peur du progrès et à un attachement à un archaïsme désuet.

Le sociologue Alain Touraine insiste sur les « nouveaux mouvements sociaux » des années 1970. Il tend alors à effacer la mémoire des luttes contre le nucléaire qui émergent avant Mai 68.

Renaud Bécot évoque la contestation du productivisme par le mouvement ouvrier. Aujourd’hui, les syndicats semblent nostalgiques de la société des Trente glorieuses et de l’industrialisation. Pourtant, la croissance n’occupe pas une place centrale dans l’histoire ouvrière, contrairement à ce que prétendent les écologistes.

Dans l’immédiat après-guerre, les syndicats défendent une société d’abondance fondée sur le travail. Pourtant, les ouvriers observent que l’augmentation de la productivité ne permet pas une amélioration de leurs conditions de vie. La croissance industrielle, avec ses risques sanitaires, favorise surtout une dégradation des conditions de travail. La CGT ne conteste pas forcément le progrès technique mais surtout la gestion de ces innovations par les entreprises. Le syndicat dénonce « une démarche capitaliste de rentabilité et d’accélération du rythme de travail, affectant la sécurité des salariés et négligeant les besoins réels des populations », décrit Renaud Bécot.

Nicolas Hatzfeld observe les luttes ouvrières à Peugeot-Sochaux. Les revendications syndicales évoluent à la fin des années 1950 et ne se limitent plus à un cadre quantitatif. Ses revendications sont alors « posées en termes de cadences, de programme de production, d’engagement, d’équilibrage… bref, en termes se référant aux nouvelles règles d’organisation du travail », analyse Nicolas Hatzfeld. L’intensification du travail et les cadences deviennent la cible de la contestation ouvrière. Les préoccupations sanitaires deviennent importantes. A partir de 1959, la CFDT développe une critique du progrès et prend en compte les facteurs environnementaux dans son projet de planification démocratique. « En procédant ainsi, ils refusaient de fragmenter la réponse aux enjeux environnementaux et entendaient lier ses choix à la transformation des modèles de production et de consommation », observe Renaud Bécot.

La CFDT n’hésite pas à attaquer la société de consommation. En 1963, le syndicat dénonce même un « embourgeoisement des travailleurs ». Les structures de production et de consommation sont critiquées, tout comme le mode de vie des classes populaires. En 1965, la CFDT critique cette individualisation par la consommation. Même si la lutte contre l’exploitation du travail demeure centrale. Toutefois, cette préoccupation des enjeux environnementaux distingue la CFDT de la CGT qui semble plus scientiste. La CFDT critique même l’urbanisme. La lutte pour le logement s’articule avec une amélioration du cadre de vie.

L’écologie se réduit aujourd’hui à une morale qui valorise des comportements individuels. Renaud Bécot souligne que, inversement, « les analyses syndicales passées suggèrent une approche alternative, qui réhabilite les capacités d’action sociale face à la crise écologique ».

La critique intellectuelle de la société moderne

Christian Roy présente la critique de la technique issue du milieu chrétien. Bernard Charbonneau et Jacques Ellul, proches de la revue Esprit, critiquent la société des Trente glorieuses. A partir des années 1970, ils influencent les courants de l’écologie radicale et de la critique de la science.

Bernard Charbonneau dialogue avec le personnalisme et Emmanuel Mounier. Mais il critique le progrès technique avec des objets comme l’automobile. Il propose même un « effort pour modifier les structures de notre civilisation ». Il attaque également l’État avec son organisation qui impose une domination rationnelle et efficace. L’État s’apparente alors à une machine sociale.

Bernard Charbonneau se distingue au sein de la nébuleuse personnaliste. Il s’oppose à Mounier qui embrase joyeusement le processus de modernisation. Il s’oppose également à Bernanos. Cet écrivain dénonce un monde de robots mais ne cesse de défendre la nation et la religion traditionnelle comme seuls recours. Pourtant, Bernanos dénonce également la civilisation moderne comme une « conspiration universelle contre toute espèce de vie intérieure ». Il réhabilite la dimension spirituelle contre la froide mécanique des objets matériels.

Bernard Charbonneau défend le monde paysan contre la modernisation productiviste à laquelle collaborent les syndicats des agriculteurs. Il s’oppose notamment à la FNSEA dirigée par les Jeunesses agricoles chrétiennes (JAC). Il refuse pourtant de se joindre à des mouvements réactionnaires et poujadistes mais insiste sur l’importance de l’agriculture biologique. En revanche, Bernard Charbonneau demeure critique face aux utopies communautaires qui fleurissent après Mai 68. Ce mouvement « ne réalise aucun de ses rêves d’abolition de l’usine, de la caserne, de l’école », observe Bernard Charbonneau.

Kristin Ross se penche sur la critique de la vie quotidienne. A partir des années 1950 une vie familiale de classe moyenne se soumet au cadre standardisé de la consommation et des loisirs.

Cette critique de la vie quotidienne refuse le cloisonnement des disciplines universitaires. Ce courant intellectuel rejette également le structuralisme qui insiste sur les habitudes et la reproduction des structures sociales.

Des auteurs comme Henri Lefebvre ou Roland Barthes observent l’arrivée des biens de consommation de masses dans la vie quotidienne. Ils estiment que le capitalisme moderne modifie l’expérience vécue. La revue Arguments incarne la nouvelle gauche intellectuelle influencée par un marxisme hétérodoxe. Cette revue se penche sur des sujets peu académiques, comme l’amour. « Cela signifiait prendre au sérieux la « culture » et les formes de plaisir comme une dimension sans laquelle les transformations historiques, passées et présentes, ne pourraient tout simplement pas être pensées correctement », souligne Kristin Ross. Les pratiques de consommation sont analysées car elles participent à la légitimation du système marchand. L’idéologie n’est plus considérée comme une superstructure extérieure aux individus mais comme le résultat des actions humaines.

La critique de la vie quotidienne dénonce une expérience vécue organisée, canalisée et codifiée à travers des modèles répétitifs. Un mode de vie standardisé et routinier s’impose. « Mais le quotidien chez Lefebvre portait à la fois la possibilité de la réalisation des besoins et des désirs humains et celle de leur non-réalisation », précise Kristin Ross. Le quotidien n’est pas simplement morne et inauthentique mais peut également ouvrir de nouvelles possibilités d’existence. La culture populaire et les biens de consommation contiennent également des désirs bien réels. « L’aliénation dans la vie quotidienne doit être située dans une tension dialectique avec les forces de la critique et de l’émancipation », souligne Kristin Ross.

La critique situationniste du capitalisme moderne

Patrick Marcolini présente la critique situationniste du capitalisme moderne. Ce mouvement s’inscrit dans le sillage des avant-gardes artistiques et de la révolte esthétique et politique issue du romantisme révolutionnaire. Ses mouvements critiquent les conditions de vie qui s’imposent à leur époque. L’Internationale situationniste (IS) semble influencée par le surréalisme et le lettrisme avant de se tourner vers les émerges du marxisme et de l’anarchisme. « Quoi qu’il en soit, tout au long de cette trajectoire, création et subversion, « critique de la vie quotidienne » en régime capitaliste et expérimentation de nouvelles formes d’expériences désaliénées, restent pour les situationnistes impossibles à distinguer les unes des autres », souligne Patrick Marcolini. L’IS dénonce la société des années 1950 et 1960 avec la banalité de l’existence qui se réduit à une accumulation de produits de consommation. « Entre l’amour et le vide-ordures automatique, la jeunesse a fait son choix et préfère le vide-ordures », ironise Gilles Ivain en 1958.

Les situationnistes attaquent l’emprise de l’urbanisme sur la vie quotidienne. A travers la dérive, ils expérimentent les possibilités de s’approprier l’espace urbain. Cette pratique doit déboucher vers une transformation de la ville et de son architecture pour multiplier les possibilités de parcours et de rencontres. Cette démarche doit « favoriser la construction consciente des situations de la vie quotidienne en vue de leur donner une intensité poétique ou affective particulière », souligne Patrick Marcolini. Un « urbanisme nouveau » doit permettre une traversée de la ville qui s’apparente à un éternel voyage. L’architecture, les ambiances, les émotions doivent correspondre aux désirs des habitants. Chacun peut traverser la ville en se laissant bercer par les atmosphères différentes et les nouvelles rencontres. Cette utopie dénonce l’urbanisme des années 1960, incarné par Le Corbusier, avec ses HLM et son architecture morne et standardisée. La traversée de la ville devient alors une routine sinistre. L’urbanisme moderne organise la ville autour du travail, du logement et des loisirs. Contre cette planification de l’ennui, les situationnistes privilégient le hasard et la poésie. Ils dénoncent également cet urbanisme qui impose un quadrillage de l’espace urbain pour faire de la ville un décor artificiel.

Les situationnistes estiment que le mode de vie moderne impose une atomisation des individus. La division de travail, toujours plus spécialisée, alimente une individualisation qui détruit les communautés humaines. Le travail, vide de sens, est « ramené à une exécution pure, donc rendue absurde », analyse Guy Debord en 1960. Les situationnistes sont influencés par Socialisme ou barbarie. Ce groupe révolutionnaire observe les conditions de travail de la classe ouvrière et lutte pour les Conseils ouvriers afin de permettre une réorganisation de la production par les travailleurs eux-mêmes. Mais les situationnistes insistent sur la perte de sens avec une existence réduite à la routine du travail et de la consommation. La société moderne impose une standardisation des comportements et des modes de vie. Guy Debord analyse l’aliénation moderne et la « société du spectacle » qui réprime les désirs pour construire de faux besoins.

Malgré l’accumulation d’objets de consommation, un appauvrissement de la vie quotidienne s’observe. En 1961, l’IS estime que « les gens sont aussi privés qu’il est possible de communication ; et de réalisation d’eux-mêmes ». L’IS dénonce la richesse quantitative et propose une amélioration qualitative de la vie à travers une « intensité du vécu ». La routine et l’ennui doivent être remplacés par la fête, le jeu, le plaisir d’un dialogue amical ou d’une rencontre amoureuse. Les situationnistes attaquent la société moderne. Ils remettent en cause le règne de l’économie, « comme obsession du calcul et du quantitatif, étendue à tous les domaines de la vie humaine et devenue fin en soi », résume Patrick Marcolini.

Les idées situationnistes se diffusent progressivement. L’IS semble d’abord s’adresser aux milieux artistiques et politiques. Mais sa critique originale influence toute une partie de la jeunesse. C’est la révolte de Mai 68 qui permet de donner un large écho aux idées situationnistes. Mais cette réflexion retourne rapidement dans l’oubli. Le postmodernisme supplante les théories révolutionnaires. Ensuite les situationnistes refusent de se conformer aux codes de la bienséance intellectuelle et académique. Ils pratiquent le scandale et l’insulte. Ils utilisent l’humour et l’érotisme. Les historiens préfèrent donc ne pas évoquer cette aventure intellectuelle, jugée trop peu sérieuse et légitime.

Malgré leur critique du capitalisme technocratique et de la modernité marchande, les situationnistes partagent une fascination pour la techno-science. Pourtant, leur réflexion alimente une critique du progrès industriel et de l’aliénation dans la vie quotidienne.

Source : Céline Pessis, Sezin Topçu, Christophe Bonneuil (dir.), Une autre histoire des « Trente Glorieuses ». Modernisation, contestation et pollutions dans la France d’après-guerre, La Découverte, 2013

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Pour aller plus loin :

Christophe Bonneuil, « Les Trentes Glorieuses étaient désastreuses« , propos receuillis par Anthony Laurent, publié sur le site Reporterre le 5 octobre 2013

Radio : Emission Terre à Terre diffusée sur France Culture le 30 novembre 2013

Vidéo : conférence « Ecologie et politique : un nouveau contrat ?« , enregistrée le lundi 19 mars 2012 à l’EHESS

Vidéo : François Jarrige, Séminaire « L’organisation du travail doit-elle nous pourrir la vie ?« 

Radio : « Au nom de la société industrielle et moderne, une histoire du risque« , émission La marche des sciences diffusée sur France Culture le 14 juin 2012

Sara Angeli Aguiton, Céline Pessis et Renaud Bécot, « Montée en généralité des luttes contre les grands projets inutiles et imposés« , publié le 27 juillet 2012 sur le site de la revue Contretemps

Bernard Charbonneau sur la critique de la valeur, articles publiés sur le blog palim-psao

GO CHECK:http://zones-subversives.over-blog.com

Le GARAP sur Soral en 2009: »Les sots râlent et la bourgeoisie se prélasse (1), Exécution sommaire des aboyeuses sous-fascistes »

Depuis quelques années, une coalition d’énergumènes identitaires tente laborieusement d’engrainer les plus crédules issus des classes opprimées (sous-prolétariat, prolétariat, petite bourgeoisie) pour escorter les exactions ad nauseam de l’ultra réaction institutionnalisée. 
La posture offensive de ces guignols, caractérisée par une hargne sans limite doublée d’une stupidité crasse, renvoie à des marottes idéologiques par trop éculées d’avoir pourri dans la gueule du fascisme. Ceci dit, leur mode d’action peut impressionner au premier abord. Tranchant avec la docilité d’une gauche et d’une extrême gauche putréfiées, le ton colérique d’un Alain Bonnet de Soral, les assertions tonitruantes de Thierry Meyssan ou le verbiage comminatoire d’un Stellio Gilles Robert Capochichi (dit « Kemi Seba »), sont autant d’apparats séducteurs pour qui se trouve légitimement submergé par les motifs de révolte sociale. Mais, alors que cet assemblage bricolé de pourfendeurs du sionisme mondialiste s’épanche dans un tapage très médiatisé, on pourrait croire qu’une énième résurgence du fascisme est en marche. Pourtant, loin de constituer des forces anciennes sous des apparences nouvelles, ce secteur d’agitateurs est, en vérité, un agglomérat mal agencé de groupuscules politico-religieux guidés par d’arrivistes transfuges venus ramasser la matraque d’une extrême-droite dissoute dans la dictature en construction. Le vieux fascisme est vaincu et ne reviendra plus, mais il n’en constitue pas moins une base idéologique et organique du présent capitalisme suicidaire. En 60 ans, jamais l’appareil d’Etat n’a été aussi répressif, omnipotent et doté d’institutions anti-démocratiques. Jamais les organisations patronales n’ont été autant articulées sur des principes et méthodes réactionnaires. Jamais l’ensemble des représentations ouvrières n’a été aussi intégré à la gestion de la déroute du prolétariat. La dictature à l’œuvre, fille de tous les fascismes, n’a plus besoin de formules politiques jadis nécessaires à d’aventuristes dévalorisations du coût du travail qui ne pouvaient reposer que sur l’embrigadement massif.

Pour autant, les gesticulations de ce nationalisme bigarré sont bel et bien dangereuses, sa fonction objective étant de semer des frontières ethniques, religieuses et communautaires à l’intérieur du camp des exploités afin de participer à leur pacification, exigence permanente de la gouvernance globale. 
Les dégâts potentiels de tels saboteurs sont d’autant plus graves que la culture et la mémoire prolétariennes ont subi ces 5 dernières décennies les assauts les plus violents d’une société spectaculaire marchande à la force de pénétration inédite. La régression de la conscience de classe au profit de l’individualisme consumériste est le creuset d’une réceptivité populaire aussi désemparée que naïve face aux charlatans du conservatisme contestataire. Incomparables avec les vieilles formations d’extrême droite, tant dans leurs moyens (une capacité d’enrégimentement relativement faible au regard des ligues fascistes), leur forme d’expression (un charabia pauvre comparé à l’intellectualisme des vieilles élites fascistes) et d’organisation (des réseaux souples, peu exigeants avec leur membres, attirés par le coup d’éclat et non par l’action séditieuse) que dans leur but réel (accompagner le pouvoir et non le prendre), ces formations d’appui aux frappes bourgeoises peuvent donc revêtir, par soucis de clarification, le qualificatif de sous-fascistes. Le combat révolutionnaire ne saurait ainsi se priver de conceptualiser des réalités nouvelles contre lesquelles le pouvoir de classe espère le voir inadapté et donc désarmé. Par conséquent, il convient de procéder méticuleusement à une exécution sommaire de ces bouffons criards qui, affublés d’attributs propres à notre classe, croient pouvoir substituer leur chauvinisme capitulard à la révolution prolétarienne salvatrice.


Dissection d’une pensée sous-fasciste : le cas Alain Soral

Analyser la pensée d’Alain Bonnet de Soral, plus connu sous le nom d’Alain Soral, est important dans ce contexte de crise économique propice à la propagation de discours fascistes. 
Ce genre de discours a d’autant plus de risques de gagner en influence que ladite crise a révélé la lâcheté, la veulerie, la trahison des partis de gauche et d’extrême-gauche.

En outre, Soral est suffisamment habile pour saupoudrer ses diatribes de réflexions apparemment progressistes et de critiques relativement pertinentes de divers groupements politiques (le NPA, Bertrand Delanoë et son équipe municipale…) ou phénomènes de société (le communautarisme, le « féminisme » de la bourgeoisie…).
Ce faisant, il espère endormir la vigilance de son auditoire et, ainsi, faire passer « en fraude » sa camelote d’extrême-droite.

Nous avons divisé notre analyse visant à démont(r)er l’imposture soralienne en 7 thèmes :

1°) Doubles discours et contradictions ;
2°) Récupération au profit de l’extrême-droite d’auteurs, de pratiques et de combats qui ne sont pas les siens ;
3°) Fascisme et poujadisme ;
4°) Antisémitisme ;
5°) Stalinisme ;
6°) Apologie de régimes répressifs ;
7°) Arrivisme et haine de classe.

Cette division est en partie arbitraire puisque certaines déclarations d’Alain Soral peuvent avoir leur place dans plusieurs des thèmes ci-dessous développés.

1°) Doubles discours et contradictions

Soral a compris que, s’il veut « ratisser large », il doit avoir un discours flou et changeant, et savoir « s’adapter à son public ». 
Cette faculté d’adaptation lui permet, certes, d’espérer rencontrer du succès au-delà des seuls nostalgiques du IIIè Reich… Mais c’est au prix de ridicules pirouettes théoriques et pratiques.

Soral, qui n’hésite pas à se dire « marxiste », considère pourtant qu’il existe un « intérêt général des citoyens du monde »… Une négation en paroles de l’existence de la lutte des classes… Mais aussi et surtout un propos bien dans l’air du temps qui, n’en doutons pas, plaira aussi bien aux citoyennistes d’ATTAC qu’aux fachos partisans de l’association Capital/Travail !
C’est sans doute en qualité de « marxiste » que Soral qualifie le FN de« mouvement qui évolue vers la vraie gauche, la gauche sérieuse, la gauche économique ». Dans la foulée de cette affirmation hasardeuse, Soral conseille de lire « le programme économique » du Front National. Merci du conseil, Alain ! Une petite visite sur le site du FN peut toujours servir, effectivement ! Même si – crise économique oblige – le FN passe désormais sous silence ses propositions les plus ouvertement pro-patronales (sur la Sécurité sociale, notamment), il reste encore largement assez de « matière » sur leur site pour voir que ce parti est à 100% au service de la bourgeoisie. En vrac : « libérer au maximum l’entreprise des contraintes de toute nature qu’elle subit », « libérer le travail et l’entreprise de l’étatisme, du fiscalisme et du réglementarisme », « renégociation de la durée hebdomadaire du temps de travail par branches d’activité. Permettre en particulier de gagner plus à ceux qui travaillent plus », « simplification du Code du travail », « créer un cadre favorable à l’entreprise, notamment aux PME », « baisser la pression fiscale » et notamment l’impôt sur la fortune et l’impôt sur les sociétés, développer les « régimes de retraite complémentaire par capitalisation », « assurer un service minimum dans les services publics », « obtenir des économies budgétaires en réorganisant la Fonction publique, par l’introduction du principe de mobilité et le non-remplacement d’une partie des départs en retraite ». Ah ! c’est donc ça la « vraie gauche » ! fallait y penser… Avec une telle conception de la « gauche économique », il n’est pas étonnant que Soral puisse dénoncer la « société d’assistanat » tout en continuant à se prétendre « marxiste »…

Soral affirme, à propos de la police et de l’armée : « il y a très longtemps que ces gens-là n’ont plus aucun pouvoir en France, on peut leur cracher à la gueule tant qu’on veut » et qualifie les flics de « pauvres fonctionnaires qu’ont le plus haut taux de suicide de France ». Mais il affirme par ailleurs « nous sommes dans un régime totalement policier et totalitaire […] on est dans une société intégralement policière et dégueulasse ». La France, « régime totalement policier et totalitaire »… où les flics « n’ont plus aucun pouvoir » depuis « très longtemps » ? La contradiction est évidente, mais Soral espère probablement séduire les jeunes de banlieue et une partie de l’extrême-gauche avec sa rhétorique pseudo-libertaire et anti-keuf, tout en rassurant ses soutiens (et souteneurs) d’extrême-droite avec un discours plus traditionnel sur le thème de l’autorité qui n’est plus respectée. (Au passage, nous ne saurions trop conseiller aux partisans d’Alain Soral de tester la validité des assertions de leur Grand Chef en « crachant à la gueule » de tous les flics qu’ils croisent. Avec un peu de chance, à force de coups de tonfa et de GAV, ils deviendront d’authentiques révolutionnaires.)

Il y a quelques années, Soral évoquait « l’inculte – et désormais pas drôle – Dieudonné » (Alain Soral,Abécédaire de la bêtise ambiante, Jusqu’où va-t-on descendre ?, Pocket, Paris, 2003, p. 112). Il lui reprochait notamment de ne pas oser montrer du doigt cette « communauté invisible certes surreprésentée dans le show-biz en termes de quotas, mais à laquelle il doit aussi son doux statut de rigolo » (Ibid., p. 114). « Communauté invisible », comprendre : les Juifs. Soral fait désormais liste commune avec « l’inculte » Dieudonné aux élections européennes de 2009… L’humoriste ( ?) est pourtant au moins aussi con aujourd’hui qu’en 2002, lorsque Soral écrivait ces lignes… En revanche, il est vrai qu’en matière d’antisémitisme, Dieudonné a accompli d’immenses « progrès » ces derniers temps !

Même type de revirement concernant les Arabes et/ou musulmans. Soral affirmait l’année dernière : « Aujourd’hui, on voit très bien que le Système diabolise les maghrébins. […] Vous Français arabo-musulmans et nous Français du Front National sommes diabolisés par le même système […] Toutes les saloperies qu’on raconte aujourd’hui sur les maghrébins de banlieue, sur les ‘kärchérisables’, c’est les mêmes qu’on a racontées sur Le Pen et les gens du Front National… et elles sont aussi fausses ! » Soral souffre sans doute d’amnésie, il nous faut donc lui rappeler ses positions antérieures sur le sujet : « Leur seul espoir [aux Algériens], c’est qu’on y retourne [en Algérie]. » (Ibid., p. 15) ou « celui qui se comporte en colon, de plus en plus c’est le Beur » (Ibid., p. 99) ou : la France devient « un pays d’Anglo-Saxons névrosés envahis de Maghrébins hostiles » (Ibid., p. 124) ou encore, à propos de la situation en banlieue populaire dans les années 60 : « Les seuls qui posaient problème, déjà, c’étaient les Algériens qui se tenaient à l’écart dans la solitude, la peur, l’islam et la Sonacotra, et dont les jeunes, peu nombreux encore, foutaient déjà la merde » (Ibid., p. 40). Soral est démasqué par ses propres écrits : il fait partie de ce Système qui « diabolise les maghrébins », qui « raconte des saloperies sur eux » ! Il est vrai qu’il a, depuis, changé radicalement de stratégie à leur égard : il espère même les incorporer à l’ « avant-garde » des bataillons d’extrême-droite : « Les premiers qui devraient se battre pour la préférence nationale, ça devrait être les Français d’origine immigrée, parce que c’est eux que [l’immigration] met le plus en danger. » Soral se plaît à répéter que le Système « divise pour mieux régner » : c’est indéniable… Tout aussi indéniable que le fait que lui-même divise pour mieux régner ! Après avoir fait des maghrébins des boucs-émissaires, il leur conseille de se retourner contre les nouveaux arrivants en France et, au passage, il se dédouane de ses propres responsabilités en accusant un « Système » (impersonnel) d’être à l’origine de leur stigmatisation.

Dans cette même optique, lors d’une conférence à Fréjus en 2008, Soral a affirmé à propos des exactions commises aux Invalides lors d’une manifestation le 23 mars 2006 : « Moi j’étais très content de voir, effectivement, le ‘bolossage’ des petits cons du CPE… Tout ça est quelque part bon signe. » Le plus amusant est que les fafs présents dans la salle ont applaudi ces propos d’Alain Soral ! Les mêmes qui, en d’autres circonstances, mettent en avant l’existence d’un racisme anti-blanc pour convaincre les électeurs d’accorder leurs suffrages à l’extrême-droite… Bonjour l’hypocrisie…

Ultime contradiction, à propos de ses opposants, Soral affirme : « ces gens-là ne vous sortent que des références des années 30 »… Or, lui-même ne se gêne pas pour « sortir des références des années 30 », en se réclamant notamment des pacifistes de cette période qui, se plaint-il, ont eu de gros problèmes après la guerre. De deux choses l’une. Ou bien les connaissances historiques de Soral sont très limitées (ce qui, après tout, n’est pas à exclure)… Ou bien il n’ose pas se réclamer trop explicitement de Jacques Doriot, Marcel Déat, Fernand de Brinon et autres « pacifistes des années 30 » qui ont été inquiétés à la Libération, non pas pour pacifisme mais… pour collaboration avec les nazis ! Soral fait parfois preuve d’un peu plus de discrétion et brouille les cartes en se faisant passer pour un « homme de progrès »…

2°) Récupération au profit de l’extrême-droite d’auteurs,
de pratiques et de combats qui ne sont pas les siens

Les diatribes de Soral sont truffées de références, parfois explicites, à des auteurs qui ne sont pas d’extrême-droite. C’est bien connu : la culture, c’est comme la confiture, moins on en a, plus on l’étale. 
Soral tient donc à nous faire savoir qu’il a lu Guy Debord (tout en affirmant par ailleurs qu’il est « la partie de l’œuvre de Marx accessible aux publicitaires », Ibid., p. 96 ), Jean-Claude Michéa, Michel Clouscard (référence à « l’idéologie du désir » ou dénonciation de la récupération de Nietzsche par des intellectuels de gauche), Pier Paolo Pasolini (« codes intégralement fascistes de la mode »), Pierre Clastres…
De là où ils sont, Debord, Pasolini et Clastres ne risquent pas de protester… Concernant Michéa : les thèses qu’il développe dans ses essais sont contestables, mais il n’en reste pas moins évident que c’est de manière abusive que Soral se sert d’elles comme caution à sa prose d’extrême-droite. Nous ne pouvons que vous inviter à vous faire votre propre opinion en lisant L’enseignement de l’ignorance et ses conditions modernesImpasse Adam SmithL’empire du moindre mal, et cætera.
Quant à Michel Clouscard (dont les thèses sont, là aussi, contestables – mais, présentement, là n’est pas la question), dans une tribune libre dans L’Humanité (30 mars 2007), il a tenu à préciser qu’ « associer […] d’une manière quelconque nos deux noms [le sien et celui de Soral] s’apparente à un détournement de fonds. Il s’avère qu’Alain Soral croit bon de dériver vers l’extrême droite (campagne pour le FN). Il veut y associer ma personne, y compris en utilisant mes photos à ma totale stupéfaction. Je n’ai en aucun cas autorisé Alain Soral à se prévaloir de mon soutien dans ses menées prolepénistes. Le Pen est aux antipodes de ma pensée. » Clouscard étant décédé le 21 février 2009, gageons que le fossoyeur Soral va pouvoir reprendre tranquillement son « détournement de fonds »…

Soral se plaît également à affirmer que « Marx voterait aujourd’hui Le Pen. » Sans doute conscient que cet « argument » est trop visiblement spécieux, il prétend aussi que votent pour le FN « des branchés, des marginaux, […] des anciens d’Action Directe »… A défaut de correspondre à une quelconque réalité, cette façon de présenter l’électorat FN est bien plus sympatoche que celle qui dépeindrait les partisans de Le Pen sous les traits de bourges de la région PACA, de vieilles rentières, de boneheads alcooliques (ah ouais mais nan… eux, faudrait déjà qu’ils trouvent le bureau de veaute) ou encore de petits patrons/commerçants/artisans (qui ont eu l’occasion de montrer, tout au long du XXe siècle, qu’ils constituaient le terreau de toutes les réactions).
Dans la même veine, Soral reprend à son compte le concept de décroissance, se dit « assez proche de certains écologistes ». Il évoque aussi « un processus de domination par l’intégration du flic ». Ce qui est juste, seulement voilà : ça sonne très « Mai 68 » (cf. les slogans du style « Tue le flic qui est dans ta tête. ») dont Soral est, comme chacun sait, un contempteur ! Plus fort encore, il s’imagine même rejoindre un jour « les anti-système radicaux qui vivent uniquement de récup’ dans les poubelles, et dans des endroits squattés » et il n’hésite pas à prendre la défense de Julien Coupat. Et puis quoi, ensuite ? Une apologie des black-block ? A un tel stade d’opportunisme et de démagogie, tout est possible…

Démagogie toujours, lorsque Soral justifie son soutien aux PME en disant que des « économistes marxistes » prônaient un tel soutien dès les années 90. « Économistes marxistes » que, bien sûr, il ne cite pas… Et pour cause puisque soit ils n’existent pas, soit ils ne sont pas marxistes !

Alain Soral se réclame abusivement de la « dialectique. » En fait, il ne s’agit que d’un artifice rhétorique bien commode dont il use à chaque fois que son arrivisme ou sa médiocrité intellectuelle menacent d’éclater au grand jour. Ainsi, à ceux qui s’étonnent de sa trajectoire politique, Soral répond qu’elle est « dialectique ». Et sa fâcheuse tendance à faire de Karl Marx un apôtre de l’extrême-droite est – devinez quoi ? – « dialectique » !

Notons que cette tendance à la récupération de tout et n’importe quoi va au-delà du seul Alain Soral : c’est une véritable mode à l’extrême-droite depuis quelques temps. Presque tous se disent maintenant « révolutionnaires » (en période de crise économique, ça passe mieux que « contre-révolutionnaires » ou « royalistes »… mais il s’agit de « révolutionnaires » bien particuliers : des « révolutionnaires » qui sont anticommunistes primaires, qui soutiennent les contre-réformes du gouvernement et qui agressent les grévistes). Et pendant que certains fachos se réclament de Che Guevara, d’autres découvrent les situationnistes… Des identitaires se prétendent même « enfants de la Commune et du 6 février 1934 ». Comme s’il était possible d’établir une filiation entre le premier gouvernement prolétarien de l’Histoire et une tentative de coup d’Etat fasciste ! Cela étant dit, le 6 février 34, on leur le laisse et on confirme : ils en sont bien les héritiers !

3°) Fascisme et poujadisme

Dans sa préface à Jusqu’où va-t-on descendre ?, Soral supposait que le « libéral libertaire bourgeois bohème » trouverait ses écrits « poujadistes » ou encore « fascistes » (Ibid., p.12). 
Eh bien, si tel a vraiment été le cas en 2002 lorsque cet essai est sorti, force est de constater que le « li-li bo-bo » – que pourtant nous n’apprécions pas – aura cette fois-là eu raison. Puisque, quelques années plus tard, Soral se vantera d’avoir écrit certains discours de Jean-Marie Le Pen. Rien d’étonnant quand on voit à quel point les thématiques fascistes et poujadistes sont au cœur de la « pensée » soralienne.

Dans une conférence de mars 2009, entre une référence à la propagandiste du IIIe Reich Leni Riefenstahl et une dénonciation de l’« idéologie maçonnique », Soral trouve quand même le temps de se montrer choqué par le tribunal de Nuremberg (« On tue tous les nazis, parce que c’était le Mal donc on les raye de la planète terre.») et par l’épuration à la Libération… Cette conférence se déroulait pourtant à l’initiative du Parti Populiste (extrême-droite), dont le programme mentionne le rétablissement de la peine de mort pour les auteurs de « crimes de guerre, […] assassinats, actes de barbarie, tortures d’innocents », donc on ne voit pas trop pourquoi Soral s’indigne des exécutions de nazis et de collabos (à moins qu’il ne considère pas les Juifs, les Tsiganes et autres communistes qui ont été massacrés comme de « vrais » innocents ?). Soral estime aussi que « de toute façon, le métissage c’est la violence » … Assertion guère compatible avec celle-ci, également de son « cru » : « On [le peuple français ?] est un métissage réussi puisque cohérent, lent, accepté, et cætera. » Alors, le métissage c’est la violence, oui ou non ? Comme nous l’avons vu précédemment, Soral se fiche pas mal de s’empêtrer dans ses contradictions puisqu’elles sont « dialectiques ».
Soral nous offre encore un magnifique exemple de « dialectique » quand il déclare : « quand on est marxiste, on doit fonctionner sur des concepts marxistes, quand on abandonne tout ces concepts pour se fonder sur des concepts petits-bourgeois, on se casse la gueule » avant d’affirmer que « pour faire quoi que ce soit de subversif en politique », il a plus confiance dans les « patrons de bistrot, les chauffeurs de taxi et ce qu’on appelle la petite-bourgeoisie » que dans les profs et les étudiants. Karl Marx voyait-il dans ces catégories de population une force révolutionnaire ? A-t-il prôné la dictature des patrons de bistrot ? Ou bien écrit « petits-bourgeois de tous les pays, unissez-vous » ? Soit Alain Soral a accès à des textes cachés de Marx, soit – c’est plus probable – il se sert, pour appuyer ses théories bancales, de ces mêmes « concepts petits-bourgeois » qu’il reproche à d’autres d’utiliser.

Typiquement poujadiste est la défense soralienne du « petit patron », prétendue victime de la « persécution fiscale » et de la « méchanceté des prudhommes ». Soral se livre à cet exercice en se réclamant notamment de « Michéa »… On le comprend : pour réussir la prouesse de défendre ouvertement une fraction du patronat tout en restant « marxiste-compatible », il fallait au moins la caution d’un intellectuel qui se réclame du Socialisme (et pas de la « gauche » : dans l’esprit de Michéa, ce n’est pas la même chose… c’est même antinomique)… Au passage, Soral se livre à des reproches (malheureusement !!!) infondés concernant Arlette Laguiller : selon lui, dans ses discours, elle ne ferait pas de différence entre petit patronat et grand patronat… En réalité, dans ses interventions, cette réformiste patentée flétrit presque uniquement le « grand patronat »… comme si les autres patrons étaient plus respectables !

Soral ressort également une ruse habituelle du fascisme pour servir de « paratonnerre » à la bourgeoisie en temps de crise économique : il dénonce régulièrement et avec insistance le « capitalisme financier spéculatif » et la « finance mondiale spéculative », espérant que les exploités ne s’apercevront pas que le problème est plus global et que c’est toute la société de classe (Alain Soral compris) dont ils doivent se débarrasser. Dans « Qu’est-ce que le national-socialisme ? », texte daté de juin 1933, Trotsky remarquait déjà que « tout en se prosternant devant le capitalisme dans son entier, le petit bourgeois déclare la guerre à l’esprit mauvais de lucre. »

Cette autre sentence soralienne participe de la même logique du « paratonnerre » : « Ce monde [du marché] est porté par les élites blanches occidentales judéo-protestantes ». Il s’agit ici, en réduisant le capitalisme à ses seuls partisans juifs ou protestants, d’épargner le catholicisme (dont Soral se réclame – entre mille autres « étiquettes », il est vrai !) ainsi que les Arabes et/ou musulmans dont Soral veut se faire de nouveaux alliés, convaincu qu’il est que « dans l’imaginaire politique africain ou maghrébin, c’est un type de gauche Le Pen, hein… et même d’extrême-gauche parce que c’est pas des régimes très cools là-bas. »

Au cas où vous en auriez douté, Soral manie fort bien la théorie du complot et a des talents certains en matière de réécriture de l’Histoire : « [Les Noirs] étaient issus de l’empire colonial qu’ils ne détestaient pas particulièrement d’ailleurs, en dehors de certaines élites financées souvent on sait pas trop par qui… » Comme dirait un chanteur sarkozyste : « Ah ! Le temps béni des colonies… » Eh oui, c’est bien connu : les colonisés ne détestaient pas particulièrement la puissance coloniale, cette dernière a décidé d’elle-même, spontanément et sans pression d’aucune sorte, de quitter le continent africain et, d’ailleurs, depuis la décolonisation, la France a totalement cessé de s’immiscer dans les affaires intérieures du Gabon, de la Côte d’Ivoire, du Tchad ou du Togo…

Enfin, dans la rubrique « comment, par la calomnie, l’extrême-droite assassine Jaurès une seconde fois », cette citation : « La position de Le Pen est très respectable et très cohérente, même sur le plan de l’immigration, du racisme, et cætera, elle est très saine, c’est une position de patriote français de gauche du début du siècle, c’est la position… il serait même à la gauche de Jaurès aujourd’hui ! »Sûrement, oui !!! Le Pen est à peu près autant à la gauche de Jaurès que l’était l’homme qui l’a abattu, Raoul Villain, qui fut membre du mouvement catholique du Sillon et du groupe d’étudiants « nationalistes » de la « Ligue des jeunes amis de l’Alsace-Lorraine»…

4°) Antisémitisme

L’antisémitisme, ce socialisme des imbéciles, est très apprécié d’Alain Soral. Il s’agit, là encore, de détourner la colère populaire vers des boucs-émissaires. 
Mais ce brave Soral, décidemment très prévoyant, n’a pas attendu la crise économique pour distiller son poison. En 2004, déjà, il déclarait : « Quand avec un Français, Juif sioniste, tu commences à dire ‘y a peut être des problèmes qui viennent de chez vous. Vous avez peut-être fait quelques erreurs. Ce n’est pas systématiquement la faute de l’autre, totalement, si personne ne peut vous blairer partout où vous mettez les pieds.’ Parce qu’en gros c’est à peu près ça leur histoire, tu vois. Ça fait quand même 2500 ans, où chaque fois où ils mettent les pieds quelque part, au bout de cinquante ans ils se font dérouiller. Il faut se dire, c’est bizarre ! C’est que tout le monde a toujours tort, sauf eux. Le mec, il se met à aboyer, à hurler, à devenir dingue, tu vois. Tu ne peux pas dialoguer. C’est à dire, je pense, c’est qu’il y a une psychopathologie, tu vois, du judaïsme sionisme (sic !) qui confine à la maladie mentale. » Puis, cette année : « Il y a quand même un milliard de chrétiens qui s’excusent face à 15 millions de Juifs… C’est quand même bizarre, il a dû se passer quelque chose pour qu’on soit obligés de s’humilier à ce point là, que notre pape soit obligé de demander pardon parce qu’il y a un évêque ultra-marginal qui a dit trois conneries. » Les « conneries » de Richard Williamson étant « juste », pour rappel, ses déclarations selon lesquelles « 200 000 à 300 000 Juifs ont péri dans les camps de concentration, mais pas un seul dans les chambres à gaz. ».

Intéressante également, cette déclaration de Soral qui reprend le stéréotype, popularisé par le Protocole des Sages de Sion, du Juif fauteur de guerre : « M. Finkielkraut était pro-croate, M. Bernard Kouchner… euh… M. Cohn-Bendit… euh nan pas Cohn-Bendit… C’était Bernard-Henri Lévy, il était pro-bosniaque, ils ont chacun choisi leur camp afin d’attiser la haine et la violence. On ne sait pas trop pourquoi, ils ont dû tirer ça à pile ou face… » Au risque de décevoir Soral et ses groupies, il est important de souligner que l’anéantissement de la République fédérale socialiste de Yougoslavie a des causes multiples et complexes, n’ayant rien à voir ni avec Finkielkraut ni avec BHL. Pire encore : Finkielkraut et BHL n’auraient jamais existé que cela n’aurait strictement rien changé au sort des peuples des Balkans.

Courageux mais pas téméraire, Soral, peut-être lassé des agressions physiques et des décisions de justice défavorables, se replie la plupart du temps sur des propos plus allusifs visant « l’autre d’une telle communauté que je ne nommerai pas », stigmatisant Daniel Cohn-Bendit en tant que « parasite de la société française… qu’il insulte ! » ou affirmant : « La France [que les mecs de banlieue] n’aiment pas, je ne l’aime pas non plus… C’est la France de Bernard-Henri Lévy, je ne l’aime pas non plus. »Que l’on soit bien clairs : les personnalités auxquelles Soral s’en prend sont souvent méprisables. Seulement, bien d’autres le sont tout autant et dont Soral ne pipe pourtant pas un mot. Et il n’est pas compliqué de comprendre quel est sans doute le but – et quel sera assurément le résultat – des envolées soraliennes visant Bernard Kouchner, Alexandre Adler, BHL, Jacques Attali, Laurent Fabius, Alain Finkielkraut, Élisabeth Lévy, et cætera. Ces diatribes permettent à Soral de passer pour un type qui ose s’en prendre aux « puissants » alors qu’elles ont pour fonction objective, en ne visant que des personnalités à l’origine ethnico-religieuse (supposée !) commune, d’épargner la bourgeoisie dans son ensemble en détournant le prolétariat des approches strictement classistes.

5°) Stalinisme

Soral a gardé de graves séquelles de son passage par le Parti dit « Communiste ». Il n’hésite pas à qualifier la CGT de « réseau de résistance ou d’opposition traditionnelle »alors que cela fait au moins sept bonnes décennies que la Confédération Générale de la Trahison est un obstacle aux tentatives d’émancipation des prolétaires. 
Pour Soral, « tout ce qui est de l’ordre de la violence […] et de la guerre civile, c’est forcément un truc qui affaiblit la France. » Ce Soral qui s’oppose à la violence et à la guerre civile au nom du salut de la France n’a, contrairement à ses prétentions, rien d’un marxiste… Mais c’est un parfait stalinien ! C’est avec ce même type d’arguments, avec cette même dévotion envers l’unité nationale que le P « C » F a, à trois reprises, saboté des situations révolutionnaires : en 1936 (Maurice Thorez, secrétaire général du P « C » F : « il faut savoir terminer une grève »), à la Libération (Thorez, toujours : « produire, produire, encore produire, faire du charbon c’est aujourd’hui la forme la plus élevée de votre devoir de classe, de votre devoir de Français » et « La grève, c’est l’arme des trusts. »), en Mai 68 (Georges Séguy, secrétaire général de la CGT : « ce mouvement lancé à grand renfort de publicité qui, à nos yeux, n’a pas d’autre objectif que d’entraîner la classe ouvrière dans des aventures en s’appuyant sur le mouvement des étudiants. »).

Il arrive aussi à Soral de s’attaquer au « Capital apatride » et au « Capital nomade ». C’est cette même idée qu’il développe lorsqu’il affirme dans une interview que « tous les internationalistes aujourd’hui sont des gens de droite, par essence, tu vois… » Notons en passant que, trois minutes plus tôt, dans cette même interview, il affirmait : « Je ne crois pas à l’essentialisme, les gauchistes essentialistes m’emmerdent, ce sont des crétins et des petits cons ». Pour en venir à ce que révèle, sur le fond, cette citation, Soral – ce « crétin » et ce « petit con » d’essentialiste (ce sont ses termes) – reprend à son compte la vieille antienne stalinienne qui affirme que, par opposition au Capital qui n’a pas de frontières, qui est « cosmopolite », les travailleurs se doivent d’être nationalistes. C’est ballot : Soral le stal’ a oublié que le Manifeste du parti communiste se termine par un appel à l’union des prolétaires de tous les pays…

6°) Apologie de régimes répressifs

Il n’y a pas besoin de creuser bien longtemps pour s’apercevoir que Soral est contre-révolutionnaire : il suffit de regarder quels régimes et quels chefs d’Etat il admire !
Saddam Hussein (entre autres) est rangé par ses soins dans la catégorie des « chefs d’Etat locaux de puissances alternatives ». Alternatives à quoi ? Sûrement pas au capitalisme, en tout cas ! Le premier fait d’armes de Saddam Hussein est la participation à une tentative d’assassinat, en 1959, du général et Premier ministre marxisant Abdul Karim Qasim qui, l’année précédente, avec d’autres militaires, avait renversé la monarchie iraquienne. Une fois arrivé au pouvoir (avec le soutien des Etats-Unis), à la tête du parti Baas, Saddam Hussein a réprimé férocement ses opposants, notamment les membres du Parti Communiste Irakien (ce qui n’a pas empêché Moscou de continuer à soutenir le régime baasiste… ça en dit long sur la teneur en socialisme de la bureaucratie stalinienne).

Soral fait également l’apologie de Poutine, ex-membre du KGB et bourreau du peuple tchétchène qui, en fait d’« alternative », a surtout parachevé le rétablissement du capitalisme privé en Russie (ouverture à la concurrence du fret ferroviaire, baisse du taux d’imposition sur les sociétés…) et restreint les déjà peu nombreuses libertés démocratiques dont bénéficiaient les Russes (journalistes assassinés, opposants emprisonnés, désignation par le Président et non plus élection des gouverneurs des sujets de la Fédération de Russie, grande impunité accordée aux membres des groupes fascistes/néonazis qui commettent de nombreuses exactions).

Autre objet d’admiration de Soral : la République islamique d’Iran, régime théocratique où les militants des organisations de gauche ont été exécutés par milliers suite à la contre-révolution islamique et où les minorités (kurdes, arabes) sont soumises à de multiples brimades. Ce régime qui tente de fédérer sa population autour de discours hostiles à l’Occident, aux Etats-Unis, à Israël, sait pourtant miser sur plusieurs lièvres à la fois : dans les années 80, il n’a pas hésité à acheter des armes aux Etats-Unis (qui se sont servis de l’argent récolté grâce à ces ventes pour financer une guérilla d’extrême-droite au Nicaragua : c’est la fameuse affaire Iran-Contra) et à Israël. Les dirigeants iraniens sont également ravis de la décision des Etats-Unis et de la dictature européiste de classer comme organisation terroriste l’Organisation des Moudjahiddines du Peuple Iranien (OMPI), et ils ont sûrement vu d’un bon œil les perquisitions visant l’OMPI opérées en France en 2003. La « lutte contre le terrorisme » (c’est-à-dire, en réalité : le terrorisme d’État) est décidemment sans frontières…

7°) Arrivisme et haine de classe

Soral qui reproche à BHL, Finkielkraut, Cohn-Bendit, et cætera (voir 4°) leur capacité à retourner leur veste n’a peut-être pas tort sur le fond… Mais il est très mal placé pour parler, sa propre trajectoire politique étant marquée par de nombreux retournements de veste.
Après avoir adhéré au mouvement punk, il rejoint le P « C » F. Il finit par quitter ce parti dans les années 90, une fois que l’Union Soviétique s’est cassé la gueule et qu’il s’est rendu compte – soixante ans après tout le monde, mais mieux vaut tard que jamais – que le P « C » F n’est pas révolutionnaire. Il qualifie son Abécédaire de la bêtise ambiante, paru en 2002, de « national-républicain » et paraît alors proche de Jean-Pierre Chevènement. Passade de courte durée puisqu’il se rapproche ensuite à grandes enjambées de l’extrême-droite, jusqu’à rejoindre l’équipe de campagne de Jean-Marie Le Pen en vue des présidentielles de 2007. Mais il est vrai que, dans l’interview où il annonçait son rapprochement avec le FN, Soral affirmait que, faisant cela, il rejoignait un parti « qui pèsera demain 25% minimum » (forcément, puisque « Le Pen, c’est le plus grand résistant au Système de France » !!!). Quelle déception au soir du premier tour des présidentielles quand Le Pen, doublé sur sa droite (extrême) par un Sarkozy vraiment très décomplexé, n’obtient « que » 10,44% des voix. Pas grave, Soral a l’explication : « Le Pen mérite la France, mais je ne suis pas sûr que la France et les Français tels qu’ils sont aujourd’hui méritent Le Pen. » Dit plus clairement : les Français sont des cons. Venant de quelqu’un qui passe son temps à glorifier démagogiquement le « Peuple » et la « Nation », c’est plutôt cocasse… A l’échec du FN aux présidentielles vient s’ajouter l’échec, plus net encore, des municipales en 2008, ce qui fait que Soral doit commencer à se demander s’il a misé sur le bon cheval.
Soral annonce finalement son départ du FN le 1er février 2009, le parti n’ayant daigné lui proposer, en vue des élections européennes, qu’une place d’honneur sur la liste en Ile-de-France. Une simple place d’honneur à lui, Alain Soral, lui qui est « rebelle depuis l’âge de seize ans », vous vous rendez compte ?!? Comme l’aurait dit une de ses défuntes icônes staliniennes : c’est un scandÂÂÂÂle ! Mais puisqu’il ne veut surtout pas sombrer dans l’oubli et qu’il tient à faire parler de lui à tout prix, Soral se contente finalement d’une place de numéro 5 sur la liste antisém… pardon… « antisioniste » de Dieudonné. On ne sait jamais, des fois que… Après tout, « les gens sont tellement cons, ils en redemandent… » et puis « un salarié, c’est comme un enfant ». Alors, qui sait ? Ces ânes-là iront peut-être voter…

Le grandissime Soral qui, lui, n’est ni un con ni un salarié, chie sur la Star Academy, les émissions d’Arthur, celles de Stéphane Bern… Le hic c’est que Soral n’a jamais hésité à aller faire la promo de ses bouquins de merde chez Thierry Ardisson ou Evelyne Thomas ! Faites ce que je dis, mais pas ce que je fais… Soral semble paniqué à l’idée de retomber dans l’anonymat : « Si vous ne faites pas ce qui faut, vous êtes progressivement marginalisés, c’est-à-dire vous ne passez plus dans les grands médias, vous êtes un peu mal vus […] On voit bien ceux qui peuvent se maintenir et ceux qui sont marginalisés, et pourquoi […] Et cette marginalisation elle est bon… au niveau des médias évidemment, c’est-à-dire on est disqualifiés, on n’est plus invités, et cætera… Moi on voit très bien que j’passais beaucoup dans les émissions mais à un moment donné on n’m’a plus vu […] d’ailleurs les gens ne se posent même pas la question ‘tiens, on ne vous voit plus !’ » C’est qu’il doit également se demander comment il va faire pour écouler ses daubes fascistoïdes si, par malheur, il se voit privé de l’accès aux principaux médias et de la notoriété qui va de pair… Aiguillé par son ambition sans scrupules, Soral saura, s’il le faut, changer une énième fois son fusil d’épaule, trouver de nouveaux compagnons de route et de nouvelles tribunes d’où il pourra dégueuler sa prose pseudo contestataire qui, en fait, nuit exclusivement au prolétariat. A moins que ce dernier ne lui en laisse pas l’occasion…

 

Sources : 
– Alain Soral, Abécédaire de la bêtise ambiante, Jusqu’où va-t-on descendre ?, Pocket, Paris, 2003
– interview d’Alain Soral après qu’il ait annoncé qu’il rejoignait l’équipe de campagne de Jean-Marie Le Pen, fin 2006
http://www.dailymotion.com/search/alain%2Bsoral/video/xtjwl_alain-soral-interview-fn
– interview d’Alain Soral suite au premier tour des dernières présidentielles, 22 avril 2007
http://www.dailymotion.com/related/xtjwl/video/x1td0v_soral-echec-de-le-pen_news?hmz=74616272656c61746564
– Alain Soral, conférence à Fréjus, 23 mai 2008
http://www.dailymotion.com/relevance/search/soral+fr%C3%A9jus/video/x5snqq_alain-soral-frejus-partie-1_news
http://www.dailymotion.com/relevance/search/soral+fr%C3%A9jus/video/x5snuj_alain-soral-frejus-partie-2_news
– Alain Soral, conférence « Vers la gouvernance globale » à l’invitation du Parti Populiste, 9 mars 2009
http://www.dailymotion.com/relevance/search/conf%C3%A9rence+gouvernance/video/x8vz58_alain-soral-conference-090309-parti_news

 

 

Dans les facs, une revue promet la mort aux « gauchistes »

C’est un seize-pages qui est diffusé, ici ou là, sur certains campus, sous le label « Action Française Universitaire » (AFU). Il se présente comme un « hebdo intelligent et violent », référence claire à la phrase de Maurras : « Nous devons être intellectuels et violents ». Le portrait du chantre du nationalisme intégral figure d’ailleurs, lui aussi en « une », à côté, notamment, du nom de Theodore Kaczynski. Ce célèbre terroriste américain, surnommé Unabomber, se réclamait de la lutte contre le progrès technologique.

« Une » de l’Action française universitaire. DR

Mais c’est surtout le titre principal choisi  pour son premier numéro qui retient l’attention: « Tuons tous les gauchismes ». Pour la petite histoire, le titre initial était:« Tuons tous les gauchistes », rapidement amendé quand l’auteur a réalisé qu’il tombait sous le coup de la loi. Ce rédacteur perspicace n’est autre que Rodolphe Crevelle, qui déborde d’initiatives ces derniers temps. Ce vieux routier de l’extrême droite radicale au passé sulfureux s’est signalé en 2012 en lançant le Lys Noir, revue d’extrême droite « anarcho-royaliste » et en participant à la liste anti-radars pour les législatives dans l’Hérault. Plus récemment, c’est une autre publication ultra-confidentielle de son cru, la revue l’Arsenal, qui évoquait un projet de putsch militaire durant le mouvement contre le mariage homosexuel (Le Monde du 7 juin).

Par ailleurs, Rodolphe Crevelle s’était lié à Troisième Voie, l’organisation de Serge Ayoub, avant sa dissolution à la suite de la mort de Clément Méric en juin.

Dans son long éditorial, Crevelle prédit que « cela va mal se terminer pour l’oligarchie gauchiste des facs et d’ailleurs ». Avant de demander à ses ouailles d’envoyer aux gauchistes « des photos de Benito [Mussolini] et [sa maîtresse] Clara Petacci pendus à un croc de boucher… Car c’est comme cela qu’ils vont tous finir avec leurs femmes également délicieuses… »

Suit une longue liste de menaces. « C’est ‘à la vie à la mort’ si on les chope (…). Nous trouverons beaucoup d’alliés chez les immigrés pour leur faire la peau (…). Le gauchiste sait que nous avons la majorité des gens et des flics et des militaires avec nous », s’avance encore Crevelle.

Une obsession qui n’est pas nouvelle, puisque, en septembre déjà, le Lys noir titrait :« Faut-il envisager de tuer les gauchistes? »

Deux militantes de l’UNEF agressées

Comme d’habitude avec Crevelle, il y a une manip’. L’AFU dont il se réclame n’a rien à voir avec l’Action française étudiante, émanation de l’Action française (AF). Crevelle veut profiter de la proximité d’appellation pour recruter plus facilement, ce qui ne manquera pas de plaire à la rue Croix-des-petits-Champs, siège historique de l’AF. Ce d’autant plus que l’UNEF vient de déposer plainte contre l’AFU pour « incitation à la haine et à la violence ».

En moins d’une semaine, deux étudiantes parisiennes de l’UNEF (proche du PS) ont été agressées et menacées de façon quasi similaire – « On ne veut pas de vous sur les facs. On connaît ton adresse. Si tu continues, on te viole.  On te défoncera, t’es qu’une gauchiste », selon un responsable national du syndicat étudiant. L’une d’elles a reçu des coups de cutter au pied de son domicile. L’UNEF juge que la revue AFU de Crevelle a théorisé ces agressions.

***

PS : le programme du Lys Noir, « groupe militaro-décroissant » qu’anime Rodolphe Crevelle, vaut son pesant d’or. En voici un extrait :

Extrait du programme du Lys Noir/ DR

vu sur http://droites-extremes.blog.lemonde.fr

La « quenelle », un coup de mou pour nos luttes

Faire le geste de la quenelle n’engage à rien: ni promesse ni action. Elle fait croire à celles et ceux qui la font, qu’elle est subversive en soi et qu’elle prouve l’existence d’une unité entre les soi-disant « anti-système ». Il n’y a de concret que la répétition du geste de scène d’un artiste qui a joué sciemment la carte d’une carrière indépendante et l’engagement politique au sein de l’extrême droite. Pour l’extrême droite et la partie la plus agressive de la classe dominante, l’important n’est pas d’être véritablement une alternative pour le peuple mais de se donner l’apparence de « rebelles ». Mais une fois au pouvoir, les dominés et les pauvres prennent de plein fouet la répression.

Quenelle_lepen_gollnisch

Si des personnes issues de l’immigration peuvent la faire aux côtés de personnes comme Bruno Gollnisch qui est ouvertement anti-musulman, ou de Jean Marie Le Pen qui croit en l’inégalité des races : c’est que ce geste ne signifie rien comme engagement.
C’est une posture de défi qui n’en est pas réellement une puisque ce geste n’est jamais effectué en face ou en présence de la personne visée. Ce signe dit de manière insultante qu’on a eu le dessus de manière sournoise, en profitant d’une situation. C’est le bras d’honneur du couard, puisque non assumé.

On peut très bien imaginer la BAC faire ce signe à des jeunes durant un contrôle musclé.
Ou encore les mêmes jeunes le faire à la BAC s’ils échappent au contrôle.
Il est difficile d’imaginer la BAC et les jeunes faire le geste ensemble lors du contrôle musclé : il n’y a que deux côtés à une barricade. Il ne peut y avoir d’unité entre opprimés et oppresseurs même s’ils s’insultent de la même manière.
La volonté de Dieudonné est pourtant de faire croire qu’en partageant une attitude, celle du dominant, on peut avoir une communauté de destin. En gros, il suffirait de faire un geste pour créer une complicité au lieu de lutter, tout en sauvant la face : tous unis dans la lâcheté.
Si le geste n’engage à rien, le répéter en revanche revient à adhérer à l’idée que seule l’attitude compte, qu’il n’y a pas d’engagement et que dans les rapports de force il ne faut pas lutter mais être fourbe. Seconde chose, mais non des moindres, la « quenelle » consiste à faire croire que la finalité de la lutte est d’assurer sa domination sur l’autre. C’est une pensée compatible avec le libéralisme ambiant : tous contre tous, seuls les plus vicieux gagnent. C’est le symbole d’une adaptation à l’injustice.
Pas de changement social possible, on capitule face à l’inégalité ambiante en estimant qu’il suffit de « glisser des quenelles » à certaines personnes.
Ce n’est pas un signe révolutionnaire contrairement à ce qu’affirme Dieudonné, ni même un geste « potache », car ce symbole a également une dimension sexuelle, puisqu’il consiste à imiter l’introduction d’un bras dans l’anus d’une tierce personne, à dire de manière détournée qu’on l’a « baisée ».

La notion qui assimile la pénétration à la domination est un cliché misogyne et homophobe que partagent DieudonnéAlain Soral et Eric Zemmour. En gros le dominant domine sexuellement le dominé en le/la pénétrant. Vu sous cet angle, la personne qui se « soumet » est une créature inférieure par nature. C’est du reste ce qu’Alain Soral et Eric Zemmour racontent dans leurs ouvrages ouvertement sexistes.
Le déni de dignité aux homosexuels est une chose récurrente chez Alain Soral qui les assimile à des pédophiles, sans que personne n’y trouve rien à redire. On doit rappeler que lors de luttes contre les meurtres racistes et sécuritaires, ou pour obtenir des droits en prison, les militant.e.s de l’association Act Up ont été au premier rang avec les militant.e.s de quartiers populaires.

Les femmes sont elles aussi la cible de multiples accusations des Soral ou des Zemmour, qui ne comprennent le « pouvoir » que comme une farce viriliste.

Dans nos quartiers, les femmes jouent un rôle actif et déterminant dans le combat contre les injustices et la dureté de la vie. Elles sont les plus nombreuses à assumer seules les charges de famille ou du foyer. Lors des luttes contre les violences policières, elles sont en première ligne. Elles affrontent l’oppresseur et le pouvoir en face, dans la dignité, et ne sont pas prêtes à cèder au discours sur la domination.

mère de famille

Dieudonné, Zemmour, le clan Le Pen ou Soral sont des personnes qui n’ont pas de problème de fin de mois et de fin de droits, ils défendent leurs intérêts économiques avant toute chose. Ils ont besoin de gestes de confusion comme la « quenelle » pour donner l’illusion d’une convergence d’intérêts avec les quartiers populaires.

Au final, les personnes à qui est destinée la trop célèbre quenelle, c’est le public issu des quartiers qui fait encore confiance à Dieudonné. À chaque fois qu’on fait la quenelle, on perd le sens de nos luttes. C’est ce qu’ils veulent. Les luttes pour l’émancipation passent à la trappe quand nous reprenons un tel geste.
Le poing levé courageux et unitaire des Black Panthers est remplacé dans l’imaginaire des luttes par un mime de « fist fucking » illustrant une volonté de domination ou de réussite individuelle et sournoise.

Bras mou comme une quenelle ou poing de panthère, il faut choisir.
Black-Panthers-Party-People

LU SUR https://quartierslibres.wordpress.com

Penser le processus révolutionnaire

 

Après les soulèvements populaires doit s’amorcer un processus révolutionnaire pour empêcher toute forme de retour à la normale.

 

Depuis trois ans, des révoltes embrasent le monde. Il n’en faut pas moins aux éditions La Fabrique pour reprendre le ton insurrectionnaliste du best seller L’insurrection qui vient. Cette fois-ci, c’est Éric Hazan lui-même qui tient la plume, accompagné d’un mystérieux Kamo. Pourtant, ce nouveau livre reprend la recette qui a fait le succès du Comité invisible. Un format court et un style vif.

« Ce texte se propose humblement de rouvrir la question révolutionnaire », présentent Éric Hazan et Kamo.

Ce projet ambitieux semble néanmoins mal engagé avec un inventaire dans lequel les conseils ouvriers côtoient la dictature du prolétariat. Donc deux conceptions radicalement opposées de la politique entretiennent la confusion autour du terme « révolutionnaire ». Mais le livre permet de s’extraire d’une tradition contestataire désormais incontournable : le programme politique avec ses réformettes bien ficelées.

Ce texte pose des questions indispensables. « Quels moyens mettre en œuvre afin de devenir ingouvernables et, surtout, de le rester ? Comment faire en sorte qu’au lendemain de l’insurrection la situation ne se referme pas, que la liberté retrouvée s’étende au lieu de régresser fatalement – en d’autres termes, quels ont les moyens adéquats à nos fins ? », interrogent Éric Hazan et Kamo. La pertinence de ses questions s’éclaire d’autant plus au regard de l’effondrement des révoltes dans les pays arabes et ailleurs.

 

 

Premières mesures révolutionnaires

La rupture avec l’existant

 

Kamo et l’auteur de LQR attaquent les concepts qui maintiennent l’ordre social. La démocratie ne peut s’appuyer que sur l’affirmation du suffrage universel comme seule légitimité. Les « marchés », désormais personnalisés, imposent une vision du monde en faveur de la finance et des possédants. La collusion entre l’État et les marchés semble incarnée par les inspecteurs des finances, ses hauts fonctionnaires qui n’hésitent pas à se mettre au service des entreprises. La crise s’apparente également à un discours qui permet de renforcer le pouvoir des patrons. « Or, ce que l’on appelle crise est un outil politique essentiel pour la gestion des populations aussi bien productives que surnuméraires », observent Éric Hazan et Kamo. Les bureaucrates et le « personnel politique » se contentent de gérer l’ordre existant et de faire accepter les décisions au peuple.

La gauche et l’extrême gauche se gardent bien d’attaquer le capitalisme démocratique. L’oppression marchande doit être seulement régulée et encadrée pour devenir plus vivable et plus morale. « Nulle part il n’est question de lui faire subir le même sort qu’on connu par le passé bien des régimes d’oppression, de lui donner une bonne fois congé, et pour toujours », déplorent Éric Hazan et Kamo. Les partis et les intellectuels refusent toujours d’évoquer une perspective de rupture révolutionnaire.

Le texte devient plus contestable lorsqu’il relativise l’importance de l’aliénation et de la destruction des relations humaines. Il reprend le refrain de la deuxième partie de L’insurrection qui vient pour prophétiser une onde de choc qui devrait inéluctablement embraser la planète. Ce discours sympathique estime qu’il suffit de parler de révolution pour la faire advenir. Mais les auteurs insistent pertinemment sur l’indispensable analyse des échecs historiques. « On ne se dirige pas dans une époque sans avoir appris des échecs révolutionnaires, ceux qui ont entraîné les défaites et plus encore ceux qui ont suivi les victoires », soulignent Éric Hazan et Kamo.

 

Dans l’histoire de France comme dans les pays arabes les révolutions populaires sont suivies de gouvernements provisoires et d’élections qui visent à enterrer la révolte.

C’est l’idée d’une période de transition qui enterre toute forme de révolution. Lorsque la machine bureaucratique continue de fonctionner, la révolte se retrouve étouffée. Mais une autre démarche peut émerger. « Ce dont il s’agit ici n’est pas de rédiger un programme mais de tracer des pistes, de suggérer des exemples, de proposer des idées pour créer immédiatement l’irréversible », précisent Éric Hazan et Kamo. C’est souvent la peur du chaos et de l’inconnu qui favorise le retour à la normale. Dans un processus de révolution, le fonctionnement de la bureaucratie doit être paralysé. Les réunions doivent être bloquées. « Nous couperons leurs lignes de communication, leur intranet, leurs listes de diffusion, leurs lignes téléphoniques sécurisées », proposent Éric Hazan et Kamo. Il ne faut pas prendre les lieux du pouvoir mais les bloquer.

 

 

L’abolition de l’ordre marchand

 

La révolution passe par une abolition du travail. D’ailleurs, plus personne ne croît aux discours creux sur la ré-industrialisation ou le retour au plein emploi. Mais la transformation sociale doit surtout réinventer tous les aspects de la vie. « Une situation révolutionnaire ne se résume pas à une réorganisation de la société. C’est aussi, c’est surtout l’émergence d’une nouvelle idée de la vie, d’une nouvelle disposition à la joie », soulignent Éric Hazan et Kamo. L’activité humaine ne doit plus reposer sur la contrainte du travail mais sur le désir et le plaisir.

« Ce qui peut, ce qui doit être fait au lendemain de l’insurrection, c’est disjoindre travail et possibilité d’exister, c’est abolir la nécessité individuelle de « gagner sa vie » », soulignent Éric Hazan et Kamo. Cette nouvelle manière de vivre doit sortir des rapports sociaux capitalistes, avec l’argent comme intermédiaire des relations humaines. Les moments de révolte, sur la place Tahir ou en Mai 68, dessinent cette nouvelle possibilité d’existence. Ce sont ses mouvements de lutte, à la base, qui doit construire la nouvelle société. « L’abolition de l’économie n’est pas quelque chose qui se décrète, c’est quelque chose qui se construit, de proche en proche », précisent Éric Hazan et Kamo.

L’abolition de l’argent passe surtout par la généralisation de la gratuité, à commencer par la nourriture et le logement. L’appropriation devient alors inutile et ridicule lorsque les besoins essentiels deviennent accessibles à tous. La fausse bonne idée du revenu universel, prônée notamment par Toni Negri, ne remet pas en cause l’ordre social et ne fait qu’aménager la misère existentielle. « Il maintient cela même que le processus révolutionnaire doit abolir : la centralité de l’argent pour vivre, l’individualisation du revenu, l’isolation de chacun face à ses besoins, l’absence de vie commune », analysent Éric Hazan et Kamo. L’économie, dès ses origines, permet d’asservir les individus à la puissance matérielle du souverain. L’économie s’apparente à une science de contrôle des esclaves. La valeur marchande n’est que le moyen de cet asservissement pour quantifier et contrôler l’activité des esclaves. Le règne de l’évaluation et de la quantification révèle l’emprise du capitalisme jusque sur nos corps et sur nos vies. L’économie ne doit donc pas être régulée ou encadrée mais supprimée. « L’abolition du capitalisme, c’est avant tout l’abolition de l’économie, la fin de la mesure, de l’impérialisme de la mesure », soulignent Éric Hazan et Kamo.

 

Le travail demeure une activité vide de sens et aliénante, qui dépossède les individus de la conduite de leur vie. Les activités indispensables ne doivent pas se faire dans la contrainte, mais dans le plaisir de la rencontre et de la vie collective.

« La fin du travail obligatoire, la fin de la dictature de l’économie auront pour conséquence quasi mécanique la fin de l’État », soulignent Éric Hazan et Kamo. Pendant les moments révolutionnaires, la vie s’organise sans la nécessité d’un État ou d’une quelconque direction centrale. L’appareil d’État ne sert à rien, sinon à sa propre reproduction. La priorité des politiciens demeure leur réélection. Surtout, l’État éloigne le peuple de la prise de décision. Les intérêts des politiciens convergent avec ceux des capitalistes pour maintenir le bon fonctionnement de l’ordre social.

Le pouvoir central doit disparaître au profit d’assemblées. Mais ses organisations doivent se défaire des tares du parlementarisme et de la politique bourgeoise. En revanche, les exemples donnés par le texte semblent peu convaincants. Le « bar-épicerie » de Tarnac, petite entreprise de pseudo-contestation, et la bureaucratie « autogérée » de Marinaleda, avec son « maire réélu sans discontinuer depuis trente ans », sont présentés comme des modèles. L’autogestion du capitalisme et de la misère existentielle ne sont évidemment pas des solutions acceptables. L’abolition des relations marchandes n’est d’ailleurs pas clairement envisagée dans ses « modèles ».

 

 

Réinventer la vie

 

La révolution ne doit pas craindre le désordre et le conflit pour expérimenter de nouvelles manières de vivre. Cette démarche s’oppose à la dépossession de la conduite de nos vies. « L’irréversible, c’est de restaurer la prise que les humains ont perdu sur leurs conditions immédiates d’existence », soulignent Éric Hazan et Kamo. La satisfaction des besoins ne peut s’organiser qu’à l’échelle locale. Le processus révolutionnaire ne peut pas se limiter à une simple « appropriation collective » des moyens de production. Ce sont tous les aspects de la vie qui doivent être réinventés.

Internet et les réseaux sociaux doivent également être critiqués. Les sites de rencontres révèlent également l’isolement et la misère existentielle. Pour Éric Hazan et Kamo, « jamais un tel système ne remplacera la palabre, le contact avec les yeux et les mains, les verres bus en commun, l’enthousiasme et les disputes, les véritables « rapports sociaux » qui ne sont pas du domaine de la sociologie mais de l’amitié ».

Le processus révolutionnaire doit permettre, contre la culture conformiste et standardisée, une libération de la créativité.

 

Un nouveau fascisme émerge dans une Europe en crise. Les idées racistes se banalisent. Mais l’antifascisme relève de l’imposture car, sous couvert de lutter contre l’extrême-droite, il semble défendre la démocratie libérale. « C’est la poussée révolutionnaire, l’éveil fraternel de toutes les énergies comme dit Rimbaud, qui renverra les apprentis fascistes à leur néant », tranchent Éric Hazan et Kamo.

Les auteurs appellent à l’organisation pour permettre aux révoltes de se coordonner et de se radicaliser. Cette organisation est évidemment différente de la forme Parti qui ne fascine encore que les débris du bolchevisme. « S’organiser, c’est faire évoluer des groupes en constellations subversives par le jeu des amitiés, des espoirs partagés, des luttes menées en commun, de proche en proche », précisent Éric Hazan et Kamo.

 

 

Ce livre semble plus accessible que L’insurrection qui vient. Surtout, il semble plus précis sur le processus de rupture révolutionnaire. Il propose des pistes de réflexion qui vont au-delà du constat. Sur ce point, il semble plus précis que le Comité invisible qui se contente d’un blanquisme relooké. Ce texte permet d’ouvrir un indispensable débat sur les perspectives révolutionnaires.

Cependant, les références historiques du texte d’Éric Hazan et Kamo ne sont pas toujours très libertaires. La Révolution française, et son jacobinisme frelaté, demeure la référence majeure. Les mouvements libertaires et le communisme de conseils ne sont pas évoqués. Ses Premières mesures révolutionnaires n’attaquent donc pas clairement les dérives bureaucratiques et autoritaires des révoltes sociales.

Ses quelques pistes de réflexion se révèlent trop souvent déconnectées des luttes sociales et des expériences d’auto-émancipation du prolétariat. Tarnac et Marinaleda demeurent les seuls exemples concrets et se révèlent pourtant très limités. Ses lieux ne font que se confectionner un nid douillet à l’intérieur de la société marchande.

Pourtant, ce texte va également au-delà des pleurnicheries gauchistes. Il évoque la perspective d’une rupture révolutionnaire. Surtout il s’attache à un processus de transformation qualitative de la vie. La force du Comité invisible réside dans sa description de l’atomisation des relations humaines. Éric Hazan et Kamo prennent en compte cet aspect, toujours délaissé par les gauchistes de tous bords.

La révolution doit permettre de transformer le monde pour changer la vie.

 

Source : Éric Hazan & Kamo, Premières mesures révolutionnaires, La Fabrique, 2013

 

Articles liés :

 

Vers un renouveau de la pensée critique

Pressions et gestes pour agir contre le capital

Fissurer l’emprise du capital sur la vie

Créer des communautés contre le capitalisme

La grève illimitée, une ouverture des possibles

 

 

Pour aller plus loin : 

 

Un entretien audio d’Alternative Libertaire avec Eric Hazan : Dialogue autour de « Premières mesures révolutionnaires » par Théo Rival (AL Orléans), Jean-Yves Lesage (AL 93) et Guillaume Davranche (AL Montreui), publié sur le site d’Alternative Libertaire le 7 octobre 2013

Radio : émisson Là-bas si j’y suis du 2 octobre 2013

Vidéo : « Eric hazan et l’insurrection, d@ns le texte« , diffusée sur le site Arrêt sur image le 5 mai 2009

Vidéo : Camille Polloni et Aurélie Champagne, Eric Hazan : « La révolution n’est pas terminée », publié le 9 septembre 2012 sur le site Rue 89 (Vidéo intégrale de l’entretien)

J.-C. Martin, « De la révolte comme d’un art appliqué aux barricades / Hazan, Kamo, Zizek, Horvat« , publié sur le site Strass de la philosophie le 6 septembre 2013

Simon Labrecque, « Critique de Premières mesures révolutionnaires« , publié sur le site Trahir le 8 septembre 2013

Conversation avec Eduardo Colombo, « Lorsque le projet n’existe pas, le geste de la révolte devient répétitif« , publié le 16 mai 2013 sur le site de l’Organisation communiste libertaire (OCL)

vu sur http://zones-subversives.over-blog.com

La théorie du genre (djendeure).

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Mais pour avoir la réponse à cette question, il faudrait pouvoir disséquer un militant de La Manif Pour Tous, et vous savez que je suis résolument opposée à la vivisection. D’ailleurs il manque encore quelques signatures pour l’Initiative Citoyenne Européenne contre la vivisection, dépêchez-vous d’aller la signer avant le 1er novembre, ou vous aurez la mort de millions de chiots et chatons sur la conscience:

 

http://ec.europa.eu/dgs/secretariat_general/citizens_initiative/images/logo.png

 

Articles à lire sur la théorie du genre, le sexisme…

Petits rappels sur le genre

D’une théorie du genre qu’ils font semblant de mal comprendre…

Le sexisme, ça se soigne

Sexismes

lu sur http://insolente0veggie.over-blog.com/

 

 

Tournoi de boxe populaire

Date – 02/11/2013
17:00 – 23:59

2013-11-02_Bagnolet_Transfo_TournoiBoxeTournoi de boxe populaire au Transfo’ occupé
Samedi 2 novembre 2013, de 17h à 1h

Nous avons décidé, à quelques un(e)s, d’organiser un tournoi de boxe populaire en soutien à la caisse de défense collective de Paris.

On s’inspire des traditions italienne, espagnole et allemande qui ont développé une pratique autonome de la boxe et organisent depuis plus de 10 ans des tournois antifas au sein de lieux auto-organisés.
Nous pensons que le sport en général, et les sports de combats en particulier, sont des moyens beaucoup plus que des loisirs détachés de toute réalité sociale et politique. Ce sont des moyens d’auto-défense individuels et collectifs, des moyens d’expression, là où parfois le langage pourrait être un obstacle, des moyens de se rencontrer et par extension de s’organiser, des moyens de réagir face aux attaques sexistes, racistes ou homophobes.

À la différence du sport tel qu’il se pratique actuellement dans les clubs et en compétition, nous n’identifions pas l’adversaire comme l’ennemi. Notre démarche n’est pas de développer une performance individuelle qui aurait pour but de dominer l’autre. Notre ennemi est avant tout nous-même, comme on dit, et vivant dans un monde capitaliste, il est aussi tout ce qui symbolise et personnifie notre remise au pas en tant qu’individu isolé, passif et normé. Maîtriser physiquement des techniques de combat ne signifie pas rentrer dans le cliché du mâle viril qui cherche tout le temps la baston. Au contraire, la pratique physique permet de se sentir armé(e) pour affronter un quotidien, un enfermement physique ou mental et instaurer une confiance en soi et en l’autre. Quant à la violence exercée en combat, elle n’est que le reflet d’un rapport de force subi. Choisir le combat, c’est se réapproprier cette violence et y déjouer les pièges de la domination.

La caisse de défense collective que nous soutenons se situe dans la même lignée de réappropriation de moyens et de stratégies, mise en commun, afin de se défendre face à la justice. En mettant en place un système de paris, nous parodions la pratique de compétition marchande. Toutes les thunes vont à la caisse.
En ce qui concerne le lieu, le Transfo’ n’est pas un choix par dépit pour organiser cet événement. C’est un espace occupé qui met en place des pratiques de luttes collectives.

On aurait pu ne pas désigner de gagnant à l’issue des combats. La victoire ou la défaite restera symbolique et on espère moteur de transformations sur soi et ce monde.

Pour finir, un dernier point et pas un des moindres : à tous les schmits, militaires, agents de sécurité, vigiles, fachos qui s’exercent aux mêmes techniques que nous et remplissent les salles de sport : on est de l’autre côté de la barricade.

LUTTE DE CLASSE * BOXE * RÉVOLUTION

[transfo@@@squat.net]

Lutte des classes et urbanisme à Paris

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Une étude sur la gentrification à Paris analyse la lutte des classes qui traverse l’espace urbain.
 

L’embourgeoisement des centres-villes des métropoles semble bien connu. Des magasins bios, des cafés « branchés » et des galeries designs permettent d’augmenter les prix du logement dans les quartiers populaires. Une nouvelle population, la petite bourgeoisie intellectuelle, remplace les classes populaires qui habitent depuis longtemps dans les vieux immeubles réhabilités des centre-villes. Ce phénomène s’observe dans de nombreuses villes, comme à Montpellier. Mais, en France, Paris apparaît comme le laboratoire de ce phénomène de gentrification. 

Ce processus semble très souvent décrit, y compris dans les grands médias. En revanche, la gentrification semble rarement analysée. La géographe Anne Clervalpropose une analyse de la gentrification dans la capitale dans un livre récent. Cette universitaire s’inspire de la géographie radicale anglo-saxonne et notamment deNeil Smith, ancien élève de David Harvey. Ce mouvement intellectuel renouvelle les analyses marxistes pour les appliquer à l’urbanisme. Ce courant « fait le lien entre les mutations contemporaines du système capitaliste mondial et la gentrification des centres-villes », précise Anne Clerval. 

L’organisation de l’espace correspond à la division du travail social. Les centres-villes abritent les entreprises de la « nouvelle économie » avec ses cadres de la communication et de la création. Inversement, les usines se situent dans les espaces périurbains. Pourtant, les employés ou les immigrés doivent rester dans les centres-villes pour travailler. « Plutôt qu’en simple déclin, les classes populaires sont en pleine recomposition depuis les années 1960 et la gentrification des quartiers populaires n’est pas un processus qui va de soi », analyse Anne Clerval. 

 

                                 

Embourgeoisement et désindustrialisation de l’espace urbain

 

La gentrification semble plus tardive en France que dans les pays anglo-saxons. L’histoire de Paris semble traversé par des rapports de classe. 

Le centre urbain attire les flux de populations et de richesses. L’industrialisation permet le développement de la capitale. Des quartiers populaires émergent. Pourtant, les classes populaires ne semblent pas homogènes. Ensuite la bourgeoisie habite dans le centre-ville et se méfie du peuple, associé à la misère et à la révolte. Éric Hazan évoque le « Paris rouge » avec ses soulèvements populaires violemment réprimés. 

De 1853 à 1870, le préfet Haussmann impose des aménagements urbains avec des objectifs politiques réactionnaires. Ses transformations visent à renforcer l’autorité de l’État et l’efficacité économique. « Hier comme aujourd’hui, la modernisation n’est pas neutre et a d’abord pour but de satisfaire les intérêts des dominants », observe Anne Clerval. Les grands boulevards et les monuments luxueux permettent d’imposer le spectacle et la marchandise dans les centres-villes. « Une fois que la ville est représentée uniquement comme un spectacle par le capital, elle ne peut plus être que consommée passivement, plutôt que créée activement par le peuple à travers la participation politique », analyse le géographe David Harvey. L’haussmanisation permet surtout de ramener au centre-ville les bourgeois et les commerçant effrayés par l’agitation populaire. Les transformations urbaines doivent empêcher de nouvelles explosions d’émeutes, alors favorisées par des rues étroites. 

 

A partir des années 1950, la désindustrialisation favorise l’embourgeoisement de la capitale. Des zones industrielles sont créées en périphérie. 

Pour Neil Smith, la mondialisation se caractérise surtout par le renforcement de la puissance économique des centres de commandement du système capitaliste et par le maintien dans la pauvreté des périphéries. Quelques métropoles contrôlent les flux de capitaux et la production de biens et de services à l’échelle internationale. Saskia Sassen étudie ses villes mondiales qui deviennent les centres de la finance internationale. 

A partir des années 1980, les emplois de cadres et professions intellectuelles se développent fortement à Paris. De nombreuses professions très diplômées se concentrent dans la capitale. Une classe intermédiaire, entre bourgeoisie et prolétariat, exerce des fonctions d’encadrement à travers l’enseignement la culture, la communication. Selon Jean-Pierre Garnier, son rôle permet d’imposer l’idéologie dominante, avec l’ordre moral républicain et les dogmes néolibéraux, pour assurer la paix sociale. 

 

L’État organise l’aménagement urbain de Paris. Les institutions favorisent la modernisation de la capitale avec le développement du secteur tertiaire. Ensuite, l’État permet à Paris de consolider son rôle de moteur économique de la France. Depuis les années 1960, l’État impose la capitale française comme l’un des centres majeurs de l’économie mondiale. La construction de quartiers d’affaires, de nouvelles voies de circulation, la rénovation de l’immobilier et le développement de centres de consommation illustrent cette politique. L’orientation sociale de la population est également transformée. La petite bourgeoisie intellectuelle remplace les classes populaires. Le Centre Georges Pompidou incarne cette culture branchée pour attirer la nouvelle petite bourgeoisie. 

Les pouvoirs publics ne font pas de la gentrification leur objectif principal. En revanche, l’État s’attache à la modernisation et à la désindustrialisation de Paris. Les quartiers ouvriers sont réhabilités et les loyers augmentent. Les cafés et lieux de sociabilité ouvrière disparaissent. 

Le logement demeure une marchandise appropriable et échangeable. Dès lors l’accès au logement devient toujours plus difficile. « C’est donc bien la propriété privée du logement et son utilisation pour accumuler du capital qui posent problème et empêchent de loger tout le monde, et non le contrôle des loyers », observe Anne Clerval. Mais la déréglementation des loyers relance la spéculation immobilière. 

 

            

Colonisation de la ville par la petite bourgeoisie intellectuelle

La géographie urbaine permet d’observer une division sociale de l’espace parisien. Chaque quartier abrite une classe sociale spécifique. Par exemple, l’ouest de Paris semble bourgeois tandis que l’est semble plus prolétaire. Des quartiers de la rive gauche abritent la petite bourgeoisie intellectuelle. La rive droite semble davantage occupée par la bourgeoisie d’affaires. 

La capitale subit un embourgeoisement généralisé. Cadres et chefs d’entreprise colonisent Paris. Les boîtes branchées et les boutiques de luxe remplacent les librairies. Les vieux quartiers sont réhabilités. Les cadres et ingénieurs du privé remplacent les cadres du public. L’embourgeoisement s’impose donc dans tous les quartiers. 

 

Des vieux quartiers se gentrifient lorsque des anciens bâtiments peuvent être achetés en raison de leur faible prix. Ses immeubles attirent des propriétaires qui apprécient le style architectural du XIXème siècle. Ensuite, la gentrification se développe lorsque les centres villes se vident des emplois ouvriers et de ses cafés pour devenir un centre de consommation pour cadres. 

Des individus, davantage que les pouvoirs publics, impulsent le processus de gentrification. Des artistes réhabilitent un bâtiment vétuste et loué à bas prix pour en faire leur atelier. L’arrivée des artistes dans un quartier attire une nouvelle population avec leur public de la petite bourgeoisie intellectuelle. 

Les entrepreneurs, comme les patrons de bar, participent activement à l’imposition de nouveaux lieux de consommation. Leurs terrasses privatisent l’espace public au détriment des jeunes des classes populaires qui ne peuvent plus s’installer sur la place nouvellement aménagée. 

Les promoteurs immobiliers savent se faire moins visibles mais accélèrent ce processus de gentrification. « Si les artistes et les ménages sont le plus souvent des acteurs involontaires de la gentrification, les patrons de cafés à la mode et, plus encore, les différents acteurs de l’immobilier témoignent d’une réelle volonté de transformer les quartiers populaires, en s’appuyant sur les premiers », résume Anne Clerval. 

La gentrification s’impose à travers le développement de nouveaux loisirs. Des quartiers bercés par la contre-culture deviennent des lieux branchés pour artistes à la mode. Des espaces de consommation culturelle se multiplient pour attirer la clientèle de la petite bourgeoisie intellectuelle. Les cinémas MK2, à l’origine maoïstes et contestataires, deviennent des centres de consommation pour cadres branchés. 

 

 

Les quartiers en voie de gentrification sont présentés comme des modèles de mixité sociale. Pourtant, il semble important d’évoquer les rapports sociaux entre les différentes classes sociales dans ses quartiers. 

Les habitants plus aisés développent de nouveaux modes de vie et de nouveaux modes de sociabilité. La gentrification provient de la petite bourgeoisie intellectuelle qui comprend les professions culturelles et les cadres du privé. Cette population ne se distingue pas par ses hauts revenus, certes plus élevés que la moyenne, mais surtout par son capital culturel. 

Les gentrifieurs s’attachent à la centralité pour leur domicile et leur travail. Ils adoptent un mode de vie qui associe travail et loisirs. Leur quotidien se limite à leur logement et à leur quartier avec ses bars et ses restaurants. Les gentrifieurs imposent une sociabilité urbaine centrée autour de la cour intérieure de leur copropriété. Ils installent des équipements de loisirs, des plantes et organisent des repas entre voisins. Mais lorsque la population s’embourgeoise de plus en plus, les habitants aspirent au calme et à l’ordre. Les gentrifieurs vivent dans leur bulle et, lorsqu’ils s’ouvrent au quartier, ils ne cherchent à rencontrer que leurs semblables. Patrick Simon évoque une « sociabilité autocentrée » qui se caractérise par une très forte proximité sociale. 

Les gentrifieurs font l’apologie de la mixité sociale. Pourtant, ils évitent de côtoyer les immigrés des classes populaires. Ils privilégient les magasins bios aux boucheries halal. Leur dégoût des épiceries arabes exprime une distance sociale. «Les discours valorisant la mixité sociale masquent mal une interaction limitée avec les autres classes sociales », observe Anne Clerval. La mixité sociale se réduit à un décor exotique au regard de cette nouvelle petite bourgeoisie. «Aujourd’hui les gentrifieurs ne participent toujours pas à la sociabilité de quartier avec les anciens habitants, mais ont développé leur propre sociabilité de quartier avec leurs semblables », résume Anne Clerval. 

 

A partir de 2001, la gauche est élue à la mairie de Paris. Ce qui est loin d’être un paradoxe car le Parti socialiste s’appuie sur la nouvelle petite bourgeoisie comme base électorale.

La gauche évoque davantage la mixité sociale que la lutte contre l’embourgeoisement ou la gentrification. La construction de logements sociaux s’inscrit donc dans cette promotion de la mixité sociale. Mais les logements sociaux sont surtout réhabilités ou détruits. Leur nombre n’augmente donc pas. L’accès au logement dans la capitale demeure toujours plus difficile pour les classes populaires. De plus, tous les logements sociaux ne sont pas destinés aux classes populaires. 

La gauche valorise les artistes et le spectacle à travers l’ouverture de lieux de consommation branchée. Le Point P, occupé en 2003 par des chômeurs et des sans papiers, est devenu un lieu à la mode pour la jeunesse de la petite bourgeoisie intellectuelle. « Le lien social tant prôné par la municipalité est censé se faire dans le divertissement, pas dans l’action politique, surtout quand celle-ci est extraparlementaire », ironise Anne Clerval. La géographe évoque d’autres lieux qui incarnent une culture consumériste et standardisée, destinée à la nouvelle petite bourgeoisie. La créativité ne doit pas devenir émancipatrice mais doit demeurer aseptisée. « A une conception militante de l’art et de la culture comme contre-pouvoir, la municipalité de gauche préfère la culture-spectacle, celle qui est montrée dans le cadre bien balisée des institutions culturelles », analyse Anne Clerval. Les évènements ridicules de la « Nuit blanche » ou de « Paris Plages » incarnent cette politique. La ville se réduit à un espace de consommation et de loisirs, à un décor qui renforce l’artificialisation de la vie. Cette politique ne remet pas en cause le pouvoir de classe de la culture légitime mais fabrique un Paris de carte postale touristique bien clinquante. 

La mixité sociale élude les antagonismes de classe et ne s’oppose pas à la gentrification. « En effet, la « politique de la ville » s’apparente à un dispositif de pacification sociale sans remise en cause des racines des rapports de domination, et dans un contexte politique qui accentue l’inégale distribution des richesses depuis des décennies », analyse Anne Clerval. 

 

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Lutter contre la gentrification

Les classes populaires qui sont restées à Paris subissent des conditions de vie particulièrement dures. Des oppositions s’observent au sein même de cette catégorie sociale en raison de l’affaiblissement de la conscience de classe. Ceux qui sont nés en France stigmatisent les immigrés. L’idéologie libérale et individualiste, renforcée par la religion, imprègne également les populations immigrées. 

Pourtant la gentrification, phénomène peu expliqué, génère une dépossession de l’espace public. Les quartiers populaires sont radicalement transformés, y compris leur ambiance et leurs liens de solidarités. En France, la gentrification demeure un processus lent et progressif qui ne semble pas immédiatement perceptible. Les résistances à ce phénomène restent donc peu nombreuses.

Des anarchistes s’opposent à l’embourgeoisement à travers des occupations de logements vides pour dénoncer « l’épuration commerciale ». Pourtant ce type de lutte rencontre peu d’écho dans la population. La résistance des classes populaires se traduit par la lutte pour le droit au logement ou contre les expulsions de sans papiers. Une solidarité s’organise contre les arrestations d’immigrés dans des quartiers comme Belleville. Mais ses résistances demeurent minoritaires et ne remettent pas en cause directement l’embourgeoisement. 

L’opposition à la gentrification passe surtout par des pratiques quotidiennes. Par exemple des jeunes des classes populaires se retrouvent dans des quartiers embourgeoisés.

 

 

Les réflexions d’Anne Clerval permettent de rompre avec le discours militant. Ceux qui luttent contre la gentrification attaquent surtout les pouvoir publics et les sociétés d’économie mixte qui réhabilitent les quartiers. En revanche, ils n’osent pas critiquer les spectacles culturels et encore moins les magasins bios qui arborent un autocollant « Sortir du nucléaire ». 

La domination de la nouvelle petite bourgeoisie, qui dirige les organisations d’extrême gauche, semble rarement remise en cause. « Ce sont principalement les ménages de la petite bourgeoisie intellectuelle en pleine expansion qui ont investi ses quartiers, en y devenant propriétaire et en contribuant à la transformation des logements, des commerces et de l’espace public », observe Anne Clerval. 

Cette universitaire s’appuie surtout sur les travaux de la géographie urbaine qui connaît un réjouissant développement aux États-Unis. Inspiré par un marxisme critique, ce courant de pensée permet de remettre en cause la gentrification, mais aussi l’État et le capitalisme. Mais, aux États-Unis, l’embourgeoisement des villes semble beaucoup plus visible. Les pouvoirs publics participent ouvertement à ce phénomène, comme à New York. La critique radicale et la lutte contre la gentrification semble donc plus évidente qu’en France. 

Le discours de la mixité sociale et du « vivre ensemble » permet de masquer la brutalité sociale des politiques municipales. Les rapports de classe et les intérêts antagonistes sont dissimulés. « La ville petite bourgeoise est un décor de spectacle, un objet de consommation, le tout dans un univers de plus en plus sécuritaire. Les quartiers populaires ne sont presque plus qu’un décor pour café branché, loin du creuset de mobilisation et d’émancipation qu’ils ont pu être », décrit Anne Clerval. 

Cette universitaire observe bien que la dénonciation des politiques municipales semble limitée. Pour lutter contre la gentrification il faut remettre en cause le mode de production capitaliste de la ville. « La réappropriation de la ville supposerait le réinvestissement d’un champ politique plus large que la seule action publique telle qu’elle est définie par la démocratie libérale », analyse Anne Clerval. 

Cette étude universitaire révèle ici également sa limite. Anne Clerval se place dans les pas d’Henri Lefebvre pour ouvrir la réflexion. Mais cet intellectuel marxiste ne se contentait pas d’observer uniquement les dernières évolutions de l’espace urbain. Comme les situationnistes, il développe une critique radicale de l’urbanisme et de l’emprise de la logique marchande sur la vie quotidienne. Le Groupe d’Action pour la Recomposition de l’Autonomie Prolétarienne (Garap) analyse la limite des travaux universitaires sur la ville. Cette analyse de la gentrification demeure une critique partielle et limitée. L’urbanisme participe à la séparation et à la destruction des relatiosn humaines. La lutte contre la gentrification et l’urbanisme doit alors directement remettre en cause tous les aspects de l’existence. 

 

Source : Anne Clerval, Paris sans le peuple. La gentrification de la capitale, La Découverte, 2013

Extrait du livre publié sur le site de la revue Contretemps

 

Articles liés :

L’ordre règne à Montpellier

La gauche au pouvoir pour servir le capital

Les situationnistes dans la lutte des classes

Michèle Berstein et la vie des situationnistes

Pour aller plus loin :

Texte et recherches d’Anne Clerval
Vidéo : Anne Clerval, « La « gentrification » : une lutte de classes dans l’espace urbain ? »Séminaire Marx au XXIème siècle, samedi 12 novembre 2011
Vidéo : Anne Clerval, « Ville et capitalisme », Colloque Penser l’émancipation
Son : Anne Clerval, « L’embourgeoisement des quartiers populaires : l’exemple de la gentrification à Paris », Cours public 2012-2013 : la ville de demain, Wikiradio UEB
Mathilde Caron, « La mixité sociale à Paris est une notion hypocrite », entretien avec Anne Clerval publié dans Les Inrockuptibles le 12 septembre 2013
Julie Clarini, « La prise de l’Est parisien », publié dans Le Monde des livres le 25 septembre 2013
Damien Augias, « L’Est parisien, nouveau visage d’une ville bourgeoise« , publié sur le site Nonfiction le 2 octobre 2013
Ainhoa Jean, « Marx au XXIème siècle : la gentrification, une lutte des classes dans l’espace urbain« , publié sur le site Nonfiction le 01 décembre 2011
« Note de lecture de l’ouvrage de Jean-Pierre Garnier« , publiée sur le site du Groupe d’Action pour la Recomposition de l’Autonomie Prolétarienne (GARAP)
Groupe Fabien Bon, « L’urbanisme sert à faire la guerre », Et alors ? n°6, 2010
« Montpellier : au sujet de l’appel du 17 décembre contre l’urbanisme capitaliste« , publié le 14 novembre 2011 sur le site squat.net 
Rubrique « Urbanisme, mixité sociale et gentrification » sur le site Non Fides
Rubrique « Urbanisme » sur le site Infokiosques
Rubrique « Critique urbanisme » sur le blog Laboratoire Urbanisme Insurrectionnel

Ces apprentis James Bond qui espionnent la gauche et les écologistes

Combien d’espions sur la zad ???

La ZAD serait-elle devenu un nid d’espions ? Le débat aux AG semblerait n’avoir jamais été abordé… comme par hasard ! Cette interrogation mérite d’être posée en urgence…

Considérée comme un haut lieu de “l’ultra gauche” par les gouvernements capitaliste s: la ZAD de Notre Dame des Landes est surveillée de très près par les polices européennes.

Infiltrés sur la ZAD depuis plus de trois ans, ils ont déjà gagné une bataille : diviser pour mieux régner, en se rapprochant de certains militants afin de mieux les manipuler.

Soyons vigilants, restons sur nos gardes !

Collectif de lutte contre l’aéroport de Notre Dame des Landes, 7 octobre 2013

 

Ces apprentis James Bond qui espionnent la gauche et les écologistes

Mouvements écologistes et anticapitalistes sont surveillés de près par les polices européennes. Et tous les moyens sont bons, y compris l’infiltration. Vol d’identités d’enfants décédés, relations sexuelles avec leurs « cibles »… Au Royaume-Uni, les infiltrés et leurs supérieurs ne reculent devant aucun cynisme. Certains policiers ont même eu des enfants avec les militants qu’ils espionnent. Décryptage de ces détestables pratiques qui font l’objet de virulentes critiques, et échappent à tout contrôle parlementaire ou judiciaire.

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Leurs défenseurs les comparent à des sortes de James Bond, qui fréquenteraient squats et lieux autogérés plutôt que des casinos huppés, qui participeraient à des « camps climat » ou à des actions de résistances passives plutôt qu’à de spectaculaires courses-poursuites. Ces espions au service de sa majesté, ce sont les policiers infiltrés au sein des mouvements écologistes ou anticapitalistes. Ces méthodes d’infiltration font l’objet de virulentes critiques au Royaume-Uni, depuis qu’elles ont été révélées par l’affaire Mark Kennedy. Ce policier s’est infiltré entre 2003 et 2010 au sein de groupes de la gauche radicale européenne, dont le collectif militant de Tarnac, avant d’être démasqué. Les informations transmises par Kennedy ont notamment été utilisées par la DCRI (Direction centrale du renseignement intérieur) pour monter son dossier contre « les neuf de Tarnac ». Depuis, les affaires impliquant des infiltrés se sont multipliées.

Leurs noms sont révélés au gré de scandales, de procès ou de plaintes qui défraient la chronique outre-Manche : Lynn Watson, une agent de police basée à Leeds, a infiltré plusieurs groupes écologistes, anticapitalistes et pacifistes entre 2003 et 2008. Simon Wellings demeure quatre ans au sein du réseau anticapitaliste Globalise Resistance, avant de se griller par un coup de fil accidentel alors qu’il transmet infos et photos dans un commissariat. Jim Sutton, infiltré au sein du mouvement Reclaim the Streets – un mouvement de réappropriation de l’espace public – à la fin des années 90, finit par avouer qu’il est policier à sa compagne militante… avec qui il a eu deux enfants ! Le couple divorce en 2009. Bob Robinson (ou Bob Lambert) et John Baker intègrent Greenpeace dans les années 80 et 90. Tous deux ont des relations amoureuses durables avec une de leurs « cibles »… Une version « réalité » de James Bond, où la subversion anticapitaliste et écologiste est combattue avec les mêmes moyens que ceux utilisés pour démanteler un réseau terroriste ou de trafic de drogue.

Un service très spécial

Le Royaume-Uni dispose d’une solide expérience en matière d’infiltrations des milieux activistes, pacifistes, écologistes ou anarchistes : 40 ans exactement. Tout commence en 1968. En pleine période de contestation et de manifs contre la guerre du Vietnam naît le « SDS » (Special Demonstration Squad), un « Service spécial des manifestations ». Il sera dissous en 2008. Ses pratiques font désormais l’objet de demandes d’investigations de la part de parlementaires et d’avocats après une succession de révélations plus détestables les unes que les autres.

« Quelles sont les critères pour autoriser une infiltration ? Construire une relation avec des “cibles”, y compris avoir des enfants avec elles, fait-il partie des politiques officielles de l’État ? Dans quelle mesure ces opérations d’infiltration sont-elles coordonnées au niveau européen ? », interroge le centre de recherche indépendant Statewatch, basé à Londres, qui regroupe avocats, chercheurs ou journalistes travaillant sur la question des libertés publiques [Dans le numéro du mois d’août de son journal].

Quand l’État vole les identités d’enfants décédés

En février, le quotidien The Guardian révèle que, pour mener à bien ses infiltrations, la police britannique « a volé les identités d’environ 80 enfants décédés pour établir des faux passeports à leurs noms ». À l’exemple de « Peter Daley », infiltré au sein de mouvements antiracistes dans les années 90, qui utilise comme couverture l’identité d’un enfant de quatre ans mort de leucémie. Le vol de l’identité et du certificat de naissance facilitait l’élaboration de couvertures crédibles.

Le procédé, dévoilé sur la place publique, est qualifié de « macabre », « irrespectueux » et « odieux » par la commission parlementaire chargée de suivre les affaires intérieures [Dans un rapport publié en mars]. La police britannique assure aujourd’hui que de telles pratiques n’ont plus cours et a lancé une enquête interne. Jusqu’à cet été, ses chefs n’avaient toujours pas daigné entrer en relation avec les familles concernées. James Bond n’est plus un gentleman.

Des conjointes et épouses abusées

La recherche des responsables tarde. « Il n’existe pas un fichier poussiéreux rangé quelque part au sein de Scotland Yard qui nous apportera toutes les réponses. Mais plus de 50’000 documents, papier et électronique, que nous devons passer au crible », précise la Commissaire adjointe, Patricia Gallan, en février 2013, auprès des parlementaires membres de la commission d’enquête sur le sujet. Une manière de prévenir : les réponses risquent bien de ne jamais être divulguées. D’autant que les enquêtes resteront internes.

Une autre affaire se retrouve quasiment classée « secret défense ». En décembre 2011, après les premières révélations sur les policiers espions, huit femmes annoncent poursuivre en justice la police britannique. En cause : l’infiltration de cinq officiers au sein de « groupes promouvant la justice sociale ou environnementale ». Des agents qui, tout en cachant leurs véritables motivations, étaient devenus leurs conjoints. Les relations intimes ont duré entre sept mois et… 9 ans ! Les plaignantes s’appuient sur les articles de la Convention européenne des droits de l’Homme qui protègent la vie privée et familiale, et interdisent des traitements dégradants et inhumains. Mais, début 2013, la Haute Cour stipule que l’affaire sera traitée à huis clos, dans le secret du « Tribunal spécial sur les pouvoirs d’investigation de l’État » (Investigatory Powers Tribunal), chargé de contrôler les activités de surveillance et d’infiltration menées par la police et les services secrets britanniques.

La jurisprudence James Bond

Pour justifier le recours à cette législation spéciale, le juge Michael Tugendhat, n’hésite pas à se référer au fameux héros de Ian Fleming : « James Bond est le plus célèbre exemple fictif d’un membre des services de renseignement qui utilise ses relations avec les femmes pour obtenir des informations ou accéder à des personnes et des biens. (…) Ian Fleming ne s’attarde pas sur la manière dont son héros utilise la tromperie, et encore moins sur le préjudice psychologique que ces relations pourraient provoquer. Mais bien que fictif, cet exemple accrédite la vue que les services de renseignement et de police déploient depuis de nombreuses années des hommes et des femmes officiers dans le but de nouer des relations personnelles de nature intime afin d’obtenir des informations. (…) De mon point de vue, chacun, dans sa vie, doit assumer le fait que les services secrets et la police doivent, de temps en temps, déployer des officiers infiltrés, que ce soit à tort ou à raison. » Ces cas de tromperies, de manipulations, de mensonges et d’humiliations, au service de la sécurité de l’État, seront donc traitées en toute discrétion. Grâce à un roman.

« Nous sommes indignés que la Haute Cour permette à la police (…) de garder le secret de leurs opérations abusives et manipulatrices. En comparaison, la vie privée des citoyens espionnés par la police secrète ne dispose d’aucune protection, ce qui est contraire à tous les principes que nous pourrions attendre d’une société démocratique », ont répondu les huit plaignantes. « Il est inacceptable que des agents de l’État puissent cultiver des relations durables et intimes avec des militants politiques afin de collecter de soi-disant renseignements sur les mouvements politiques. Nous avons l’intention de poursuivre ce combat. »

Quand l’infiltration se retourne contre la police

Même les élus se voient retourner une fin de non-recevoir. Jenny Jones, vice-Présidente de la commission sur la sécurité londonienne, et élue verte de la capitale, a critiqué « l’obstruction délibérée » de la police suite à ses demandes d’informations répétées sur les opérations d’infiltration. Malgré les remous, l’opaque rideau qui recouvre ces barbouzeries ne se déchire pas.

L’une des opérations d’infiltration menée par Mark Kennedy avait abouti à la plus grande rafle d’activistes écologistes de l’histoire britannique. 114 militants, suspectés de préparer une action contre une très polluante centrale au charbon près de Nottingham, ont été arrêtés préventivement en avril 2009. Parmi eux, 20 activistes sont poursuivis puis condamnés à de courtes peines d’emprisonnement ou des amendes. Ces condamnations sont finalement annulées car l’accusation n’avait pas communiqué l’ensemble de son dossier à la défense… dont les informations recueillies par la taupe. D’autres militants écologistes pourraient faire appel dans des affaires similaires, dont les dossiers à charge sont basés sur les informations de policiers infiltrés.

L’Europe envahie de taupes

Ces scandales ne se cantonnent pas au territoire britannique. Ils s’étendent au-delà des frontières du royaume, à l’Europe continentale. Pendant ses sept années d’infiltration au sein de la gauche radicale, Mark Kennedy a ainsi été « déployé » dans onze pays différents, dont la France, lors d’une quarantaine d’évènements militants (rencontres, manifestations…). Ces opérations sont coordonnées au niveau européen par un groupe spécial (European Cooperation Group on Undercover Activities, ECG), créé en 2011. L’ECG regroupe Interpol, plusieurs services de police des États membres de l’Union européenne et du Conseil de l’Europe, dont… la très démocratique Russie. L’ECG fait elle-même partie d’un groupe de travail international (IWG [International Working Group on Police Undercover Activities]) avec les services états-uniens ou israéliens.

« Lorsque les forces de police et les services de renseignement s’engagent dans la coopération internationale, le grand perdant est le contrôle parlementaire. L’importance croissante des réseaux de policiers en civil rend cette situation bien plus critique », alerte en 2012 le député de gauche allemand Andrej Hunko. L’affaire des infiltrés britanniques a fait des vagues jusqu’à Berlin. Des députés du Bundestag questionnent à plusieurs reprises le gouvernement d’Angela Merkel sur le niveau d’implication de la police allemande, et des polices européennes, dans ces opérations secrètes. Le ministère de l’Intérieur précise alors qu’il n’autorise pas ses agents, y compris les agents étrangers opérant sur le sol allemand, à avoir et à entretenir des relations sexuelles dans le cadre d’une enquête.

Les élus n’en apprendront pas beaucoup plus, « pour des raisons de confidentialité. » « L’infiltration des mouvements de gauche européens illustre cette coopération policière menée en l’absence de tout contrôle parlementaire. On ne sait toujours pas sur ordre de qui l’enquêteur infiltré opérait pendant les années de son activité », rappelle Andrej Hunko. En France, les opérations d’infiltration sont censées être réalisées sous le contrôle d’un procureur ou d’un juge d’instruction (voir le Code de procédure pénale). Mais aucun cadre juridique ou démocratique n’existe au niveau européen pour contrôler ces pratiques. Les barbouzes chargés d’espionner les mouvements de contestation ont de beaux jours devant eux.

Ivan du Roy, avec Statewatch – Basta !, 30 septembre 2013