« Le travail est une catégorie capitaliste », par Anselm Jappe

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Le travail est une

catégorie capitaliste

 

 

 

Extrait de l’ouvrage d’Anselm Jappe, « Les aventures de la marchandise. Pour une nouvelle critique de la valeur » (Denoël, 2003, p. 118-120).

 

 

 

Toute notre argumentation nous pousse à mettre en discussion non seulement le « travail abstrait », mais aussi le travail en tant que tel. Ici le bon sens se révoltera : comment pourrait-on vivre sans travailler ? Toutefois, c’est seulement en identifiant le « travail » au métabolisme avec la nature qu’on peut présenter le travail comme une catégorie suprahistorique et éternelle. Mais il s’agit alors d’une tautologie. D’un principe tellement général, on peut déduire aussi peu que du principe que l’homme doit manger pour vivre.

 

Le « travail » est lui-même un phénomène historique. Au sens strict, il n’existe que là où existent le travail abstrait et la valeur [dans la formation sociale capitaliste qui naît à partir du XIVème et XVème siècles]. Non seulement au niveau logique, mais aussi par rapport au travail, « concret » et « abstrait » sont des expressions qui renvoient l’une à l’autre et qui ne peuvent pas exister indépendamment l’une de l’autre. Il est donc très important de souligner que notre critique touche le concept de « travail » en tant que tel, pas seulement le « travail abstrait ». On ne peut pas simplement opposer entre eux le travail abstrait et le travail concret, et encore moins comme étant le « mal » et le « bien ». Le concept de travail concret est lui-même une abstraction, parce qu’on y sépare, dans l’espace et dans le temps, une certaine forme d’activité du champ entier des activités humaines : la consommation, le jeu et l’amusement, le rituel, la participation aux affaires communes, etc. Un homme de l’époque précapitaliste n’aurait jamais idée de placer au même niveau de l’être, en tant que « travail » humain, la fabrication d’un pain, l’exécution d’un morceau de musique, la direction d’une campagne militaire, la découverte d’une figure géométrique et la préparation d’un repas.

 

La catégorie de travail n’est pas ontologique, mais existe seulement là où existe l’argent comme forme habituelle de médiation sociale. Mais si la définition capitaliste du travail fait abstraction de tout contenu, cela ne signifie pas que toute activité, dans le mode de production capitaliste, est considéré comme du « travail » : seulement celle qui produit de la valeur et se traduit en argent. Le travail des ménagères, par exemple, n’est pas du « travail » au sens capitaliste.

 

Le travail en tant qu’activité séparée des autres sphères est déjà une forme de travail abstrait ; le travail abstrait au sens étroit est donc une abstraction de deuxième degré. Comme l’écrit Norbert Trenkle :

 

« Si le travail abstrait est l’abstraction d’une abstraction, le travail concret n’est que le paradoxe du côté concret d’une abstraction (l’abstraction formelle du ‘‘travail’’). Ce travail est concret seulement dans un sens très borné et étroit : les marchandises différentes exigent des procès de production matériellement différents ».

 

Cependant, l’idée de devoir « libérer » le travail de ses chaînes a comporté logiquement de considérer le travail « concret » comme le « pôle positif » qui dans la société capitaliste est violé par le travail abstrait. Mais le travail concret n’existe dans cette société que comme porteur, comme base du travail abstrait, et non comme son contraire. Le concept de « travail concret » est également une fiction : il n’existe réellement qu’une multitude d’activités concrètes. Le même discours est vrai en ce qui concerne la valeur d’usage : elle est liée à la valeur comme un pôle magnétique à l’autre. Elle ne pourrait pas subsister seule ; elle ne représente donc pas le côté « bon », ou « naturel », de la marchandise, qu’on pourrait opposer au côté « mauvais », abstrait, artificiel, extérieur. Ces deux côtés sont liés l’un à l’autre de la même manière que, par exemple, le sont le capital et le travail salarié, et ils ne peuvent disparaître qu’ensemble. Le fait d’avoir une « valeur d’usage » n’exprime que la capacité – abstraite – de satisfaire un besoin quelconque. Selon Marx, la valeur d’usage devient un « chaos abstrait » dès qu’elle sort de la sphère séparée de l’économie. Le véritable contraire de la valeur n’est pas la valeur d’usage, mais la totalité concrète de tous les objets.

 

A. Jappe

 

D’autres textes sur la critique du travail en tant que tel :

 

– Manifeste contre le travail (Krisis-1999).

– Le travail est une catégorie historiquement déterminée, par Benoit Bohy-Bunel

– Quelques bonnes raisons de se libérer du travail, par Anselm Jappe

– Travail fétiche, par Maria Wölflingseder (Streifzuge)

– Le Moloch capitaliste, par Armel Campagne

– Travail forcé et éthos du travail, par Claus Peter Ortlieb (Exit ! gruppe)

– Avec Marx, contre le travail, par Anselm Jappe

– Crise et critique de la société du travail, par Robert Kurz (Exit ! gruppe)

– Au lieu du travail précaire, l’abolition du travail, par Karl-Heinz Lewed (Exit ! gruppe)

– Le travail du négatif, par Anselm Jappe

– La domination du travail abstrait, par Jean-Marie Vincent

– Arbeit macht nicht frei. Libre commentaire des vues de Gunther Anders sur le travail, par Franz Schandl (Streifzuge)

 

 

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Sexe capitalisme et critique de la valeur

LU SUR http://palim-psao.over-blog.fr

Au Red Star « on n’est pas des princes, mais on est libres »

Dans l’ombre de sa rivale, l’équipe du Red Star assume son emprunte depuis 1897. Ici tout est bon enfant et historique, surtout le stade qui en porte les stigmates. Mais pour rien au monde, les suppporters troqueraient leur stade contre un nouveau lieu, parce que Bauer, c’est « l’identité du club ».

Des rêves j’en ai beaucoup, et je vais en réaliser un pour la modique somme de 5 €. Je suis à Saint-Ouen, dans la tribune première Est du Stade Bauer. Tribune que les fans aimeraient renommer Rino Della Negra, joueur du Red Star et héros de la résistance fusillé le 21 février 1944. Tout un symbole. Enfin ! Je suis dans le stade du Red Star, club fondé par Jules Rimet en 1897, le fondateur de la FFF (Fédération Française de Football) et de la Coupe du monde.

J’admire le stade Bauer et son architecture à l’anglaise. Ce stade mythique créé en 1909, porte le nom d’un autre héros de la résistance : le Docteur Bauer. Un supporter me dit « ici tout est histoire », je le crois sur parole. Je jette un œil au mur décrépit et à la tribune inutilisable. La toiture d’une des tribunes s’est fait la malle. Le temps et l’histoire ont fait leur œuvre et le stade aurait besoin d’un sérieux coup lifting. Bien que peu épargné par les ravages du temps, je ressens une vive émotion, celle que l’on ressent lorsqu’on se trouve dans un monument légendaire. Bauer garde son charme. Je me sens comme envahi par son histoire. Je fais partie des Braveheart qui ont bravé la pluie, le vent et le froid pour assister au match qui oppose le Red Star FC au F.C. Bourg Péronnas. L’ambiance est magnifique. Les supporters donnent de la voix, en se serrant les uns contre les autres, et ce, de la première seconde de jeu jusqu’à la dernière.

L’anti Parc des Princes

rsbastiavictoire (2)Le club de national (3e division) a connu des hauts et beaucoup de bas. Le coach Laurent Fournier a été remercié il y a quelques semaines. Mais, la ferveur et la passion pour le football populaire que ressentent les supporter restent intactes. Pierre, un trentenaire qui supporte l’étoile rouge depuis l’âge de 9 ans, me décrit avec enthousiasme l’atmosphère audonienne : « tous les gens vont à la même buvette au Red Star. On est fier du fait que l’entrée au stade soit à 5€ et à 2,50 € pour les étudiants. Avec 10 € en poche, tu passes une soirée formidable. À la mi-temps on a encore le droit de sortir pour aller prendre une bière. C’est encore un des rares stades où tu peux te permettre ça. C’est combien au Parc des Princes ? Dix fois plus cher ! Pour rester assis et applaudir sur commande. Ici on n’est pas des princes mais on est libres. On se déplace comme on veut dans la tribune, on chante, on danse, sans avoir un million caméras de surveillance braquées sur nous. On assiste peinard à des matches de football d’un niveau plus que correct. Au bout du compte, en venant ici t’auras vécu une soirée sympa, abordable et t’auras rencontré du monde ».

Le stade Bauer c’est l’anti Parc des Princes. Il abrite, également, des ex-fans du PSG « les recalés du plan Leproux » qui découvrent dans la banlieue rouge une chose qu’ils n’ont jamais connu dans le 16e arrondissement de Paris : un public uni. Ce public porte une des valeurs essentielles du football populaire : la mixité sociale. Je croise également Mano un étudiant qui vit dans le Val de Marne, « je suis un fan de foot arrivé de Grèce il y a 2 ans. Ce que j’aime ici c’est l’ambiance des gradins. J’ai fait le tour de pas mal de stades. J’ai trouvé au Red Star des sensations dingues. Je n’ai ressenti ça nulle part ailleurs. Et depuis je suis accro ! ».

David un ingénieur retraité, accompagné de son fils et de sa fille, me fait part d’une crainte qu’ont tous les amoureux du Red Star « Bauer c’est l’âme de cette ville ! Qu’est-ce qu’on va foutre dans un autre stade ? Personne ne veut aller aux Docks. On est contre le foot business. Je soutiens à fond le combat du Collectif. »

Le Collectif des Amis du Red Star, c’est Vincent qui en parle le mieux, il est depuis 2 ans le président de l’association de supporters du club. « Notre association a vu le jour en 2003. Quand le club a failli disparaître ! On a estimé qu’il était important de s’organiser et d’avoir un club de supporters indépendant de la direction. » Il me parle de leur engagement : « on a volontairement axé notre mandat sur la défense du stade Bauer. On lutte contre une légende urbaine qui prétend que l’on ne peut pas jouer dans de bonnes conditions au stade Bauer. On a d’abord commencé à effectuer une campagne de sensibilisation auprès des supporters. Puis elle s’est étendue à toute la ville de St-Ouen et même au-delà. »

« Bauer is magic, man »

Red StarMalgré des débuts difficiles, avec un public résigné qui attendait la mort dans l’âme qu’un miracle se produise, la campagne du Collectif des amis du Red Star porte ses fruits. Le Stade Bauer est devenu un thème de campagne pour les élections municipales. Karim Bouamrane candidat PS aux municipales à Saint-Ouen annonce « la mairie souhaite construire un stade aux Docks. Nous pensons qu’il faut plutôt rénover le stade Bauer. »

À la fin du match comme tout bon supporter je me rends dans le célèbre bar en face du stade : l’Olympic. L’occasion pour moi de partager mes émotions avec les supporters, de refaire le match. J’échange quelques mots avec Akli, il sert des bières aux couleurs du club (bouteilles vertes avec une étoile rouge). Entre deux services il me dit « Tu sais p’tit ça fait 18 ans que je suis le gérant de ce bar. Les gens qui veulent s’endetter pour un nouveau stade et s’exiler aux docks n’ont rien compris. Si le club part de Bauer, il ne pourra plus s’appeler le Red Star, car il aura perdu son identité. »

Avant de quitter tout ce beau monde qui m’a traité comme un des leurs aussi bien dans le stade qu’à l’Olympic, je repense aux paroles d’un type authentique, tout comme sa gouaille issue des travées de Bauer, Pierre… « Malheureusement tous les stades finissent dans des espèces de No man’s land entre un Leroy Merlin et un Courtepaille. Alors qu’un stade en ville c’est un stade qui vit et qui fait vivre la ville. La ville doit se réapproprier le stade. Je me souviens encore l’an dernier, il y avait un match de foot entre les mères de famille de la ville. T’avais des daronnes cainf en boubou qui cavalaient pour mettre des frappes improbables. C’était beau ! ».

« Bauer is magic, man », c’est ce que disent les touristes allemand, japonais, anglais ou chilien qui tels des pionniers longent les puces pour voir un monument que les guides touristiques ignorent et qui pourtant, fait partie intégrante de l’histoire de la banlieue parisienne.

Balla Fofana

LU SUR http://www.bondyblog.fr

Rosa Luxembourg et le socialisme français

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Rosa Luxembourg analyse le socialisme français pour dévoiler sa propre conception du mouvement révolutionnaire.

 

L’œuvre de Rosa Luxemburg semble mobilisée à divers titres. Aujourd’hui, la révolutionnaire fait l’objet d’un embaumement académique à travers un colloque universitaire très conformiste. Ses textes marxistes sont également mobilisés par le Parti Communiste Français des années 1930 pour dénoncer le réformisme de la social-démocratie. Mais c’est l’appropriation libertaire, incarnée par Daniel Guérin, qui demeure la plus intéressante. Contre toutes les formes d’autoritarismes, Rosa Luxemburg insiste sur la spontanéité révolutionnaire et l’auto-organisation du prolétariat.

L’historien Jean-Numa Ducange présente les textes de Rosa Luxemburg sur la France. Il permet de contextualiser des textes politiques écrits dans la perspectives des débats politiques qui agitent le mouvement ouvrier allemand. Rosa Luxemburg s’oppose à la participation des socialistes au gouvernement en France en 1899. Elle privilégie la rupture radicale avec le capitalisme plutôt qu’un changement gradualiste à coups de réformes. Jean Jaurès devient l’une de ses cibles privilégiées. Rosa Luxemburg le considère comme un politicien bourgeois qui participe au Parlement. Le mouvement socialiste doit former un parti de classe autonome par rapport au monde bourgeois.

Comme Karl Marx, Rosa Luxemburg estime que la voie vers le socialisme nécessite de « briser l’État ». Elle critique également le centralisme politique. Mais elle préfère soutenir les guesdistes, des marxistes autoritaires et dogmatiques, plutôt que les anarchistes et le syndicalisme révolutionnaire. Mais, à partir de 1910, elle devient plus critique par rapport à la bureaucratisation de la social-démocratie. Rosa Luxemburg ne refuse pas toute forme d’action dans le cadre des institutions. Mais le Parlement demeure surtout une tribune destinée à la propagande révolutionnaire. Toutefois, elle insiste sur la spontanéité des masses pour bousculer l’inertie des parlementaires.

 

 

 

Le socialisme dans la France de la fin du XIXème siècle

En 1898, Rosa Luxemburg propose une analyse politique et sociale de la France. Le parti radical s’appuie sur une base sociale réduite qui ne comprend ni la bourgeoisie ni le prolétariat. En revanche, il peut s’appuyer sur une importante petite bourgeoisie de fonctionnaires et petits propriétaires.

La révolutionnaire évoque la démographie, la structure familiale et la misère sexuelle. « Mais l’abstinence sexuelle forcée d’une grande partie de la classe populaire s’explique plus profondément par les conditions sociales et surtout économiques et matérielles de la nation », observe Rosa Luxemburg. Le capitalisme semble alors conditionner tous les aspects de la vie quotidienne.

 

Les luttes ouvrières demeurent le meilleur moyen de diffuser les idées socialistes. En 1898, Rosa Luxemburg évoque le mouvement des cheminots et sa répression. «Le capital brandit la carotte et le bâton pour ôter aux esclaves du travail toute velléité de faire usage de leurs droits de citoyen à s’organiser et à lutter », observe Rosa Luxemburg. Les syndicalistes révolutionnaires privilégient la propagande pour la grève générale. Mais l’enjeu demeure surtout la création de caisses de solidarité pour organiser la grève générale.

Rosa Luxemburg regrette l’absence d’unité du mouvement ouvrier en France. Aucun parti social-démocrate ne parvient à se former. Mais elle relativise cet aspect. L’unité du socialisme se construit dans la lutte. Ce n’est pas un parti ou une avant-garde qui doit apporter la conscience de classe au prolétariat, mais la lutte. « Ce n’est que sur la haute mer de la vie politique, dans une large lutte contre l’État présent, par l’ajustement de toute la richesse variée à la réalité vivante que l’on peut former le prolétariat et l’éduquer dans le sens de la social-démocratie », souligne Rosa Luxemburg. Contre les anarchistes et les avant-gardes politiques qui privilégient la propagande, elle estime que seule la lutte peut apporter la conscience révolutionnaire au prolétariat. « Et c’est la vie qui lui impose cette orientation avec une force irrésistible », insiste Rosa Luxemburg.

 

 

 

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Contre la participation socialiste au gouvernement

En 1899, Rosa Luxemburg critique la participation d’un ministre socialiste à un gouvernement bourgeois. Cette décision devient pourtant naturelle. En effet, Édouard Bernstein préconise l’intégration progressive du socialisme dans la société bourgeoise. Cette idéologie pense ainsi pouvoir transformer l’État bourgeois en État socialiste par la participation de ministres. Mais cette tactique ne débouche vers aucun véritable changement social. « En effet, que ne saurait réaliser un ministre socialiste en fait de petites améliorations, d’adoucissements et de raccommodage social de toutes sortes ! », ironise Rosa Luxemburg. Cette tactique tente d’aménager le capitalisme plutôt que de le supprimer. Seule la lutte des classes, contre le capitalisme et son État, permet de véritables changements. La social-démocratie doit donc affirmer son autonomie par rapport à la politique bourgeoise pour privilégier la lutte des classes. « Dans la société bourgeoise, la social-démocratie, du fait de son essence même, est destinée à jouer le rôle d’un parti d’opposition ; elle ne peut accéder au gouvernement que sur les ruines de l’État bourgeois », précise Rosa Luxemburg.

La révolutionnaire défend le point de vue de Paul Lafargue. Ce socialiste refuse toute forme de collaboration gouvernementale. Jean Jaurès et les « indépendants » s’apparentent à une bourgeoisie opportuniste éloignée du mouvement ouvrier. « Le ministre socialiste est un homme perdu pour le socialisme, quoi qu’il fasse », affirme au contraire Paul Lafargue.

Rosa Luxemburg semble donc proche du courant de Jules Guesde qui se réfère à un marxisme orthodoxe. Mais la théoricienne observe également les dérives réformistes de ce courant qui finit par abandonner ses principes abstraits pour des succès immédiats.

 

En 1900, la révolutionnaire revient sur la participation socialiste au gouvernement. Rosa Luxemburg comprend bien la nature de l’État bourgeois avec sa bureaucratie qui empêche de réaliser la moindre réforme. Les socialistes, par leur participation à l’État, doivent alors se conformer à cette logique bureaucratique. « L’entrée des socialistes dans un gouvernement bourgeois n’est donc pas, comme on le croit, une conquête partielle de l’État bourgeois par les socialistes, mais une conquête partielle du parti socialiste par l’État bourgeois », observe la révolutionnaire.

Dans le cadre d’un gouvernement bourgeois, les réformes s’apparentent à des demi-mesures, comme l’illustre le bilan du ministre socialiste Millerand. Seule la lutte permet d’imposer de véritables réformes. « Les concessions ne sont faites que sous la pression de la nécessité politique, pour apaiser la classe ouvrière stimulée par le parti socialiste », observe Rosa Luxemburg.

La théorie et la pratique ne doivent pas être séparées. Pour la révolutionnaire les moyens déterminent la fin. La participation ministérielle ne peut pas permettre de changer la société. « Le socialisme, qui a pour mission de supprimer la propriété privée des moyens de production et d’abolir la domination bourgeoise de classes, participe au gouvernement de l’État bourgeois, dont la fonction est de conserver la propriété privée et de perpétuer la domination de la classe bourgeoise », précise Rosa Luxemburg. L’État n’est donc pas un moyen de transformation sociale. Avec la participation de la social-démocratie au pouvoir, la classe ouvrière devient inféodée à la bourgeoisie républicaine. Comme Karl Marx, Rosa Luxemburg insiste sur l’antagonisme entre la bourgeoisie et le prolétariat. Au contraire Jean Jaurès préconise une alliance de la classe ouvrière avec la petite bourgeoisie du parti radical. Les députés socialistes renoncent alors à la lutte des classes « pour se transformer en un groupe parlementaire sans principes, navigant au gré des combinaisons du moment, en un pantin dont les mouvements seraient réglés par les partis bourgeois », raille Rosa Luxemburg. La classe ouvrière doit construire un mouvement autonome en opposition avec toutes les classes bourgeoises.

 

 

 

Une critique radicale de l’État et du capital

Les analyses de Rosa Luxemburg sont confirmées par les faits. Le gouvernement auquel participe Millerand n’est pas plus favorable à la classe ouvrière et le ministre doit être exclu de l’organisation socialiste. Le courant de Jaurès soutien la participation à ce pouvoir républicain à ses débuts. « Cependant le gouvernement bourgeois, en dépit du fait qu’il avait un socialiste en son sein, ne cessa pas d’un être le gouvernement de la violence de classe, d’être une organisation gendarmo-policière de la bourgeoisie contre le prolétariat révolutionnaire, et ne cessa pas, dans tous les domaines de la vie sociale, de servir fidèlement les intérêts de la classe capitaliste », constate Rosa Luxemburg. L’État continue de tirer sur les ouvriers en grève. Le prolétariat s’éloigne alors d’un mouvement socialiste qui cautionne le gouvernement.

Mais, en 1905, le « Parti socialiste » est créé à travers la Section Française de l’Internationale Socialiste (SFIO). Ce mouvement repose sur des bases politiques claires qui semblent désormais exclurent toute participation gouvernementale.

Ce nouveau parti doit favoriser l’autonomie politique de la classe ouvrière. « Or l’unification socialiste, en France comme partout ailleurs, ne doit pas être le couplage mécanique de différentes fractions en une organisation, mais un mouvement vivant et unitaire qui entraîne avec lui l’ensemble du prolétariat dans le grand et puissant fleuve de la lutte des classes », prévient Rosa Luxemburg. LeParti socialiste doit être relié au mouvement ouvrier. A l’intérieur comme à l’extérieur du Parlement cette nouvelle organisation ne doit pas se contenter de devenir une opposition républicaine, mais doit imposer une politique ouvrière révolutionnaire.

 

Cet article insiste sur la dimension libertaire de la pensée de Rosa Luxembourg. Mais la théoricienne conserve certaines ambigüités. Elle dénonce la participation au pouvoir bourgeois au niveau de l’État central, mais pas à l’échelle municipale. Elle défend également la participation au Parlement comme tribune. La révolutionnaire, avant 1905, ne semble pas se rattacher à une pratique de lutte avant de découvrir l’invention par le prolétariat lui-même des soviets et des conseils ouvriers.

Pourtant, la révolutionnaire s’attache déjà à l’auto-organisation du prolétariat dans les luttes. Elle dénonce toutes les formes de bureaucraties, y compris dans l’anarcho-syndicalisme. Elle s’attache à défendre la construction d’un mouvement autonome du prolétariat par rapport à la politique bourgeoise. Karl Korschradicalise cette position. Mais ce même courant révolutionnaire s’attache à penser une conception de la politique qui ne s’enferme pas dans les partis et les syndicats. L’organisation révolutionnaire doit surtout s’appuyer sur la spontanéité et la créativité du prolétariat.

 

Source : Rosa Luxemburg, Le Socialisme en France. Œuvres complètes – Tome III, Edition établie et préfacée par Jean-Numa Ducange, Traduit par Daniel Guérin et Lucie Roignant, Agone & Smolny, 2013

 

Articles liés :

Le marxisme critique de Karl Korsch

Marx, penseur de l’anarchie selon Rubel

Daniel Guérin et le mouvement de 1936

Refus du travail, peresse et oisiveté

La gauche au pouvoir pour servir le capital

 

Pour aller plus loin :

« Le tome 3 des Œuvres complètes de Rosa Luxemburg« , publié sur le site de Critique Sociale le 27 octobre 2013

« Il faut sortir Rosa Luxemburg des facs et autres cimetières« , publié sur le site Vosstanie le 30 octobre 2013

Collectif Smolny / Agone, « Rosa Luxemburg : l’intégrité d’une œuvre« , publié sur le blog des éditions Agone le 4 janvier 2011, Texte initialement paru dansContretemps n°8

 

Vidéo : « Conférence internationale sur Rosa Luxemburg » enregistrée à Paris, Sorbonne, les 04 et 05 octobre 2013 par Les Films de l’An 2

Vidéo : Jean-Numa Ducange, « Le socialisme français vu par Rosa Luxemburg« , diffusée sur le site Comprendre avec Rosa Luxemburg le 19 octobre 2013

 

Rosa Luxemburg (1871-1919) sur le site La Bataille socialiste

Textes de Rosa Luxemburg publiés sur le site de l’Archive internet des marxistes

LU SUR http://zones-subversives.over-blog.com/

Chronologie d’une lutte de logement à Saint-Denis : le collectif Guantanamo

GUANTANAMO… du plus effroyable, de l’inhumain, une prison loin de chez nous… mais suffisamment près pour qu’un collectif d’habitants dionysiens s’identifie à ces « combattants illégaux » par ses conditions de vie : « Pourquoi on s’appelle collectif Guantanamo ? Ça fait dix ans qu’on a choisi ce nom, il est connu depuis longtemps, jusqu’à Paris. On vit ici comme les gens de Guantanamo, on vit dans la misère, on est maltraités. A Guantanamo, il y a de l’eau et des toilettes, nous on en a pas, même si on est libre de sortir. Il y avait de l’eau avant mais la mairie est venue la couper. Alors que tout le monde en a besoin ».

Article paru dans le journal “Dos aux Murs” n°2

Guantanamo versus Saint-Denis : ce sont 25 habitants du 50 rue Gabriel Péri, ils vivent dans cet immeuble depuis plus de dix ans, travaillent, payent des impôts pour certains, s’impliquent dans la ville comme tout un chacun. Comme bon nombre d’habitants du centre ville ancien de Saint-Denis ils sont dans une extrême fragilité sociale et pécuniaire, sans-papiers pour beaucoup, vivent dans un immeuble insalubre.

Le centre-ville de Saint-Denis est la cible depuis 2009 d’un Programme de Rénovation, le PNRQAD (programme national de requalification des quartiers anciens et dégradés). Il s’agit pour les pouvoirs publics (Etat, Mairie, Plaine Commune) de requalifier socialement le centre-ville en prenant le prétexte de l’insalubrité réelle et subie par les habitants actuels pour mener une chasse aux pauvres organisée, puisque l’on rénove pour louer à plus offrant.

La gentrification des quartiers populaires est un processus lent et pernicieux qui relève de facteurs très complexes, lorsque la ville et l’Etat misent sur un programme aussi diablement efficace que le PNRQAD c’est pour accélérer la réussite de transformation sociale des quartiers.

Les habitants du 50 rue Gabriel Péri en font les frais actuellement, mais la liste des habitants dionysiens visés est longue… le PNRQAD fait son travail crasse de fourmis…
L’histoire de la lutte du 50 rue Gabriel Péri commence donc le 31 janvier 2013, jour où séance tenante le conseil municipal intègre l’immeuble au PNRQAD.

Le 11 février 2013, Stéphane Peu -adjoint au maire chargé de l’habitat, chantre de la rénovation urbaine et de la lutte contre l’insalubrité, et qui s’enorgueillit de vouloir éradiquer tous les squatts du centre-ville- signe l’arrêté de péril imminent pour le 50 rue Gabriel Péri.

La mairie n’a daigné contacter les principaux intéressés de ses diverses démarches.
Au même moment, dans la perspective de préparer une manifestation pour le logement à l’occasion de la fin de la trêve hivernale, des militant-e-s libertaires dionysiens de la CGA (coordination des groupes anarchistes) font le tour des immeubles menacés par le PNRQAD et rencontrent les habitants du 50 rue Gabriel Péri.

C’est là que le collectif se constitue, que la lutte prend forme.

Les habitants très lucides sur leur devenir, voyant l’expulsion arriver à très court terme, s’organisent. Dès lors d’avril à juin le collectif Guantanamo 50 rue Gabriel Péri multiplie les actions, les coups de pression, pour visibiliser sa lutte et obtenir un rendez-vous en mairie.

Le 6 avril une première lettre est adressée au maire, les habitants demandent à être reçus autour des revendications suivantes :
– l’ouverture d’un volet social pour tous les habitant-e-s de l’immeuble comme le préconise le PNRQAD.
- le soutien de la mairie pour les démarches auprès de la préfecture pour la régularisation des titres de séjour.

Ils tiennent à ce que ces revendications soient prises en compte pour la totalité des habitant-e-s et souhaitent un dépôt collectif à la sous-préfecture des dossiers pour la régularisation.

A ce stade, le collectif Guantanamo demande des garanties d’obtenir une réponse dans un délai de quinze jours. Le courrier reste sans réponse.

Le samedi 13 avril, toujours dans le cadre d’un rassemblement pour être reçu par le maire, discussion officieuse avec Antoine Bussy (directeur de cabinet du maire), Rose Gomis (élu PS), et Francis Langlade (maire-adjoint). Les élus se dédouanent en insistant sur la régularisation des habitants pour pouvoir renvoyer la balle vers les services préfectoraux. Or pour lancer les démarches de régularisation il faut une attestation de domiciliation au 50 rue Gabriel Péri de tous les habitants, donc c’est le chat qui se mord la queue… c’est symptomatique des luttes de relogement et d’obtention des titres de séjour, où les habitants sont à la merci de ce ping-pong lassant entre mairie et services préfectoraux.

Le 13 avril, lors de la fête des Tulipes, le maire promet un rendez-vous… même promesse que lors d’une démarche quartier à Allende le 26 avril qui suivra …La mairie reste coite toutes grilles fermées lors des prochains rassemblements …

Dimanche 14 avril, les habitants rencontrent au marché Matthieu Hanotin député PS de la 2ème circonscription (Saint-Denis, Pierrefitte et Villetaneuse). Il propose le cas par cas pour l’étude des dossiers. Guantanamo s’y refuse.

A partir du mardi 16 avril, le collectif Guantanamo est surveillé par la police.

Mercredi 24 avril, les rencontres furtives et officieuses sont visiblement le seul médium que connaisse la mairie pour discuter avec ses administrés… ainsi toujours à l’arrachée, le collectif rencontre Antoine Bussy et Bally Bagayoko qui affirment qu’aucun volet social ne serait ouvert, sans tenir compte du fait que le processus du PNRQAD implique un relogement des habitants et une prise en charge sociale des expulsés… Cette position intransigeante de la mairie est incompréhensible car dans d’autres luttes similaires le volet social était ouvert de facto, ce traitement de défaveur appliqué aux habitants de Guantanamo est un non-sens et une régression… La mairie elle-même se prend les pieds dans le tapis de ses contradictions car Bally Bagayoko pensait initialement que la prise en charge sociale avait été lancée dès la signature de l’arrêté d’évacuation des lieux….

Dès lors la communication est coupée…

Pourtant les habitants ne cessent de relancer la mairie sur les mêmes bases revendicatives.

Le jeudi 25 avril, silence radio, le conseil municipal se tient à huis clos. Le collectif Guantanamo est persona non grata. Une nouvelle lettre est remise par grille interposée à Antoine Bussy, voilà la seule marge de dialogue proposée… et l’on renvoie une nouvelle fois Guantanamo vers les services préfectoraux !

Ainsi la mairie ne prend pas ses responsabilités et refuse catégoriquement ce qui est dû :

« la ville de Saint-Denis, et les maîtres d’ouvrage concernés […] s’engagent à : Assurer des relogements de qualité prenant en compte les besoins […] des ménages concernés par les opérations de recyclage foncier » c’est stipulé article 11 p.32 de la convention du PNRQAD du centre ville de Saint-Denis.

52 millions d’euros ont été alloués par l’Etat à la ville pour la mise en oeuvre du PNRQAD. Quel est le budget prévu pour le relogement des habitants expulsés ? Si ces dossiers de relogement sont traités au rapport de force entre mairie et habitants les plus fragiles, il est légitime de se questionner sur l’utilisation de ces fonds et plus largement sur les ficelles administratives du PNRQAD traitées à l’emporte-pièce… 240 appartements sont concernés, c’est beaucoup alors on tire dans le tas… et pas de détail pour les plus précaires…

Tout est bon pour se dédouaner. Le 2 mai, dans un courrier à la sous-préfète, Didier Paillard qualifie les habitants du 50 rue Gabriel Péri d’“occupants”, leur niant une présence décennale dans l’immeuble et la qualité d’habitants “de facto”.

Lundi 27 mai, une manifestation est organisée à l’appel de divers collectifs d’habitants mal-logés (des habitants du 39 et 76 rue Gabriel Péri, de la cité Saint-Rémy Nord). Y répondent de nombreux-euses militant-e-s défenseurs-euses des mal-logé-e-s, des collectifs dionysiens, des organisations politiques et syndicales. Cette manifestation a pour but de réunir largement autour de la question du mal-logement. Deux points cruciaux marquent le parcours de la manifestation : la préfecture où la porte est close et où le rendez-vous pris en amont reste sans suite, et la mairie.

Sur le parvis de la mairie c’est petits-fours sans fausse pudeur, on y inaugure une expo photos sans intérêt, le maire est présent. Ce n’était absolument pas programmé mais l’occasion de lui parler est ici toute trouvée, mais le maire fuit la discussion une nouvelle fois en s’esquivant dans la mairie ! Pour une fois que les grilles ne sont pas fermées des manifestant-e-s s’engouffrent dans le hall slogans et danses en avant demandant un rendez-vous… M.Langlade nous dit que les conditions favorables à un dialogue ne sont pas réunies…

Au bout d’une heure la police nationale expulse à la demande du maire, à coups de poing, matraque, tasers de contact, gaz lacrymo, sous la menace de flashballs braqués au niveau des têtes. Les notables dionysiens venus s’empiffrer de chips restent cois et inertes sur le parvis.

Bilan : des ITT pour deux militants, coups au visage… dépôt de plainte à l’IGPN…

Le mercredi suivant, dans le Journal de Saint-Denis, un communiqué de la mairie traite l’évènement sous l’angle du mensonge et de la calomnie, un démenti est envoyé en retour…

Le vendredi 7 juin 8h40. L’expulsion est imminente. La police est présente et a barricadé la rue et sous le regard des passants, des voisins, des enfants qui partent à l’école, déloge les habitants qui avaient décidé de ne pas résister. Des personnes solidaires sont présentes. Stéphane Peu promet un rendez-vous un peu plus tard dans la matinée… du vent …

La nuit du 7 au 8 juin se passe sous les tentes installées au pied de la basilique pour le prestigieux festival de musique classique que la ville organise. La mairie n’a pas tardé à envoyer les flics pour expulser à nouveau… Ils étaient plus de vingt à venir dégager le collectif le samedi 8 vers 20h…

La mairie non contente d’expulser, traque…

Un périmètre de sécurité autour des tentes est alors installé avec un dispositif de surveillance permanent.

Du 8 au 18 juin les habitants occupent le parvis de l’hôtel de ville ou plus précisément ont occupé le parvis en lui-même du 8 au 10 juin et en ont été chassés toujours par les forces de l’ordre demandées par la mairie. Ce sont les habitants qui ont décidé de poursuivre l’occupation du périmètre du parvis, et 8 interventions policières ont été essuyées depuis… Les occupations du parvis de l’hôtel de ville pour ces mêmes motifs sont fréquentes à Saint-Denis mais il n’est pas souhaitable que cette solution perdure davantage. La mairie n’a montré aucun signe ou de si minces volontés de dialogue que les solutions sont à trouver ailleurs que dans leur “pouvoir salvateur”.

13 juin, le collectif Guantanamo n’est plus tout seul devant la mairie, le squat du 103 rue Gabriel Péri a aussi été expulsé, même modus operandi. Ils sont une quinzaine à rejoindre la lutte.

Vendredi 14 juin le collectif Guantanamo après une semaine passée à la rue et 4 mois de lutte est reçu par la mairie et ce n’est pas trop tôt !

Est présente une délégation formée de 5 mandatés pour les habitants et de 5 mandatés soutiens, côté mairie : Didier Paillard, Stéphane Peu, Antoine Bussy, Michel Ribay. La réunion fut mitigée à tendance positive, on ne peut être dithyrambiques et satisfait-e-s, les élus acceptent d’ouvrir le volet social (bons princes, c’est la condition sine qua non à l’expulsion prévue par le PNRQAD… donc on obtient juste le dû…), ils établiront une liste des habitants du 50 rue Gabriel Péri et ils appuieront les démarches (ça ne relève que d’un cursus normal mais on note un semblant de prise de responsabilité).

Dans des luttes précédentes l’appui de la mairie pour le volet social a été certes symboliquement important et pour cela il est à saluer mais prosaïquement il ne consistait qu’en un simple parrainage pour un accès au 115 pas même facilité, un jeu de l’assistanat et de la bonne conscience.

Pour le volet du relogement la réunion est moins fructueuse, puisque rien de concret n’est proposé… et il est confirmé au collectif que l’occupation du parvis est proscrite… en d’autres termes… « soyez invisibles ! »

Le rendez-vous avec la mairie était attendu de longue date et arrive comme un signe d’ouverture pour initier un dialogue, mais ne nous y trompons pas ce rendez-vous signe surtout une volonté de la mairie de reprendre la main sur les événements et de les formaliser à son avantage en recadrant cette lutte dans un schéma qu’elle connaît ; en institutionnalisant le rapport de force.

16-17 juin, la mairie fait surveiller en permanence les alentours du parvis par la société de sécurité “1ère ligne”. Elle pousse aussi la mesquinerie à barricader le périmètre de la mairie pour réduire les espaces investis par le collectif, à envoyer la police pour intimider, confisquer les effets personnels pour désorganiser la lutte et la vie qui s’est bâtie autour du campement de Guantanamo.

Le 19 juin, dans un communiqué puant, la mairie justifie toujours l’expulsion sans relogement et renvoie toujours la balle à la préfecture.

Le 19 juin bis, dans un article du Journal de Saint-Denis, Patrick Vassallo commente l’expulsion du 103 rue Gabriel Péri : insalubrité, marchands de sommeils, abandons des lieux par des propriétaires irresponsables sont invoqués dans une musique justificatrice savamment huilée. En somme, la mairie se blanchit médiatiquement sur le dos de l’insalubrité, oublie de dire qu’elle est responsable d’avoir laisser pourrir les immeubles délabrés pendant des années. Dans cet article il n’est absolument pas question du devenir des habitants, encore moins de leur relogement… la ville et Plaine Commune sont bien trop occupées à opérer des tractations financières avec des opérateurs immobiliers charognards.

20-25 juin, avec le recul de quelques jours et les procédures de “domiciliation” qui ont débuté, le collectif se rend compte que la mairie n’a en effet rien donné sur ce volet revendicatif non plus… On est loin de ce qui avait été demandé : la mairie s’engage à domicilier à son adresse les habitants sans logis mais ne leur reconnait pas le titre d’habitants du 50 rue Gabriel Péri …Ainsi, si on fait le compte, la mairie n’a rien lâché sur les revendications de départ, RIEN DU TOUT… Le dialogue initié le 14 juin est resté sans suites : l’appel téléphonique pour discuter du relogement comme promis est toujours attendu … difficile d’imposer à présent l’idée que la mauvaise volonté vient du collectif…

Mais malgré tout cela les habitants restent cramponnés à leurs revendications, ne cessent de s’organiser pour lutter. Depuis le départ le cadre de la lutte est souhaité comme unitaire, Guantanamo souhaite rallier un large spectre de soutiens tout en gardant un fonctionnement auto-organisé et indépendant. C’est un exercice très acrobatique et assez difficile à installer dans un cadre unitaire, à l’image des rangs clairsemés qui se retrouvent auprès du collectif actuellement. Néanmoins pour qui connaît les luttes autour des questions de sans-papiers et mal-logés – qui bien souvent tournent à l’assistanat, aux rapports paternalistes entre “soutiens” et premiers concernés – se rendra facilement compte que dans le cas précis on en est bien loin. A l’image des multiples communiqués du collectif, relayant directement la parole des habitants, relatant avec vigueur et sans grands discours la réalité de cette lutte semaine après semaine…

Mais attention aussi inédite que soit la qualité des rapports humains dans cette lutte, aussi lucides et combatifs que soient les expulsés du 50 et du 103 rue Gabriel Péri ce serait franchement dommage que la lutte s’essouffle et s’enlise dans un campement s’éternisant comme vitrine institutionnalisée de la lutte du mal-logement, dans un paysage dionysien trop habitué à ce folklore.

P.-S.

À lire, le blog du collectif Plaie Commune : http://plaiecommune.noblogs.org

“Environ 200 hooligans sympathisants fascistes ont attaqué notre squat avec des pierres et des coktails molotov. Ils ont essayé d’y pénétrer mais nous avons réussi à les repousser”


 Plusieurs dizaines de milliers de personnes ont manifesté lundi à Varsovie à l’appel de l’extrême droite, à l’occasion de la fête de l’Indépendance de la Pologne célébrée le 11 novembre. Selon les organisateurs, environ 50.000 personnes ont participé à cette manifestation.

La police, elle, n’a pas donné de chiffre. La mairie de Varsovie a décidé de dissoudre cette marche peu avant son terme, à la suite d’incidents provoqués par des groupes de jeunes en cagoules, dont certains arboraient les symboles de clubs polonais de football.

Les manifestants ont notamment attaqué un squat occupé par l’extrême gauche, endommagé plusieurs voitures, et brûlé sur une place centrale de la capitale une installation artistique représentant un grand arc-en-ciel en fleurs de papier et symbolisant la tolérance. “Environ 200 hooligans sympathisants fascistes ont attaqué notre squat avec des pierres et des coktails molotov. Ils ont essayé d’y pénétrer mais nous avons réussi à les repousser”, a dit à l’AFP un jeune résidant de ce squat portant un masque de ski et refusant de donner son nom. Les manifestants ont également attaqué la police à coups de jets de pierres et de bouteilles.

La police répondu par des gaz lacrymogènes et tirs de balles en caoutchouc. Quatre policiers ont été hospitalisés, alors qu’une quinzaine de personnes ont été arrêtées, selon le porte-parole de la police Mariusz Sokolowski. La manifestation était organisée à l’appel d’organisations d’extrême droite non représentées au Parlement. Les manifestants ont notamment réclamé la démission du gouvernement libéral de Donald Tusk.Dans toute la Pologne, des cérémonies officielles se sont déroulées pour marquer le 95e anniversaire du retour à l’indépendance du pays.

La Pologne a retrouvé son indépendance le 11 novembre 1918 après avoir été rayée de la carte de l’Europe par la Russie, la Prusse et l’Autriche-Hongrie qui se sont partagés son territoire à la fin du XVIIIe siècle. En début d’après-midi, une marche, organisée par le président Bronislaw Komorowski, a rassemblé des milliers de personnes dans le centre de Varsovie. L’oposition, le parti conservateur Droit et Justice de Jaroslaw Kaczynski a, elle, organisé ses propres célébrations de l’anniversaire de l’indépendance à Cracovie.

AFP

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Monique Pinçon-Charlot : « La violence des riches atteint les gens au plus profond de leur esprit et de leur corps »

PAR AGNÈS ROUSSEAUX 5 NOVEMBRE 2013

Qui sont les riches aujourd’hui ? Quel impact ont-ils sur la société française ? Pour la sociologue Monique Pinçon-Charlot, les riches font subir au reste de la société une violence inouïe. Une violence banalisée grâce à un renversement du langage : les riches seraient des victimes, menacées par l’avidité du peuple. Elle dénonce un processus de déshumanisation, une logique de prédation, une caste qui casse le reste de la société. Et invite à organiser une « vigilance oligarchique » : montrer aux puissants que leur pouvoir n’est pas éternel.

Basta ! : Qu’est-ce qu’un riche, en France, aujourd’hui ?

Monique Pinçon-Charlot [1] : Près de 10 millions de Français vivent aujourd’hui en-dessous du seuil de pauvreté. Celui-ci est défini très précisément. Mais il n’existe pas de « seuil de richesse ». C’est très relatif, chacun peut trouver que son voisin est riche. Et pour être dans les 10 % les plus riches en France, il suffit que dans un couple chacun gagne 3000 euros.

Nous nous sommes intéressés aux plus riches parmi les riches. Sociologiquement, le terme « riche » est un amalgame. Il mélange des milieux très différents, et regroupe ceux qui sont au top de tous les univers économiques et sociaux : grands patrons, financiers, hommes politiques, propriétaires de journaux, gens de lettres… Mais nous utilisons délibérément ce terme. Car malgré son hétérogénéité, ces « riches » sont une « classe », mobilisée pour la défense de ses intérêts. Et nous voulons aujourd’hui contribuer à créer une contre-offensive dans cette guerre des classes que mènent les riches et qu’ils veulent gagner.

Pourquoi est-il si difficile de définir cette classe ?

La richesse est multidimensionnelle. Bourdieu parlait très justement de capital – capital économique, culturel, symbolique –, c’est ce qui donne du pouvoir sur les autres. A côté de la richesse économique, il y a la richesse culturelle : c’est le monde des musées, des ventes aux enchères, des collectionneurs, des premières d’opéra… Jean-Jacques Aillagon, président du comité des Arts décoratifs, vient d’être remplacé par un associé-gérant de la banque Lazard. Dans l’association des amis de l’Opéra, on retrouve Maryvonne Pinault (épouse de François Pinault, 6ème fortune de France), Ernest-Antoine Seillière (ancien président du Medef, 37ème fortune de France avec sa famille) [2]…

A cela s’ajoute la richesse sociale, le « portefeuille » de relations sociales que l’on peut mobiliser. C’est ce qui se passe dans les cercles, les clubs, les rallyes pour les jeunes. Cette sociabilité mondaine est une sociabilité de tous les instants : déjeuners, cocktails, vernissages, premières d’opéra. C’est un véritable travail social, qui explique la solidarité de classe. La quatrième forme est la richesse symbolique, qui vient symboliser toutes les autres. Cela peut être le patronyme familial : si vous vous appelez Rothschild, vous n’avez pas besoin d’en dire davantage… Cela peut être aussi votre château classé monument historique, ou votre élégance de classe.

Il existe aussi une grande disparité entre les très riches…

Bernard Arnault, propriétaire du groupe de luxe LVMH, est en tête du palmarès des grandes fortunes professionnelles de France, publié chaque année par la revueChallenges. Il possède 370 fois la fortune du 500ème de ce classement. Et le 501ème est encore très riche ! Comparez : le Smic à 1120 euros, le revenu médian à 1600 euros, les bons salaires autour de 3000 euros, et même si on inclut les salaires allant jusque 10 000 euros, on est toujours dans un rapport de 1 à 10 entre ces bas et hauts salaires. Par comparaison, la fortune des plus riches est un puits sans fond, un iceberg dont on ne peut pas imaginer l’étendue.

Malgré l’hétérogénéité de cette classe sociale, les « riches » forment, selon vous, un cercle très restreint.

On trouve partout les mêmes personnes dans une consanguinité tout à fait extraordinaire. Le CAC 40 est plus qu’un indice boursier, c’est un espace social. Seules 445 personnes font partie des conseils d’administration des entreprises du CAC 40. Et 98 d’entre eux détiennent au total 43 % des droits de vote [3] ! Dans le conseil d’administration de GDF Suez, dont l’État français possède 36 % du capital, il y a des représentants des salariés. Ceux-ci peuvent être présents dans divers comités ou commissions, sauf dans le comité des rémunérations. Cela leur est interdit. Qui décide des rémunérations de Gérard Mestrallet, le PDG ? Jean-Louis Beffa, président de Saint-Gobain, notamment. C’est l’entre-soi oligarchique.

Cela semble si éloigné qu’on peut avoir l’impression de riches vivant dans un monde parallèle, sans impact sur notre vie quotidienne. Vous parlez à propos des riches de « vrais casseurs ». Quel impact ont-ils sur nos vies ?

Avec la financiarisation de l’économie, les entreprises sont devenues des marchandises qui peuvent se vendre, s’acheter, avec des actionnaires qui exigent toujours plus de dividendes. Selon l’Insee, les entreprises industrielles (non financières) ont versé 196 milliards d’euros de dividendes en 2007 contre 40 milliards en 1993. Vous imaginez à quel niveau nous devons être sept ans plus tard ! Notre livre s’ouvre sur une région particulièrement fracassée des Ardennes, avec l’histoire d’une entreprise de métallurgie, qui était le numéro un mondial des pôles d’alternateur pour automobiles (les usines Thomé-Génot). Une petite entreprise familiale avec 400 salariés, à qui les banques ont arrêté de prêter de l’argent, du jour au lendemain, et demandé des remboursements, parce que cette PME refusait de s’ouvrir à des fonds d’investissement. L’entreprise a été placée en redressement judiciaire. Un fonds de pension l’a récupéré pour un euro symbolique, et, en deux ans, a pillé tous les savoir-faire, tous les actifs immobiliers, puis fermé le site. 400 ouvriers se sont retrouvés au chômage. C’est un exemple parmi tant d’autres ! Si vous vous promenez dans les Ardennes aujourd’hui, c’est un décor de mort. Il n’y a que des friches industrielles, qui disent chaque jour aux ouvriers : « Vous êtes hors-jeu, vous n’êtes plus rien. On ne va même pas prendre la peine de démolir vos usines, pour faire des parcs de loisirs pour vos enfants, ou pour planter des arbres, pour que vous ayez une fin de vie heureuse. Vous allez crever. »

Comment s’exerce aujourd’hui ce que vous nommez « la violence des riches » ?

C’est une violence inouïe. Qui brise des vies, qui atteint les gens au plus profond de leur corps, de leur estime, de leur fierté du travail. Être premier dans les pôles d’alternateur pour automobiles, c’est faire un travail de précision, c’est participer à la construction des TGV, à l’une des fiertés françaises. Casser cela est une violence objective, qui n’est ni sournoise ni cachée, mais qui n’est pas relayée comme telle par les politiques, par les médias, par ces chiens de garde qui instillent le néolibéralisme dans les cerveaux des Français. Pour que ceux-ci acceptent que les intérêts spécifiques des oligarques, des dominants, des riches, deviennent l’intérêt général.

Comment cette violence objective se transforme-t-elle en assujettissement ?

C’est une forme d’esclavage dans la liberté. Chacun est persuadé qu’il est libre d’organiser son destin, d’acheter tel téléphone portable, d’emprunter à la banque pendant 30 ans pour s’acheter un petit appartement, de regarder n’importe quelle émission stupide à la télévision. Nous essayons de montrer à quel système totalitaire cette violence aboutit. Un système totalitaire qui n’apparaît pas comme tel, qui se renouvelle chaque jour sous le masque de la démocratie et des droits de l’homme. Il est extraordinaire que cette classe, notamment les spéculateurs, ait réussi à faire passer la crise financière de 2008 – une crise financière à l’état pur – pour une crise globale. Leur crise, est devenue la crise. Ce n’est pas une crise, mais une phase de la guerre des classes sans merci qui est menée actuellement par les riches. Et ils demandent au peuple français, par l’intermédiaire de la gauche libérale, de payer. Et quand on dit aux gens : « Ce n’est quand même pas à nous de payer ! », ils répondent : « Ah, mais c’est la crise »

Pourquoi et comment les classes populaires ont-elles intégré cette domination ?

C’est une domination dans les têtes : les gens sont travaillés en profondeur dans leurs représentations du monde. Cela rend le changement difficile, parce qu’on se construit en intériorisant le social. Ce que vous êtes, ce que je suis, est le résultat de multiples intériorisations, qui fait que je sais que j’occupe cette place-là dans la société. Cette intériorisation entraîne une servitude involontaire, aggravée par la phase que nous vivons. Avec le néolibéralisme, une manipulation des esprits, des cerveaux, se met en place via la publicité, via les médias, dont les plus importants appartiennent tous à des patrons du CAC 40.

Sommes-nous prêts à tout accepter ? Jusqu’où peut aller cette domination ?

Dans une chocolaterie qu’il possède en Italie, le groupe Nestlé a proposé aux salariés de plus de cinquante ans de diminuer leur temps de travail [4], en échange de l’embauche d’un de leurs enfants dans cette même entreprise. C’est une position perverse, cruelle. Une incarnation de ce management néolibéral, qui est basé sur le harcèlement, la culpabilisation, la destruction. Notre livre est un cri d’alerte face à ce processus de déshumanisation. On imagine souvent que l’humanité est intemporelle, éternelle. Mais on ne pense pas à la manipulation des cerveaux, à la corruption du langage qui peut corrompre profondément la pensée. Le gouvernement français pratique la novlangue : « flexi-sécurité » pour ne pas parler de précarisation, « partenaires sociaux » au lieu de syndicats ouvriers et patronat, « solidarité conflictuelle ». Le pouvoir socialiste pratique systématiquement une pensée de type oxymorique, qui empêche de penser. Qui nous bloque.

Les riches entretiennent une fiction de « surhommes » sans qui il n’y aurait pas travail en France, estimez-vous. Menacer les riches signifie-t-il menacer l’emploi ?

Cette menace est complètement fallacieuse. Dans la guerre des classes, il y a une guerre psychologique, dont fait partie ce chantage. Mais que les riches s’en aillent ! Ils ne partiront pas avec les bâtiments, les entreprises, les autoroutes, les aéroports… Quand ils disent que l’argent partira avec eux, c’est pareil. L’argent est déjà parti : il est dans les paradis fiscaux ! Cette fiction des surhommes fonctionne à cause de cet assujettissement, totalitaire. Quand on voit le niveau des journaux télévisés, comme celui de David Pujadas, il n’y a pas de réflexion possible. En 10 ans, les faits divers dans les JT ont augmenté de 73 % !

Certains se plaignent d’une stigmatisation des « élites productives ». Les riches ont-ils eux aussi intériorisé ce discours, cette représentation ?

Notre livre s’ouvre sur une citation extraordinaire de Paul Nizan [5] : « Travaillant pour elle seule, exploitant pour elle seule, massacrant pour elle seule, il est nécessaire [à la bourgeoisie] de faire croire qu’elle travaille, qu’elle exploite, qu’elle massacre pour le bien final de l’humanité. Elle doit faire croire qu’elle est juste. Et elle-même doit le croire. M. Michelin doit faire croire qu’il ne fabrique des pneus que pour donner du travail à des ouvriers qui mourraient sans lui ». C’est pour cela que cette classe est tout le temps mobilisée : les riches ont sans cesse besoin de légitimer leur fortune, l’arbitraire de leurs richesses et de leur pouvoir. Ce n’est pas de tout repos ! Ils sont obligés de se construire en martyrs. Un pervers narcissique, un manipulateur, passe en permanence du statut de bourreau à celui de victime, et y croit lui-même. C’est ce que fait l’oligarchie aujourd’hui, par un renversement du discours économique : les riches seraient menacées par l’avidité d’un peuple dont les coûts (salaires, cotisations…) deviennent insupportables. On stigmatise le peuple, alors que les déficits et la dette sont liés à la baisse des impôts et à l’optimisation fiscale.

Depuis que le parti socialiste est au pouvoir, qu’est-ce qui a changé ? Y a-t-il eu des améliorations concernant cette violence des riches que vous dénoncez ?

On ne peut pas parler d’amélioration : nous sommes toujours dans un système oligarchique. Nos dirigeants sont tous formés dans les mêmes écoles. Quelle différence entre Dominique Strauss-Kahn et Nicolas Sarkozy ? Je ne suis pas capable de vous le dire. L’histoire bégaye. Un exemple : le secrétaire général adjoint de l’Élysée est actuellement Emmanuel Macron, qui arrive directement de la banque d’affaires Rothschild. Sous Nicolas Sarkozy, ce poste était occupé par François Pérol, qui venait aussi de chez Rothschild. Les banques Lazard et Rothschild sont comme des ministères bis [6] et conseillent en permanence le ministre de l’Économie et des Finances. La mission de constituer la Banque publique d’investissement (BPI) a été confiée par le gouvernement à la banque Lazard… Et la publicité sur le crédit d’impôt lancé par le gouvernement a été confiée à l’agence Publicis. Qui après avoir conseillé Nicolas Sarkozy conseille maintenant Jean-Marc Ayrault. On se moque de nous !

Pierre Moscovici et François Hollande avait promis une loi pour plafonner les salaires de grands patrons [7]. Ils y ont renoncé. Pierre Moscovici a annoncé, sans rire, qu’il préférait « l’autorégulation exigeante ». Des exemples de renoncement, nous en avons à la pelle ! Le taux de rémunération du livret A est passé de 1,75 % à 1,25 %, le 1er août. Le même jour, Henri Emmanuelli, président de la commission qui gère les livrets A [8], a cédé au lobby bancaire, en donnant accès aux banques à 30 milliards d’euros supplémentaires sur ces dépôts. Alors qu’elles ont déjà reçu des centaines de milliards avec Nicolas Sarkozy ! Elles peuvent prêter à la Grèce, au Portugal, avec un taux d’intérêt de 8 ou 10 %… Avec le crédit d’impôt pour la compétitivité et l’emploi (CICE), entré en vigueur le 1er janvier 2013, c’est encore 20 milliards d’euros de recettes fiscales en moins chaque année, offerts aux entreprises, et qui plombent le déficit public de façon absolument considérable.

Le Front national a un discours virulent contre les « élites » françaises. N’avez-vous pas peur que votre analyse soit récupérée par l’extrême-droite ?

Nous ne disons pas que les politiques sont « tous pourris », comme le fait le FN. Nous proposons une analyse en terme de classes, pour donner à voir des mécanismes sociaux. Nous cherchons à dévoiler le fonctionnement de cette caste qui casse le reste de la société, dans une logique de prédation qui va se poursuivre dans une spirale infernale. Le Front National désigne comme bouc émissaire l’immigré ou le Rom, donnant en pâture ce qui est visible. Le Rom est d’ailleurs devenu un bouc émissaire transversal à l’échiquier politique, depuis la gauche libérale avec Manuel Valls jusqu’au Front National. Si on doit pointer précisément un responsable à la situation actuelle, c’est plutôt une classe sociale – les riches – et un système économique, le néolibéralisme. Puisqu’il faut des formules fortes : le banquier plutôt que l’immigré !

Vous parlez dans votre ouvrage d’une guerre des classes qui n’est pas sans visage. N’y a-t-il pas un enjeu justement à « donner des visages » à cette classe, comme vous le faites ?

C’est une nécessité absolue. Il faut s’imposer d’acheter chaque année ce bijou sociologique qu’est le palmarès du magazine Challenges. Et s’efforcer d’incarner, de mettre des visages sur cette oligarchie… C’est une curiosité nécessaire, les gens doivent être à l’affût de cette consanguinité, de cette opacité, de la délinquance financière. Nos lecteurs doivent se servir de notre travail pour organiser une « vigilance oligarchique » : montrer aux puissants que leur pouvoir n’est pas éternel, empêcher ce sentiment d’impunité qu’ils ont aujourd’hui, car ils savent que personne n’ira mettre son nez dans leurs opérations financières totalement opaques.

Nous avons aussi expérimenté des visites ethnographiques dans les quartiers riches, pour vaincre nos « timidités sociales ». Se promener dans les beaux quartiers, leurs cinémas, leurs magasins, leurs cafés, est un voyage dans un espace social. Il faut avoir de l’humilité pour accepter d’être remis à sa place, ne pas se sentir à l’aise, se sentir pauvre car vous ne pouvez pas vous payer une bière à six euros. Mais c’est une expérience émotionnelle, existentielle, qui permet des prises de conscience. Une forme de dévoilement de cette violence de classe.

Propos recueillis par Agnès Rousseaux

(@AgnesRousseaux)

Photo de une : complexe de Paraisópolis, à proximité d’une favela, au sud de São Paulo (Brésil) / Tuca Vieira

A lire : Monique Pinçon-Charlot et Michel Pinçon, La violence des riches, Chronique d’une immense casse sociale, Éditions Zones / La découverte, 2013, 256 pages, 17 euros.

Notes

[1] Monique Pinçon-Charlot est sociologue, ancienne directrice de recherche au CNRS. Elle a notamment publié avec Michel Pinçon Les Ghettos du Gotha. Comment la bourgeoisie défend ses espaces (Le Seuil, 2007), et Le Président des riches. Enquête sur l’oligarchie dans la France de Nicolas Sarkozy (Zones/La Découverte, Paris, 2010).

[2] Pour plus d’information sur ce sujet, voir la liste des personnalités qui siègent dans les conseils d’administration des grands musées.

[3] Chiffres établis par le mensuel Alternatives économiques.

[4] De quarante à trente heures par semaine avec simultanément une baisse de salaire de 25 % à 30 %.

[5] Paul Nizan, Les Chiens de garde, 1932

[6] Voir Ces messieurs de Lazard, par Martine Orange, éd. Albin Michel, 2006

[7] Comme cela a été fait pour les grands patrons du secteur public qui ne peuvent plus être payés plus que 20 fois la moyenne des salaires de l’entreprise.

[8] Commission de surveillance de la Caisse des dépôts et consignations

lu sur http://www.bastamag.net